lundi 4 juin 2018

Sine macula macla

Le 3 avril, dans l'article L'embouchure du temps, je citais un passage du roman de Yannick Haenel, Tiens ferme ta couronne, pour faire émerger mon propre "paysage de triangles"autour des deux thèmes du cobra :

HAENEL                                                                                                 LOST
                                                  LYNCH
et du suicide :
LOST                                                                                                       HAENEL
                                                  DE JONGH    
"Je m'aperçois en les écrivant, notais-je alors, que ces deux triangles possèdent en fait une base commune, qui est la ligne LOST-HAENEL (ou HAENEL-LOST, Haenelost). Un losange pourrait alors être dessiné en joignant les quatre sommets." Je n'avais pas reproduit cette fois-là la figure tracée sur le cahier bleu. La voici donc :


Je n'avais pas non plus soufflé mot de la référence qui apparaît ici : la macle de Philippe Audoin.

Ce petit rappel me semblait nécessaire avant de faire la lumière sur le second losange qui s'est formé ces jours derniers autour des deux thèmes du feu et des livres. Cahier bleu encore une fois :


On voit que la série Lost occupe une nouvelle fois l'axe médian. Mais il faut que je m'explique avant toute chose sur ce terme de macle, que je rattache donc à Philippe Audoin, qui n'est pas un inconnu pour nous puisque nous l'avons vu apparaître le 27 octobre dernier à l'occasion de l'enquête autour du roman de Fred Vargas, Quand sort la recluse. L'article s'intitulait De Bourges à Saint-Porchaire, et se terminait par ces lignes :
"Encore une fois, pourquoi Bourges ? Pourquoi précisément Bourges ? Il ne me semble pas superflu de savoir que le propre père de Fred Vargas (de son vrai nom Frédérique Audoin-Rouzeau), l'écrivain Philippe Audoin, membre du groupe surréaliste, a consacré une étude à la ville : Bourges cité première, essai d'iconologie mytho-hermétique, publiée chez Julliard, en 1972, dans la collection "Les Lieux et les Dieux" dirigée par Gérard de Sède."
C'est dans cet ouvrage que Philippe Audoin, examinant les armes de la ville de Bourges, en vient à évoquer la Croix de Toulouse dite "maclée", composée de quatre losanges réguliers, qu'il identifie à un meuble héraldique bien connu : la macle, que l'on retrouve souvent dans les armes de la noblesses bretonne, ainsi les Rohan, "qui se flattent, dit-il, de descendre des premiers souverains de Bretagne portent : de gueules à neuf macles d'or, posées 3, 3 et 3."


"Le terme, poursuit Audoin,  est un équivalent de maille, et l'on présume que la figure héraldique rappelle la cotte de mailles des chevaliers, interprétation d'autant plus séduisante que la macle figure rarement seule en armoiries, mais au contraire groupée en fasce (horizontalement) ou en pal (verticalement) comme pour suggérer l'entrecroisement des mailles du haubert (fig. 5)."

Par ailleurs les macles désignent aussi des cristaux crucifères, la Staurolite ou Staurotide (du grec stauros, croix), silicates d'alumine en forme de croix grecque ou de Saint-André, auxquels on prête encore aujourd'hui des propriétés merveilleuses. Ces Pierres de croix (lapides cruciferi), qu'on nommait aussi Pierres de Compostelle, abondantes en Galice (comme dans le Finistère breton), étaient rapportées par les pèlerins de Saint-Jacques, à l'instar des célèbres coquilles.
Exemples de macles de Staurolite (image Wikipedia)
Cette macle n'est assurément pas un détail anodin puisqu'elle fait l'objet d'une des trois annexes du livre. C'est même sur cette macle que l'étude s'achève, avec ce texte titré Sine macula macla, Macle sans tache, qui était la devise des Rohan, qu'Audoin rapproche de la devise de l'ordre breton de l'hermine : Potius mori quam foedari (Plutôt mourir qu'être souillé).
Outre le cristal, il évoque aussi la macle d'un autre minéral, la cérusite, qui n'est pas sans ressemblance avec des cristaux à trois pointes qu'on retrouve toujours à Bourges, au plafond du cabinet de l'Hôtel Lallemand. Ainsi que la macle ou macre, plante aquatique nommée aussi Châtaigne d'eau, cornuelle, corniote, écharbot ou truffe d'eau : dont les feuilles sont en forme de losange.


Résumons : les thèmes exhumés ce 16 avril, après ceux du 3 avril, peuvent donc être agencés sous la forme d'une macle. La récente excursion à Bourges, à l'instigation de l'ami Bartt, et d'où j'ai rapporté le livre d'Anna Tsing (qui, du coup, a fait surgir comme par enchantement le thème du champignon*), n'en semble que plus cohérente. A cela je voudrais aussi ajouter une autre coïncidence qui ne m'est apparue que très progressivement, comme un paysage à la dissipation des brumes.

J'ai oublié en effet un détail hier dans ma chronique de la brocante des Marins : j'ai failli en effet acheter un autre livre, un Précis de prestidigitation par un certain Bruce Elliott. Je ne m'intéresse pas plus que ça à l'illusionnisme mais il se trouvait que le livre était préfacé par Orson Welles. Pourquoi Orson Welles préfaçait-il en 1952 un livre de magie ? Bon, je n'aurai pas la réponse à ma question car le brocanteur en demandait trente-cinq euros, et j'ai trouvé ça un peu chérot. Le dit brocanteur était en tout cas bien au courant des cotes car j'ai retrouvé le bouquin sur le net à ce prix-là exactement.


Sur ces entrefaites, je m'avise que je n'ai plus que ce jour pour visionner sur Mubi La Soif du Mal (en anglais Touch of Evil) du même Orson Welles. Qui joue dans son propre film le rôle de Hank Quinlan, un policier américain alcoolique et brutal, opposé à Miguel Vargas (Charlton Heston), policier mexicain qui vient de coffrer un chef de gang, en voyage de noces avec l'américaine Suzy (Janet Leigh). Vargas... Ce nom évidemment résonne...
J'ai écrit hier que j'avais rapporté 22 livres issus des trois cartons abandonnés au bon vouloir sur le trottoir de l'avenue. Autant que de lames majeures du Tarot (ce n'était pas une volonté consciente : je ne les ai comptés qu'au retour). Or, des tarots, il en est question vers la fin du film : Quinlan revient voir son ancienne amie Tanya (magnétique Marlene Dietrich) et lui demande de lui tirer les cartes.


Mais Tanya refuse :


Quinlan est un homme fini, et il le sait. 


Mais il y a plus fort et plus profond encore : sur le net, je débusque une analyse de Daniel Becquemont, de la revue hypermedia Criminocorpus, Crime et caméra : Touch of Evil (La Soif du Mal, O. Welles, 1957), où l'interrogation sur le titre du film vient en somme directement percuter la devise des Rohan, Sine macula macla, Macle sans tache, rapprochée, je le rappelle, de la devise de l'hermine : "Plutôt mourir qu'être souillé" :
"Le titre français du film, ‘La Soif du Mal’, des plus malencontreux, peut prêter à contresens. Aucun personnage n’est assoiffé de mal, ni l’assassin ni Grandi ou ses séides, ni Quinlan. ‘A Touch of Evil’, c’est, littéralement, une touche de mal, ou peut-être simplement une tache, qui s’élargit avec le déroulement du film, tache qui atteindra et contaminera chacun des personnages. Le crime initial déclenche l’action ; il n’est pas la source du mal, mais son révélateur. La tache de mal moral, évidente chez l’assassin quasi invisible et chez Grandi, se verra étendue rapidement à Quinlan, puis plus discrètement et chargée d’ambiguïté, à Vargas lui-même. Quant à Suzy, c’est sur son corps même que l’image nous la montrera, à plusieurs reprises, victime privilégiée, sans défense, souillée par cette ‘touche’, créature féminine élue par le mal, sur laquelle il s’inscrit, visuellement, dès que Vargas croit l’avoir mise à l’abri. Les taches de mal du film sont montrées sans ambiguïtés par la caméra, redoublant visuellement le mal moral qui envahit la ville." [C'est moi qui souligne]
L'analyse suit le film plan à plan, et montre bien comment la tache du mal envahit tout, n'épargnant pas non plus le personnage au départ profondément intègre (Vargas) :
"Menzies et Vargas tentent de piéger Quinlan avec un microphone porté par Menzies et prêt à enregistrer une confession de Quinlan, réfugié chez Tana comme en sa tanière. Quelle que soit la grande beauté plastique et la virtuosité technique de la dernière partie du film, elle vise plus à apporter la dernière touche (de mal ?) au portrait de Quinlan qu’à rétablir un ordre initial perturbé par le premier crime. La vengeance destructrice de Quinlan, son mépris de l’ordre social et de la justice, son souci exclusif de détruire les criminels par n’importe quel moyen fût-il illégal, sont certes condamnés, mais Welles prend soin de nous montrer que cet esprit de vengeance peut surgir en chacun de nous, comme chez Vargas prêt à tuer, dans des circonstances analogues à celles qu’autrefois a vécues Quinlan, et que la tache de mal a pour destination privilégiées, du pur fait de sa condition féminine, son épouse Suzy, souillée par l’ombre, la lumière, les (fausses) drogues et même les cadavres."
Enfin, j'ai trouvé la réponse à ma question au sujet de la préface de Welles sur le manuel de magie. Grâce à un article du Blog de cinéma.
"On dit souvent que les magiciens s’entourent de jolies assistantes pour distraire les spectateurs… Pour leur donner quelque chose à regarder pendant qu’eux réalisent leurs tours de passe passe. Orson Welles est un magicien. Au sens propre et figuré. Passionné par l’illusionnisme et la magie, il est initié à l’art de la prestidigitation par Harry Houdini à Paris alors qu’il n’est qu’un adolescent. Avec LA SOIF DU MAL, le magicien prend le pas sur le réalisateur en accomplissant un de ses plus beaux tours."
Cette idée de Welles magicien, je la retrouve au terme d'un bel article d'un certain Thaddeus, sur le forum de Dvdclassik :
"Ce que dit Welles à travers ce film monumental, où la société et l’homme ne coïncident pas nécessairement, où personne ne peut se réfugier derrière une idée, fût-elle juste, où le bon Samaritain doit, pour confondre son ennemi, employer des méthodes contestables qui le perdront, et où même une canaille peut atteindre au sublime, c’est que chacun doit prouver sa force en marchant. Voici peut-être son grand plus tour de prestidigitation, lui qui n’est pas du genre à se contenter de faire sortir des lapins de son chapeau : s’emparer d’une banale intrigue policière, la tailler à sa démesure personnelle et l’ériger en parabole convulsive de l’ambiguïté humaine."[C'est moi qui souligne]
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* Le livre s'ouvre par ailleurs sur ce titre ACTIVER LES ENCHEVÊTREMENTS. On ne saurait mieux dire.

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