mardi 25 décembre 2018

La Sapienza

Acte I. (L'épisode Gilets jaunes a remis au goût du jour ces vieilles divisions du théâtre classique, profitons-en). Je me replonge dans L'art de la mémoire de Frances A. Yates, au chapitre VII, Le Théâtre de Camillo et la Renaissance italienne. Et j'enchaîne avec le chapitre suivant, Le lullisme  comme art de la mémoire. Le lullisme, c'est-à-dire le mouvement de pensée initié par Raymond Lulle (Ramon Llul en catalan), né aux environs de 1235 à Majorque, île à l'époque placée à la croisée des trois cultures, chrétienne, juive et arabe. Sénéchal et troubadour, il a la trentaine passée une illumination sur le mont Randa, où il affirme avoir eu durant cinq nuits consécutives des visions du Christ en croix. Il vend alors ses biens, quitte sa famille et se consacre à un triple projet : "écrire des livres dénonçant les erreurs des infidèles ; fonder des collèges pour l'enseignement des langues en vue de la prédication ; évangéliser les musulmans."(Louis Sala-Molins, Encyclopaedia Universalis) Et des livres, Lulle en écrivit beaucoup, presque trois cents, en arabe, en latin mais aussi en catalan, dont les thèmes "vont du roman à la mystique, en passant par les sciences, la logique, la philosophie, la théologie, l'ascétique, la lutte contre l'averroïsme, la croisade, la pédagogie, la politique, le droit."

Raymond Lulle (gauche) et Thomas le Myésier (droite) :in Electorium parvum seu breviculum (vers 1321) - Wikipedia
"Par l'un de ses aspects, l'Art de Lulle, écrit Frances A. Yates, est un art de la mémoire. Les attributs divins qui en sont la base se disposent d'eux-mêmes selon une structure trinitaire à travers laquelle l'Art devenait, aux yeux de Lulle, un reflet de la Trinité ; et il pensait que l'Art devait être utilisé par les trois facultés de l'âme, que saint  Augustin définit comme le reflet de la Trinité en l'homme. En tant qu'intellectus, c'était un art qui permettait de connaître ou de découvrir la vérité ; en tant que voluntas, c'était un art qui permettait d'entraîner la volonté à l'amour de la vérité ; en tant que memoria, c'était un art de la mémoire qui permettait de se rappeler la vérité."(p. 189)

Acte II. 22 heures. J'interromps ma lecture pour regarder Des livres § vous, l'émission d'Adèle Van Reeth sur LCP. La semaine dernière c'était Jean-Luc Mélenchon et l'historien Gérard Noiriel qui étaient invités, mais cette fois-ci place au théâtre avec Georges Forestier, auteur d'une nouvelle biographie de Molière, Agathe Sanjuan, conservateur de la bibliothèque de la Comédie Française et Stéphane Braunschweig, directeur du théâtre de l’Odéon et metteur en scène de L'école des femmes. La discussion est tout à fait intéressante, mais ce qui va être déterminant pour moi c'est cette séquence de la fin de l'émission où les invités présentent trois livres de chevet. Et Georges Forestier propose alors un essai de celui que je connaissais surtout comme cinéaste, Eugène Green : Shakespeare ou la lumière des ombres.


Acte III. Je me souviens que sur Mubi je dispose d'un film d'Eugène Green, La Sapienza. Que la plateforme présente ainsi : "L’unique Eugène Green (Le monde vivant, Le fils de Joseph) part à la recherche du concept de sapience jusqu’en Italie, dans ce drame sage et mélancolique. Une ode à l’architecture baroque et à une ancienne civilisation. Avec l’acteur belge Fabrizio Rongione, régulier chez les frères Dardenne."


De fait, jusqu'à ce jour, je suis passé à côté du cinéma d'Eugène Green. J'ai le pressentiment que l'heure est venue de franchir le pas. Je pars donc pour une heure cinquante de quête tout à la fois fiévreuse et tranquille. Et les signes vont s'accumuler. C'est Molière tout d'abord qui est cité dans le film, lors d'une conversation entre Christelle Prot et Arianna Nastro portant sur Le malade imaginaire.


Et puis il y a les fantômes. Rappelez-vous cet article auquel m'avait conduit la recherche sur L'invention du fils de Leoprepes, de Jacques Roubaud, D’après mémoire. Les proses fantômes de Jacques Roubaud, de Nathalie Koble et Mireille Séguy. Dès l'introduction, il est question de "principes qui empruntent en grande partie à la memoria médiévale et à la conception augustinienne du fantôme comme double. En s’attachant essentiellement aux textes roubaldiens en prose, nous voudrions ici identifier quelques lignes de crête de cette entreprise littéraire singulière, qui non seulement travaille avec les fantômes (pour eux et contre eux), mais aussi les suscite, dans le jeu, la mélancolie et la résistance." Je ne veux pas ici reprendre - ce serait trop long - la réflexion des auteures, deux autres citations, assez longues, je m'en excuse, suffiront, je pense, à montrer l'importance du thème :
"Le mode de présence en absence de la bibliothèque de Warburg se donne ainsi comme le négatif de celui des textes fantômes qui hantent les livres de Roubaud : si ces textes n’existent pas dans le monde réel, ils auront cependant pu être grâce à l’existence fictive qu’il leur donne ; la bibliothèque de Warburg existe bien quant à elle, mais n’aura pas été présente dans son œuvre. C’est précisément cette présence négative, deuil d’une existence possible, qui fait de la bibliothèque de Warburg et de son Atlas – que son concepteur présentait comme une « histoire de fantômes pour grandes personnes » – le spectre familier qui hante avec insistance l’ensemble de cet immense édifice à courants d’air qu’est ‘le grand incendie de londres’."
"Dans le sillage des mnémonistes médiévaux, Jacques Roubaud a non seulement retenu des textes devenus fantômes dans sa mémoire, mais il s’est aussi servi de ces mains mnémoniques pour composer d’autres textes, à partir de ceux qu’il a mémorisés, fragmentés et « manipulés », ou bien à partir de ses propres écrits, devenus fantômes de sa mémoire. Comme nous le révèle notamment la toute dernière branche du grand incendie, la plus grande partie de l’écriture du cycle en prose, de la branche I au début de la branche V, a été en effet conditionnée et contrainte par l’usage de ces mains mémorielles, doubles des mains réelles du prosateur. Le procédé d’écriture, sa réinvention et son histoire, ainsi que son protocole d’utilisation sont décrits avec précision sur plusieurs chapitres de La Dissolution." [C'est moi qui souligne]
Au passage, qu'est-ce que c'est que ces mains mnémoniques ou mémorielles ? Eh bien ces mains sont tout bonnement celles de Johannes Mauburnus que j'évoquais dans le billet précédent.
"Dans l’ensemble des arts de mémoire qu’il a consultés et examinés en détail, l’auteur contemporain a finalement privilégié un « art de mémoire de poche », celui des « mains mnémoniques ». Il en a trouvé le principe dans l’ouvrage d’un théologien de la fin du Moyen Âge, le Rosetum de Mauburnus, qu’il a adapté à ses propres besoins :
[…] il s’agit […] d’un art de mémoire de poche, d’une variante sophistiquée du « nœud à mon mouchoir ». Dans la paume d’une main ouverte, fictive, mentale, bien éclairée des lumières de l’esprit, de taille raisonnable, disposer, dans un ordre choisi, immuable, des lieux de mémoire, plus ou moins nombreux, numérotés, les nombres permettant de suivre le parcours voulu par le mnémoniste. En chaque lieu placer, par la pensée, un fragment de ce dont on veut se souvenir. Passer et repasser en chaque lieu de la main mnémonique, selon l’ordre, et graver dans sa mémoire ce qui doit s’y trouver et retrouver. Quand l’heure vient, ouvrir la main, mentale bien entendu, bien l’éclairer de son attente et relire ce qui s’y trouve." (La Dissolution, p. 374.
[...] On retiendra ici de cette longue et complexe méthode d’écriture de la prose que la main mnémonique est un prolongement de la mémoire, articulé : chaque détail de la main a ses lieux, qui définissent des parcours possibles (multiples, grâce aux croisements des lignes), et permettent à la fois de mémoriser, de réutiliser, de reformuler un texte et d’en composer un autre, souvent en décalage spatio-temporel avec le moment réel d’écriture. Main gauche et main droite servent toutes deux de support mémoriel : le fantôme roubaldien est ambidextre, mais l’utilisation de l’une ou de l’autre main est aussi rigoureusement conditionnée. Non seulement la différence de dessin entre chaque main permet de multiplier les parcours, mais à chaque côté est assignée une tâche différente dans l’activité d’écriture de la prose :
[…] pour chaque couple de moments-prose consécutifs j’ai prévu deux mains mnémoniques : l’une pour la phase de récapitulation, l’autre pour la préfiguration."(ibid. p. 480, c'est moi qui souligne)
Les fantômes, donc, surgissent dans La Sapienza, à double reprise (j'ai dû mettre les sous-titres en anglais, une grande partie des dialogues du film étant en italien et non traduits dans la version française) :




Acte IV. Après le film, qui me laisse ébloui, je cherche sur le net  à en savoir plus sur le livre de Green sur Shakespeare. Cette recherche me conduit sur une émission de France Culture, Les chemins de la philosophie, animée, tiens donc, par Adèle Van Reeth, Profession philosophe (1/42) Eugène Green, un cinéaste spirituel . Dans les citations de la page web, je repère ceci :

"Le rapport à la philosophie d'Eugène Green
"Si vous trouvez un aspect philosophique dans mon travail ce n’est pas parce que j’ai lu beaucoup de philosophie mais plutôt parce que je ne peux pas m’empêcher de penser par rapport à mon expérience et mon être. Parfois ça me nourrit de trouver chez les écrivains du passé des choses qui ont un rapport avec ce qui m’intéresse dans la pensée.          
Mon courant de philosophie commence avec Platon et passe par saint Augustin, Pascal et aussi les grands mystiques comme Raymond Lulle ou saint Jean de la Croix. " [C'est moi qui souligne]
Raymond Lulle. Magnifique. Mais il y a encore plus fort. Sur l'ipad mini où je consulte la page, le son se déclenche tout seul, et c'est incroyable, j'entends parler du grand incendie de Londres ! Je note le temps sur la barre de défilement : 1 :58. Je sais que je n'aurai pas le temps cette nuit pour y revenir.
Mais ce soir, lorsque je retourne sur la page, rien. J'écoute l'émission de Green, mais il n'est pas du tout question du Grand Incendie. Je finis par comprendre que ce que j'ai écouté c'est le direct de cette nuit du samedi 22 décembre. Direct -je me reporte à la grille des programmes - qui était consacré aux Contes d'hiver à Londres (1ère diffusion : 26/12/1970) ! Une émission qui dure pas moins de cinq heures... J'ai donc consulté au moment même où le Grand Incendie était évoqué. Sauf que je me suis légèrement trompé...


Si vous écoutez bien à partir de 1 : 58 : 45, il est bien question de Londres et d'incendie, mais il ne s'agit pas du Great Fire de 1666, il s'agit des bombardements de la seconde Guerre mondiale... J'avais extrapolé. Mais pas de beaucoup, car en continuant l'écoute il est bel et bien question du Grand Incendie quelques minutes plus tard (à 2 : 01 : 40).

Acte V. Abandonnant FC et poursuivant la recherche, me voici conduit sur la vidéo d'une intervention d'Eugène Green à la librairie Mollat de Bordeaux. J'en reprends pour cinquante minutes...



Quand j'en termine, il est quatre heures et demie du matin. D'aucuns sortent de boîte. Quelle vie de dingue.

Épilogue.  Travaillant l'après-midi qui suit sur les mains de Mauburnus, je découvre un article écrit en catalan d'Anna Serra Zamora, de l'Université de Pompeu Fabra de Barcelone, Mans mnemoniques en l'Ars demonstrativa de Ramon Llull, publié le 15/12/ 2014, la même année que le film de Green. J'y trouve la main mnémonique de Mauburnus et celle d'Ignace de Loyola. L'auteure fait ensuite la relation avec des mains mnémoniques représentées dans les manuscrits de l'Ars demonstrativa, un livre de Lulle écrit en 1283.

 
11) Ars demonstrativa, 1289, Biblioteca Marciana (Venècia), Lat. VI, 200, f. 197r;
12) Ars demonstrativa, primera meitat del segle xv, Bèrgam MA 365, f. 7r;
13) Liber propositionum secundum Artem demonstrativam compilatus, a. 1494, San Candido, Biblioteca della Collegiata, VIII C.8, f. 210a.r;
14) Ars demonstrativa/ Liber propositionum secundum Artem demonstrativam compilatus, segle xvi, El Escorial, &.IV.6, f. 79v.


Anna Serra Zamora met les mains 11, 12, 13 en relation avec la figure S de l'Ars demonstrativa, représentant (si j'ai bien traduit du catalan) l'âme rationnelle ou psychologique, et la figure 14 avec la figure A (qui représente les seize dignités de Dieu - (bonitas, magnitudo, aeternitas, potestas, sapientia, voluntas, virtus, veritas, gloria, perfectio, justitia, largitas, simplicitas, noblitas, misericordia, dominium)).

Figura S de l’Ars demonstrativa.
15) 1289, Biblioteca Marciana (Venècia), Lat. VI, 200, f. 3v
Figura A de l’Ars demonstrativa.
17) 1289, Biblioteca Marciana (Venècia), Lat. VI, 200, f. 3v;
 Pour en finir, je ne peux m'empêcher de mettre à mon tour ces deux figures A et S en regard des coupoles des églises baroques qui constellent La Sapienza d'Eugène Green :