vendredi 21 mars 2014

Ormuz

Outre le livre consacré à Fabienne Verdier face aux peintres flamands, j'avais emprunté le dernier roman d'un écrivain que j'aime beaucoup, Jean Rolin. Il s'agissait d'Ormuz, qui se déroule aux alentours du détroit du même nom, qu'un assez obscur personnage du nom de Wax a projeté de franchir à la nage. Entreprise qui s'avère de plus en plus chimérique au fil des pérégrinations ennuyées du narrateur - chargé par le dit Wax de préparer la tentative - sur les deux rives de ce détroit qui relie le golfe Persique à la mer d'Arabie, et où transite presque un tiers de la production mondiale de gaz et de pétrole acheminée par voie maritime.

Qu'un fil relie ce livre à la constellation symbolique surgie de la rencontre du film de Jean-Claude Rousseau avec l'ouvrage sur Fabienne Verdier, n'avait rien de gagné. Je ne présumais d'ailleurs rien de pareil ; seule avait été décisive l'attirance de toujours pour l'écriture précise de Jean Rolin, ondoyante et comme chargée d'un désenchantement non dépourvu de drôlerie. Et pourtant, dès le premier chapitre, qui ne se présente pas comme tel (pas de numérotation chapitrale chez lui), le motif de la fenêtre se présentait avec évidence. Fenêtre de la chambre de l'hôtel Atilar, à Bandar Abbas, où le narrateur s'est introduit après la disparition de Wax "afin d'y inventorier ses affaires".



"Et maintenant, si vous le voulez bien, nous allons nous approcher de la fenêtre, masquée jusqu'à présent par une double épaisseur de rideaux, à travers lesquels la fournaise du dehors parvient à irradier dans un rayon de plusieurs mètres à l'intérieur de la pièce climatisée. Si je les écarte ces rideaux, une fois surmonté le choc - chaleur et lumière également implacables - causé par la mise à nu de la fenêtre, je découvre peu à peu, au fur et à mesure que mes yeux s'accoutument à cette lumière, une vue assez vaste sur la partie de la ville qui s'étend le long du rivage.(...) Sur la droite, la jetée de l'embarcadère - embarcadère d'où émanent, ou vers lequel convergent, à intervalles irréguliers, des vedettes assurant le transport des passagers entre Bandar Abbas et les îles de Qeshm ou d'Hormoz -, la jetée se divise en plusieurs branches dont la plus longue s'avance loin en mer. Celle-ci, presque toujours brillant d'un éclat qui fatigue la vue, est couverte de navires au mouillage, désarmés pour la plupart, le nez au vent, parmi lesquels un observateur averti pourrait s'étonner de découvrir deux cargos de marchandises diverses immatriculés respectivement à La Paz et à Oulan-Bator, deux capitales dont les ressources maritimes ou portuaires sont généralement ignorées. A l'horizon, quand les conditions météorologiques le permettent, la vue que l'on embrasse depuis cette chambre de l'hôtel Atilar est bornée par les reliefs peu élevés et inégalement accidentés de l'île d'Hormoz, sur la gauche, de l'île de Qeshm sur la droite, et, au milieu, de la plus lointaine (qui de ce fait est aussi la plus souvent masquée par la brume), l'île de Larak : de celle-ci, plus que que des deux autres, on peut dire qu'elle contrôle le détroit d'Ormuz, de telle sorte que ce dernier aurait pu tout aussi bien être nommé d'après elle." (pp. 11-13)

On pourra vérifier sur la carte que la description est parfaitement exacte (Jean Rolin a effectué plusieurs mois de repérage dans cette région, en Iran et dans les Émirats). Je me suis d'ailleurs arrêté plusieurs fois au cours de ma lecture du livre pour aller explorer sur Google Earth les lieux mentionnés par le narrateur (et somme toute, je songe que voilà encore une résonance supplémentaire avec le motif vermeerien, une autre étant cette forte présence de la lumière, qu'un livre de Sylvie Germain, qui échoua récemment ici après avoir échappé de justesse au pilon de la médiathèque, porte en son titre même*).

La douce ironie qui s'exprime ici dans la notation des cargos immatriculés dans deux capitales que ne baigne aucune mer ne se donne-t-elle pas aussi à voir dans le nom même de Wax (bien appréciable au Scrabble) qui, emprunté à l'anglais, désigne une cire, voire un vinyle, mais aussi, venu d'Afrique, un tissu réalisé avec des cires hydrophobes ? Pour un nageur prétendant accomplir un exploit, ce n'était pas mal vu.


La Vierge du Chancelier Rolin (Jan Van Eyck, v. 1435)
Comment ne pas mentionner pour finir que ce nom même de Rolin est intimement lié à l'un des peintres flamands étudiés par Fabienne Verdier, Jan Van Eyck, dont le portrait de la femme, Margareta, fait la couverture du livre L'esprit de la peinture.



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* Patience et songe de lumière, Vermeer, Flohic éditions, 1993.

mercredi 19 mars 2014

Jeune femme à sa fenêtre lisant une lettre

Je n'écris pas ici régulièrement. Parfois le silence se fait, s'installe. Pas un billet en février. Hivernage. Dans un hiver pourtant absent, qui n'a pas eu lieu. Et le printemps est là, déjà, précoce, et l'on ne s'en plaint pas, non. Car avec lui reviennent les intersignes, les coïncidences étranges, le hasard objectif.
C'est ce film soudain annoncé sur Mubi, Jeune femme à sa fenêtre lisant une lettre, d'un cinéaste pour moi complètement inconnu, Jean-Claude Rousseau. Un film en Super 8, de 1983, qui se présentait ainsi sur l'application :


Surprise bien sûr de découvrir Le Blanc et cette image de carte routière. En fait il s'agit du premier plan du film. Long plan fixe qui se termine par une fermeture au noir. La suite est déroutante, comme le laisse présager le synopsis : "Dans l’œuvre du peintre, la lumière vient d’une fenêtre par laquelle on ne voit pas le paysage. Dans le film apparaît un tableau qui n’est vu que de dos. On ne sait pas ce qu’il montre. On ne voit que la croisée du châssis. Le film s’achève sur cette réflexion."

Le peintre en question est Vermeer, et l’œuvre est La liseuse, de 1657 :


Qui n'est pas sans rappeler La femme en bleu lisant une lettre :

  Image Wikipédia
Où l'on voit une grande carte sur le mur du fond, qui rappelle bien sûr la carte du Blanc.

Intrigué par ce film, partagé entre ennui et fascination pour les longs plans sur une simple fenêtre, l'absence de narration, je me suis demandé naïvement si Rousseau avait quelque chose à voir avec la région. Rien n'autorise en tout cas à le penser. Né en 1950 à Paris, on ne peut pas dire que le web regorge de détails sur sa biographie. De fait, la présence de cette carte du Blanc n'indique certainement pas un rapport affectif, mémoriel, à la ville, mais bien plutôt la volonté de cerner les contours d'un vide, comme le montre le critique Erik Bullot, en 2002 : 
"Nombre de caractéristiques propres à l’art du cinéaste sont déjà perceptibles dans ce premier film : la contiguïté des rushes qui conjugue l’aléa et le programme, le motif obsédant de la fenêtre, une attention extrême portée aux variations de la lumière et à sa possible exténuation par épuisement, l’appel du vide (évoqué ici par la récurrence du blanc : la carte de géographie en ouverture du film et sa localité LE BLANC, le papier à lettres, l’obstruction de la fenêtre par des feuilles de papier à dessin, la séparation des bobines par l’amorce blanche), les allées et venues du cinéaste, l’autoportrait au miroir, le thème de la lettre, la présence absente d’un tiers et l’affleurement d’un récit en lisière du film."
Le cinéaste se met en scène dans le film, et l'on voit bien sur le plan ci-dessous qu'il opère comme un mixte des deux tableaux de Vermeer :


Il y aurait beaucoup à dire encore. Il faut lire le beau texte de présentation du film qu'en donne Rousseau lui-même sur le site Dérives. J'en extrais juste ce passage :

"Il n’y a rien à dire. S’il y a des paroles que ce soit parler pour ne rien dire. C’est par coïncidence, par attraction que se découvre le film. Sans qu’il y ait de règles applicables, les solutions sont semblables. Le film se résout de la même façon. Sa nécessité est sa seule histoire. Il ne conduit qu’à lui-même."

Ce n'est pas fini. Après avoir visionné le film, j'ai ouvert le livre d'art rapporté de la médiathèque l'après-midi même : L'esprit de la peinture, Hommage aux maîtres flamands, consacré à Fabienne Verdier - dont j'avais lu l'an dernier la saisissante biographie, Passagère du silence -, et qui rend compte du dialogue de l'artiste avec les chefs d’œuvre de Jan Van Eyck, Hugo Van der Goes ou Hans Memling...

Or, dans l'entretien avec Daniel Abadie qui signe l'entrée en matière de l'ouvrage, voici ce que l'on peut lire :

F.V. (...) N'oubliez pas que pour réaliser chacun de ces tableaux, j'ai totalement vécu l'espace intérieur/extérieur avec mon corps : je travaille sur de grands châssis au sol, je marche sur ma toile avec mon pinceau et finalement je vis l'espace avec le trait qui vient de l'extérieur, pénètre à l'intérieur puis ressort à l'extérieur. Durant tout l'acte de peindre, je vis totalement l'espace. Il y a une autre manière d'aborder l'espace que celui, classique, de la fenêtre. Et pourtant, le châssis, c'est encore une autre forme de la fenêtre.

D. A. Est-ce la raison pour laquelle  vous scindez certains tableaux en panneaux juxtaposés ?

F.V. Tout à fait. Cela m'a toujours attirée. Je crois que l'espace de la fenêtre a marqué à jamais tout l'histoire de l'art et que l'on ne fait que continuer cette tradition-là. C'est ce que j'ai traité dans mes encres entre ces percées d'ouverture sur le monde, ces grandes vallées que peint Memling. Je l'ai trouvé aussi dans la ceinture de saint Luc, car c'est une chose qui me passionne depuis toujours : l'espace au sein d'un corps d'énergie, au sein d'un trait. Dans les blancs volant du trait ou dans sa queue finale apparaissent ce que j'appelle "les côtes de Bretagne", c'est-à-dire ces paysages de récifs de matière et de rencontre avec le vide."

La fenêtre, le châssis, le vide, Le Blanc, tout ceci venant en ce temps des Poissons, dont Robin Plackert a montré qu'il était le signe zodiacal terrestre de la Brenne et donc du Blanc.
Quelque chose ici, oui, avec Rousseau et Verdier, Vermeer et Memling s'est ouvert.

mercredi 29 janvier 2014

Au ventre des abysmes

Nouveau Tumblr : Au ventre des abysmes, qui rassemble et glane les images, textes, vidéos, articles qui se rapportent plutôt à la science, aux cultures scientifiques, techniques et industrielles (que désigne le signe CSTI, dont l'existence m'a été révélée par le grand Fred, il se reconnaîtra). Arantelle a plutôt la fibre artistique et littéraire, le Ventre des abysmes (titre emprunté à Rabelais) lorgne, lui, du côté des machines, des codes, des labos et des rêveurs de mondes, car le rêve est tout autant dans la science que dans l'art, ou plutôt art et science marchent de concert, et les deux sites pourraient souvent échanger leurs contenus.


Ce que j'aime avec tumblr, c'est d'abord l'absence de pub, ensuite le choix des thèmes possibles et l'absence de censure hypocrite. Tout ce qui n'existe pas chez Facebook, par exemple. J'aime partager sur cet espace les coups de coeur de mes navigations internautiques, surtout j'aime composer une page. J'ai choisi pour chacun de ces deux tumblr des modèles qui présentent plusieurs posts sur la même page, et c'est un exercice toujours plaisant de disposer les différents éléments visuels et narratifs de façon à créer souvent des échos et des correspondances.
Je joue ainsi avec l'accident, l'aléa des posts que je découvre en suivant la cinquantaine de tumblr auxquels je suis abonné (peu de français encore, mais ça vient). Ainsi dans Arantelle, le tableau de Paul Nash (1889-1946) We Are Making a New World, 1918, dialogue avec l'affiche créée par Christophe Bailly pour la pièce Eté 1915, à travers les arbres décharnés chez l'un et l'autre. Mais les arbres bien vivants de Vallotton, ceux de la villa Beaulieu à Honfleur, sont lourds de menaces, peints qu'ils sont en 1916, l'année de Verdun, et voyez le titre : Avant l'orage. Et tout cela n'est pas le fruit d'une longue recherche, ce sont les fruits du flux du jour, voire de l'heure. C'est la sérendipité du web, la puissance discrète du hasard chère à Denis Grozdanovitch.


lundi 13 janvier 2014

Huit mille sept cents jours

Retrouvé dans un cahier Clairefontaine de 1990 la trace de ma relecture d'alors de Trente mille jours. Vingt-quatre ans déjà ont passé, plus de huit mille sept cents jours.

"8 février
Bourg. Le ciel gris de ce matin s'éclaire un tantinet et la fatigue que j'avais accumulé ces derniers jours, peu à peu, se dissipe. Et il vaut mieux car c'est sans doute à elle que je dois la floraison d'actes manqués qui ont émaillé le voyage jusqu'ici.

Mon viatique intellectuel : outre ce cahier, le Yi King, avec le volume de Schlumberger, encore indispensable, et Trente mille jours de Maurice Genevoix, que je relis pour la grâce du souvenir et l'émotion du style. (...)
 9 février
Le jeu toujours troublant des coïncidences. Hier soir nous regardions la fin d'un film fantastique et, comme à mon habitude, en même temps je lisais le livre de Maurice Genevoix. Et j'arrivais à ces pages terribles où il conte les années de guerre, à ce paragraphe qui résume à peu près tout :

"Peut-être la lueur que j'ai cherchée tremble-t-elle derrière ce double souvenir. Indemne, intégralement vivant, j'avais vécu une mort imaginée par ma vitalité même, ma jeunesse, mes terreurs durement réveillées, le chevreau blanc, César, la bête de boucherie égorgée, le visage aux yeux clos de ma mère. Et ç'avait été terrible. Grand blessé exsangue et gisant, déjà poussé à demi inconscient vers la rive du grand passage, c'est d'une mort douce et sans affres dont je garde aujourd'hui la mémoire." (p. 157) (C'est moi qui souligne.)
 A l'instant où je parcourais ces lignes fiévreuses, l'écran montrait la lutte d'Alain Delon contre la Mort à la sombre figure de vieille mendiante aux mains monstrueuses, arachnéennes. Lutte d'un père voulant sauver son fils, séquestré et contraint par un horrible chantage à participer à une entreprise mortifère. Titre du film : Le Passage. Mais il finit bien : père et fils se retrouvent sur la plage, au terme d 'une course échevelée. (...)
Ceci dit, ce film qui ne m'a laissé aucun souvenir (sans le journal, je l'aurais à coup sûr totalement oublié) est un beau nanar lalannien que certains se sont plu à étriller.
Reprenons le fil du Journal de 90 :

Maurice Genevoix, sentant l'approche de la mort, écrit "dériver lentement sur de pâles limbes océanes."
Son livre confesse tout de même quelques faiblesses ; écrit à la fin de sa vie il flirte avec le radotage. Non c'est un mot trop dur, et j'ai trop d'affection pour l'écrivain, disons qu'il y a des répétitions un peu fâcheuses : une anecdote narrée deux fois, "le long cri d'un courlis" en page 9 dont l'écho se retrouve page 191, traversant le ciel nocturne.
Je suis ingrat. Où pourrais-je cueillir ailleurs ces mots de moi inconnus dont je me plairai au retour à chercher le sens exact dans les dictionnaires, herbier de  vocables où se mêlent les "embus", les "musoirs", les "éteules", les "mouilles" et les "rouches" ?
D'où venu ? Cette question revient, lancinante. Genevoix est l'homme à l'affût, qui écoute. Toujours attentif à la rumeur du monde. D'où venue ? Je songe à l'Ombre-Rumeur de Marie-Thérèse Humbert*, à l'"aube du son**", dont la méridienne culmine à Nançay, au cœur de la Sologne de Raboliot, au Centre de Radio-astronomie tout entier à l'écoute du cosmos.
 10 février

Achevé Trente mille jours. Je cite ici, après Genevoix se citant lui-même, les propos prêtés à d'Aubel, le héros de Un jour :

"Il y a des signes partout."
Et encore, parlant à l'enfant d'autrefois :
"Les mythes , en vous et autour de vous, ne cessaient de fleurir et d'animer la création."
Et encore, avec une confiance qui se confond avec la vie : " Ce qui doit venir viendra, il y aura forcément rencontre."

J'ai relu, avec infiniment de plaisir, l'épisode dernier de l'écureuil. Je veux ici encore recopier l'ultime paragraphe, paraphe terminal d'un livre-signature d'une œuvre et d'une vie.

"Qu'était devenu l'écureuil ? Je n'avais pas perçu l'instant où il avait gagné les hautes branches, retrouvé les siens et son nid. Je me détachai de l'arbre, repris la sente vers les Vernelles. Mais l'homme que j'étais, ce même jour, lorsque je les avais quittées, le reconnaîtrais-je tout entier ? Comme Florie, la jeune chasseresse de La Forêt perdue, il m'avait été donné de voir s'entrouvrir sous mes yeux un monde vrai, où les symboles et les correspondances sont la seule réalité, où la création est Dieu même, et Dieu sa propre création.
Mais qu'en ai-je dit ?"
Si, l'autre jour à Grammont, devant les deux écureuils***, mon intérêt est devenu ferveur, ne le dois-je pas à ce passage vibrant resté lové dans une poche de mémoire ? Ainsi la littérature enrichit notre vie, la charge d'une intensité plus forte."
Dirais-je autre chose aujourd'hui ? Par quel hasard troublant ai-je trouvé le premier dimanche de janvier, à la brocante des Marins, ce volume de La Forêt perdue, que je ne cherchais pas, mais dont la couverture blanche, resplendissante dans cette benne pleine de livres d'occasion, me fut un irrésistible appel ?


_________________
* Dans son roman, Le Volkameria (Stock, 1984)
** Sur le méridien de Nançay, on trouve Aubusson.
*** 28 janvier : (...) Je ne veux pas oublier les deux écureuils de Grammont. J'avais arrêté ma voiture dans l'allée et nous nous regardions, eux, avec leurs petits yeux noirs brillants, fermement agrippés au tronc de l'arbre ; l'un d'eux avait même la tête en bas et j'admirai cette agilité.

jeudi 2 janvier 2014

Au nom de l'aloi

La bonne surprise du 31 décembre, c'était ce paquet dans la boîte aux lettres. A l'intérieur, l'édition en Points Seuil de Trente mille jours de Maurice Genevoix. Un cadeau d'une amie rennaise, Anne. Il me semble que rien ne pouvait me faire plus plaisir ce jour-là. Je cherchais ce livre depuis plusieurs semaines. Après avoir lu l'immense Ceux de 14, j'avais envie de relire l'unique ouvrage de Genevoix que je connaissais avant lui, ces mémoires écrites peu de temps avant sa mort, en 1980. Ce n'est même pas moi qui l'avait acheté, non, c'était ma mère, et ce devait être avec une sorte d'abonnement style France-Loisirs. Genevoix, secrétaire perpétuel de l'Académie française de 1958 à 1974, ce n'était pas la bonne carte de visite pour la jeunesse de l'époque. Et pourtant j'avais lu ce livre, et l'avais apprécié, sans que cela ne me porte à découvrir le reste de l’œuvre. Il a fallu effectuer un vaste détour dans le labyrinthe de l'existence pour revenir sur ces traces, et enfin reconnaître le génie du poète.

Je l'avais cherché dans ma bibliothèque, mais il était resté introuvable. Peut-être avait-il été victime du dernier désherbage intensif lors du récent déménagement ? J'en doutais, mais je vérifiai tout de même à Aigurande, à la maison familiale où j'avais entreposé tout un tas de bouquins dont je ne tenais plus à appesantir mes étagères. Et là aussi, j'avais fait chou blanc.

Et voilà qu'il était dans mes mains, venu de Bretagne. Et je n'attendrai même pas le terme de l'année pour y jeter un regard. Et même beaucoup plus qu'un regard.

Je ne veux ici aucunement chroniquer ces pages merveilleuses, ni en faire, ô pauvre entreprise, un résumé, mais donner juste à voir la singularité de l'auteur à travers un mot, un seul. De même que l'autre jour je m'interrogeai sur l'ignoble galetas, je veux scruter un peu les atours de ce mot, ce simple mot : aloi.

On ne le connaît guère que dans l'expression, de bon ou de mauvais aloi. Qui signifie en général "de bonne ou de mauvaise qualité", ou "conforme au bon goût ou au bon sens, mesuré " (Wikipédia) en ce qui concerne le bon aloi. Le mauvais aloi, c'est pour le roi Jean du dessin animé :


Il se trouve maintenant que Genevoix n'emploie pas aloi avec ces expressions connues. Non, il l'emploie pour lui-même. Ainsi, page 27 :

"(...) je veux avoir dit, et pour ne pas y revenir davantage, le dessein et le souhait profond qui m'assistent en ces rencontres et m'encouragent à les poursuivre : partager, n'aller ainsi au-devant de moi au fil des jours qui m'ont été donnés, n'y poursuivre ma ressemblance que pour marquer une dernière fois, pendant qu'il en est temps encore, l'aloi du témoignage qu'auront laissé mon passage et ma vie."

Et il me souvint que dans sa préface à la dernière édition de Ceux de 14, en 1949, l'écrivain avait aussi employé ce même mot :

"Le parti que j'ai pris, quant à moi, lorsque j'ai décidé d'écrire cette suite de volumes, je l'ai pris par souci d'une sorte de fidélité non certes plus aisée, mais d'un aloi qui m'a semblé plus sûr. Je l'ai pris par réflexion, dans le souci impératif du but que je me proposais d'atteindre (...). [C'est moi qui souligne]

Que veut-il dire par cet aloi simple ? Il faut en revenir au sens propre du mot, qui a disparu derrière le sens figuré. Aloi vient du verbe aloier/aloyer, dont la forme ancienne était aloyer, l'aloi étant la quantité de métal précieux (autre que or et argent) présent dans les alliages  de pièces de monnaie. Le CNRTL donne aussi comme synonyme usuel le mot titre, l'aloi étant, en un autre sens, le titre légal de la monnaie d'or et d'argent.

Maurice Genevoix emploie le mot aloi dans le cadre d'une réflexion sur le témoignage ; ce qu'il entend restituer au lecteur, souvenirs d'enfance ou de guerre, ce ne sont pas divagations, fantaisies, mais bien des évocations aussi précises que sensibles. Avec le métal précieux de sa mémoire, le poète-orfèvre confectionne quelque chose comme l'alliage de sa langue. Et l'on ne s'étonnera pas que cela sonne juste (la notice Wikipedia ajoute que "pour s'assurer que la pièce était de bon aloi, on la faisait tomber sur une surface dure pour la faire sonner, la clarté du son donnant une indication devant permettre de distinguer la fausse monnaie, ou à tout le moins la qualité du métal." Une petite balance de précision, le trébuchet, apportant plus tard sa caution scientifique, on verra apparaître l'expression savoureuse d'"espèces sonnantes et trébuchantes »).

Rédigeant ces lignes, je m'avise d'autres rencontres étranges. L'image de couverture du Points Seuil est un détail du tableau d'Edgar Degas, Renard mort dans un sous-bois, sur lequel - c'est ballot -, le renard est absent, on ne voit que le sous-bois. Voici donc l'entière reproduction (l'original est conservé au Musée des Beaux-Arts de Rouen) :


Or, je viens de visionner sur Mubi le film de Lionel Baier, Un autre homme. C'était à peine un choix, il ne me restait que deux jours pour le voir, et je voulais au moins jeter un œil sur ce film dont je n'avais jamais entendu parler. Étrangement, le personnage principal, François Robin, critique de cinéma novice, rencontre sur sa route enneigée de la vallée de Joux un renard mort. Ce passage m'avait marqué au point que j'avais réalisé deux copies d'écran, sans savoir encore que cela allait coïncider avec le renard de la couverture du livre.



Maurice Genevoix a lui-même écrit Le Roman de Renard en 1958. Le livre du Roman de Renart apparaît par ailleurs dans le film (François Robin est un ancien étudiant en français médiéval). Et ce nom-même, Robin, n'est-il pas celui du dessin animé, le Robin des Bois de Disney figuré sous les traits d'un renard ?

Et pourquoi mon ami Yvan (lui-même pas tout à fait étranger au monde louche des renards) choisit-il ce jour-ci pour m'envoyer de nouvelles photos de son fils Robin (les dernières remontant à quelques mois) ?


 Robin des bois...


Je vous souhaite à tous, une année de bon aloi...

mercredi 4 décembre 2013

Le rêve n'est que pour le rêve

Grâce à l'application Mubi à laquelle je me suis abonné récemment, j'ai découvert le cinéaste turc Reha Erdem, à travers son film Oh, Moon (A ay en turc). Film déroutant, hypnotique, au noir et blanc superbe et aux plans fascinants. Histoire de Yekta, une adolescente orpheline, élevée par ses deux tantes dans une vaste maison inachevée, sur les rives du Bosphore.


 

Yekta affirme voir chaque jour sa mère dans une petite barque, comme celle qu'elle a un jour empruntée pour ne jamais revenir. Personne ne la croit, bien sûr. Sauf, peut-être, un vieil homme à l’œil crevé, sorte de gardien d'une église abandonnée.
Quand Yekta fait un rêve étrange, et alors qu'elle a demandé à l'une de ses tantes de lui en donner le sens, lui affirme que "Le rêve n'est que pour le rêve."


Je n'ai pas tout compris dans ce film, et même je n'ai pas cherché à tout comprendre, je ne suis pas certain qu'il faille chercher à tout comprendre, et que tout même soit compréhensible, car si l'on s'accorde un moment à penser qu'en effet le rêve n'est que pour le rêve, alors le film n'est peut-être aussi que pour le film, les images qui le traversent, les sons qui le constellent, sont des sensations, des beautés, des émotions à saisir sur l'instant, et à emporter avec soi, à laisser filer en soi, irriguant on ne sait quelle partie de nous-mêmes. Dans cette histoire dramatique, curieusement c'est alors une joie, j'allais écrire presque surnaturelle mais c'est peut-être trop dire, qui nous étreint.

Hier soir, le poème 34 de Dixième poésie verticale de Roberto Juarroz m'apportait un singulier écho à ce plan de Reha Erdem :
Recuperar figuras del sueño
como quien gana terreno al mar
y fundar en esa minima playa
el temblor de un pequeño poema

Devolver luego el sueño al sueño 
y cerrar el circuito,
porque el sueño no puede estar mucho
afuera del sueño 
(...)
       Récupérer des figures du rêve
       Comme on gagne des terrains sur la mer
       et fonder sur cette plage minimale
       le tremblement d'un petit poème

       Puis rendre le rêve au rêve
       et fermer le circuit
       car le rêve ne peut pas rester longtemps
       hors du rêve
       (...)

Rendre le rêve au rêve, aussitôt le désir me vint de redire cela ici, sur Alluvions, pour diffuser cet écho, quand bien même un seul être y serait sensible, et même si personne, oui, même si.
Résonance encore cette écoute de hasard, dans la voiture m'en retournant chez moi, je capte les deux minutes de poésie sur France-Culture, l'Art poétique de Guillevic, qui dit si bien l'ignorance de celui qui se met à écrire, qui écrit pour ouvrir une porte mais ne sait pas à quel moment se produira cette ouverture.
Et aujourd'hui, ces mots dits par Danièle Lebrun :

J'ai l'habitude
De me considérer

Comme vivant dans les racines,
Principalement celles des chênes.

Comme elles
Je creuse dans le noir

Et j'en ramène de quoi
Offrir du travail

A la lumière.


dimanche 24 novembre 2013

Poésie verticale de Shangai et autres lieux

J'avais tout rendu à la médiathèque, livres, disques, BD. Plus rien emprunter. Jusqu'à ce que je parvienne à écoper un peu la masse d'imprimés que j'ai accumulés ces derniers mois. J'ai tenu quelques semaines, et puis voilà, mercredi, la curiosité l'a emporté. Il fallait que j'aille voir, on ne savait jamais, un livre qui se révèlerait indispensable allait peut-être surgir. Ils avaient peut-être fait une acquisition majeure. Il fallait au moins vérifier.

Et voilà comment je suis ressorti avec Béton armé de Philippe Rahmy et dixième poésie verticale de Roberto Juarroz.

Juarroz, c'est Cécile et Fred Deux qui me l'avaient fait découvrir. Le premier livre qu'ils m'ont prêté. Presque toute son œuvre est publié chez José Corti, dans la belle collection Ibériques. Ici en édition bilingue (la traduction est de François-Michel Durazzo). Je ne tenterai pas de définir quoi que ce soit de cette écriture. Que les curieux aillent y voir eux-mêmes. Le voyage vaut le détour, à condition de passer outre les brouillards. Il faut avancer à tâtons, risquer un pas l'un après l'autre, accepter de ne pas tout saisir, faire halte souvent, y revenir. Là, soixante-douze poèmes, sans titre, jamais de titre chez Juarroz, tous les recueils portent ce même intitulé de Poésie verticale, ne change que le numéro. Personnellement, j'en lis quatre par jour, pas plus, en commençant par lire à haute voix dans l'espagnol original, heureusement pas d'auditeur, accent catastrophique. J'ai appris l'espagnol, il m'en reste des traces, pas assez pour connaître tout le vocabulaire, suffisamment pour trouer l'inconnu. Puis je passe au français. Laisser mariner.

Parfois je prends une note, sur mon carnet blanc (oui, toujours ce besoin de la trace physique de l'écriture, à côté du numérique, comme un autre versant de la mémoire) :

El lugar de una palabra
es siempre otro

Le lieu d'un mot 
est toujours autre
J'ai lu très différemment le récit de Philippe Rahmy. Trois jours m'ont suffi. L'écrivain, atteint de la maladie des os de verre, est invité en résidence par l'Association des écrivains de Shangai. Un défi pour quelqu'un comme lui qui n'avait jamais pu voyager, trop fragile, toujours à la merci d'une fracture. La rencontre avec Shangai tient de l'explosante-fixe d'André Breton. "Shangai n'est pas une ville." C'est la première phrase du livre. "Ce n'est pas le mot qui vient à l'esprit, continue-t-il. Rien ne vient. Puis une stupeur face au bruit. Un bruit d'océan ou de machine de guerre. Un tumulte, un infini de perspectives, d'angles et de surfaces amplifiant le vacarme." Le ton est donné, l'écrivain s'affronte à cette masse énorme de la mégapole, et de cette confrontation surgissent aussi les souvenirs d'une enfance bouleversée par la maladie, le père égyptien qui lui file son pistolet pour qu'il tue un lapin, la mère qui lui lit l'Ancien Testament pour distraire sa douleur, l'oncle ministre allemand pendant la période de la bande à Baader, le grand-père médecin qui lui injectera un sérum à base de chairs animales : "L'aiguille est entrée dans mon ventre. Des millions de chromosomes sauvages se sont mêlés aux miens. J'étais devenu mi-enfant, mi-animal. Cet instant est celui de ma mort. Il est celui de ma naissance en tant qu'écrivain."
Et à la ligne il ajoute : "On écrit pour faire taire la bête en soi."

L'écriture elle-même est au centre de ce livre, et la littérature qui fut longtemps la seule vraie compagne de l'enfant cloué au lit. Littérature qui est à l'origine d'un autre moment-clé de son existence : "Mes blessures se sont raréfiées au cours des années tandis que ma mère poursuivait ses lectures. Encore trop fragile pour affronter le monde, je restais allongé, libéré de mes plâtres, du moelleux de mes coussins et de mon édredon. Un après-midi, je m'en souviens très bien, nous venions de terminer Le Grand Meaulnes, je me suis redressé. J'ai senti mes jambes prêtes à me porter. Je me suis assis au bord du lit. J'étais Augustin Meaulnes, grand et mystérieux au seuil de la vie."

A ces deux lectures, l'une donc tout juste achevée, l'autre encore en cours, le web a comme diffusé ses échos. Ce fut tout d'abord Roberto Juarroz que Fred Griot citait dans sa dernière publication de Refonder, Respiration claire, à la date du 15 novembre, juste après avoir évoqué ce texte d'appel à la résistance morale Je ne me tairai plus, dont l'urgence m'avait saisi et que j'avais presque aussitôt relayé sur mon petit réseau personnel.

15.11.13
Paris.
soleil.

le « casque » au matin, la soirée ayant été arrosée.
toujours à écrire cette foutue colère, que je finirai par publier tard en soirée.
cela m’a pris une énergie considérable, celle de la colère mais à centrer sur un objectif, et celle nécessaire pour être précis, clair, percutant, tout en évitant consciencieusement de se tromper d’ennemi.
je ne me tairai plus.
Aujourd'hui je n'ai rien fait.
Mais beaucoup de choses se sont faites en moi.

Roberto Juarroz
XIIIième Poésie Verticale, José Corti

Ce furent ces photos de Shangai en 1949, vieilles photos de Cartier-Bresson sur le site du Clown lyrique, dont voici un exemple :


 Et ce site signalé par François Bon (lui qui découvrit Philippe Rahmy dans un de ces ateliers d'écriture), Crosswords, et dont la page d'accueil offrait des vues de la Shangai d'aujourd'hui.

Tous ces éléments s'étaient comme rassemblés en fin d'après-midi alors qu'un voile de lumière tombait sur le bâtiment en face de ma fenêtre, heureuse parenthèse dans la grisaille des jours derniers. Je pris un moment pour regarder. Le cimetière Saint-Denis étendait à ma gauche les grises perspectives de ses sépultures. Au-dessus flamboyaient des arbres saisis par l'automne.

J'ai voulu les fixer de plus près, je me suis dépêché de descendre et je suis entré pour la première fois dans le vaste cimetière. Déjà la lumière avait décliné, et plongé l'espace vide de visiteurs dans une morne apathie. Curieusement je ne retrouvais pas les arbres, ou peut-être ceux que je vis n'étaient plus déjà que l'ombre d'eux-mêmes. Je lisais les plaques tombales, et j'ai trouvé cette statue, unique en son genre en ce lieu d'infinie tristesse, statue qui ressemblait fort à du Nivet (il me faudra vérifier). Statue qui dit si bien la douleur.