Carnet jaune
Simone lit la notice nécrologique dans la Nouvelle République. Elle y reconnaît un homme, mort assez jeune. Tiens, il se fait incinérer. Elle fait la moue. Elle a peine à concevoir qu'on veuille se faire incinérer. Enfin chacun est libre. Comme cette belle-sœur qui a refusé d'être enterré dans le même caveau que son mari, un des frères du grand-père Bléron. Elle ne voulait plus voir la famille Bléron. Simone désapprouve : "La famille Bléron vaut bien la famille Ballereau." Une énigme : on a retrouvé sur la tombe un bouquet d'oisils* bien taillés, posé là pour on ne sait quel raison.
Ça me rappelle la séquence du cimetière dans La Terre de Zola. (4 juillet 2001)
osier, en berrichon, utilisé en vannerie.
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Brève visite à la grand-mère, l'autre jour, allant au Blanc. Elle avait sa femme de ménage, dont la petite voiture sans permis se tenait près du puits. Je l'ai sentie nerveuse. Thérèse était allée chercher ses courses à Neuvy et ne revenait pas, et puis cette femme qui changeait ses horaires (elle vient le matin habituellement), cela ne lui plaît pas. Qu'elle prenne du travail ailleurs, elle n'y voit pas d'inconvénient, mais qu'elle n'en fasse pas les frais : pas question d'être le bouche-trou. La femme en question, petite, boulotte, disgracieuse, est bien malheureuse, c'est ce qu'elle m'a dit l'autre soir. "Son mari est un ours". Est-ce cet ours qui l'a appelée sur son portable, cinq minutes après notre arrivée ? Le son était amplifié, l'interlocuteur hurlait presque. "Où t'étais passé ? etc."Elle, cherchant à calmer manifestement, l'autre continuant à gueuler dans l'appareil. Une pauvre humanité. (26 décembre 2001)
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Carnet rouge
Au retour du Blanc, je me suis arrêté aux Molles. Quinze jours que je n'étais pas passé. Simone avait lu tous les livres, dont elle me parla avec chaleur. Madame Decourteix avait même pris les références du plus gros.
J'apprends que Marie et Manu sont passés dans la semaine. Pas tout à fait innocemment. Manu s'est apparemment mis en tête de construire l'arbre généalogique de la famille. Il a demandé s'il pouvait voir le livret de famille.
Incidemment, j'apprends des choses : que le père de Simone s'appelait Sauzet et qu'il est mort à la guerre (ce que je savais) avec son frère (ce que je ne savais pas). La mère de Simone avait seize ans. En fait, elle fut élevée par ses grands-parents, sa mère allant travailler comme bonne de ferme et ne la voyant que de loin en loin. Elle se mariera sept ans plus tard et aura sept autres enfants (je ne suis pas certain de ces chiffres), mais Simone continuera de vivre avec ses grands-parents jusqu'à son mariage avec Lucien Bléron, à l'âge de dix-huit ans. Certificat d'études à douze ans, avec mention bien. Travail à la ferme, foin, moisson, animaux de douze à dix-huit ans.
La grand-mère (la sienne) ne savait ni lire, ni écrire.
Lucien faisait des journées dans les fermes, l'exploitation étant trop petite pour subvenir aux besoins de la famille. Simone s'occupait de la vache et des moutons. Et de la pression du cidre de pomme quand c'était la saison.
C'était beaucoup de travail, mais elle dit qu'elle était plus heureuse que maintenant.
Petite, les autres lui disaient : Eh ! Regarde ton grand-père ! Mais ce grand-père (paternel) n'a jamais eu de contact avec elle.
Elle n'exprime aucun sentiment sur cette enfance-là. Qu'y avait-il entre elle et sa mère ? A-t-elle souffert d'être une enfant née hors mariage ?
Elle me montre le livret militaire de Lucien qu'elle n'avait pas retrouvé à temps pour le montrer à Manu. On y apprend peu de choses sur le brigadier Lucien Bléron, né le 11 novembre 1906, de Pierre Bléron et de Marie Prot.
Si, je remarque sa taille, 1 m 66. C'était un petit homme, je réalise cela maintenant. (13 mai 2002)
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La grand-mère Simone, qui a eu 87 ans le 10 octobre. Déjeuné avec elle, mardi dernier. Elle m'a régalé d'une demi-pintade purée, avec une tarte aux pommes au dessert. Elle voit de plus en plus mal, la rétine est usée. Elle a changé de lunettes, en sachant bien que ça ne changerait rien. Plus que jamais, elle a besoin pour lire des ouvrages corps 16 que je lui rapporte de la bibliothèque. 26 ans que le grand-père est mort, c'est elle qui cite ce chiffre, et elle ne le donne pas en hésitant, après avoir calculé, non, elle le donne fermement, comme si elle le tenait depuis longtemps en sa conscience. 1976, année donc de sa mort. Dans cette façon d'affirmer ce moment, se lisent, mieux que dans une lamentation, l'attachement, le souvenir, la béance jamais rebouchée.
Fidélité au disparu qui se retrouve dans l'attachement à certains objets. Comme le pressoir. Dédé, un jour, lui demandant si elle le vendrait : "Oh, non, c'est trop un souvenir."
C'est elle qui faisait le cidre de pomme quand le grand-père était encore accaparé par ses journées dans les fermes. Elle qui, recevait les gens et s'occupait de leur cidre.
L'arche (la maie) qui s'empoussière dans la grange, après avoir occupé tout mon enfance la place de l'actuel canapé, près de la fenêtre, elle ne la vendra pas non plus.
Sa femme de ménage ne vient plus qu'une fois par semaine, deux heures le vendredi matin. Mais la maison est propre, impeccable. Elle le sait, elle en est fière.
Sa cuisinière à gaz a vingt-cinq ans. (13 octobre 2002)
4 commentaires:
Un beau portrait de femme berrichonne, et une belle écriture. Bravo.
Pour une berrichonne de coeur, ces mots et ces images sont un viatique précieux pour s'approprier un pays d'adoption. Merci. Habitant à Gargilesse, j'aime beaucoup flâner dans Cluis auprès de certaines vieilles pierres chaleureuses...
Merci à toutes les deux, pour ces commentaires que je viens juste de découvrir.
Dans la foulée, j'ai découvert vos blogs respectifs. Au fil des jours, j'irai maintenant écouter les voix des femmes en Berry.
merci patrick de tes écrits sur la grand mère. je les ai trouvé par hasard et j'ai été très touchée.
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