"Quoi que vous cherchiez à savoir ou à ressentir, à comprendre ou à percevoir, à saisir ou à entrevoir, quelque part un livre répond à votre quête, fût-ce pour vous ouvrir à son inanité."
Christiane Taubira, Baroque sarabande, Philippe Rey, 2018, p. 172.
Du 16 avril, dont j'essaie de rendre compte, au 1er juin, de naguère à aujourd'hui, l'Attracteur étrange joue à complexifier la trame : aux thèmes qui émergèrent alors, il en superpose au moins un autre, dont on s'aperçoit qu'il y était logé en puissance. Le feu triplement désigné met en lumière une substance née de l'obscurité de la terre, le champignon. Le feu et la fonge.* En ira-t-il de même pour le second thème apparu le 16 avril ? Je n'en sais rien encore.
Ce second thème c'est le livre, les livres. Lui aussi triplement annoncé. Lui aussi inauguré avec Truffaut, pour qui la littérature était vitale. Serge Toubiana écrit qu'il la prend à bras-le-corps : "Il l'aime et la respecte, car elle lui a sauvé la vie pendant son enfance." L'enfant brûlé est toujours là, qui n'a survécu à la brûlure de la solitude et de l'abandon que par la fréquentation acharnée des livres. Le seul film de science-fiction qu'il tournera (il n'affectionnait pas le genre, il l'avouera sans difficulté) sera Fahrenheit 451, parce qu'il a été attiré lors d'une conversation, en 1960, par ce roman dystopique de Ray Bradbury où les pompiers n'éteignent plus les feux mais brûlent les livres car ceux-ci ont tous été interdits. C'est dire aussi que d'emblée voici nos deux thèmes assemblés, feu et livres, que Truffaut se plaît à filmer, livres s'embrasant, remarque Bernard Benoliel, comme des films nitrate, dits aussi "films flamme" (ceux qu'Henri Langlois conserve dans sa cinémathèque).
Le même Benoliel s'attarde dans son article sur la scène de la vieille dame qui choisit de mourir au milieu de ses livres en feu. Le héros du film, le pompier Montag (Oskar Werner), "hébété, reste longtemps à la voir flamber, au risque d'y passer à son tour - et Truffaut d'étirer ce plan de regard par un ralenti. Parce que se rejoue pour lui, sur un mode spectaculaire, la scène ancestrale de l'enfant brûlé ? Juste avant, dans le grenier de la old lady, il a subtilisé "au hasard" un livre sur Gaspard Hauser, celui que l'on surnommait en son temps l'orphelin de l'Europe, bâtard demeuré célèbre pour ses origines à jamais mystérieuses."**
Autre orphelin de Lost, encore plus que Ben Linus (car il a perdu, lui, père et mère) : Sawyer. Bad boy, exécrable individualiste au début de la série, mais qui ne va cesser de s'améliorer tout au long de l'histoire. Dans l'autre épisode visionné le 16 avril, le neuvième de la cinquième saison (Namasté), nous le retrouvons en 1977 chef de la sécurité au village des Autres. Jack, de retour sur l'île, lui rend visite dans le bungalow où il vit depuis trois ans avec Juliet. Sawyer, assis dans un fauteuil, est en train de lire (c'est le seul grand lecteur, et même lecteur tout court, de tous les personnages de la série). Comme Jack lui demande ce qu'il compte faire au sujet de Sayid, qui vient d'être emprisonné, Sawyer dit qu'il y réfléchit, s'attirant ainsi une remarque ironique de Jack : "Vraiment ? J'aurais juré que tu lisais un livre". Il encaisse, sourit et commence par dire qu'à ce qu'il paraît Winston Churchill lisait un livre tous les soirs pendant le Blitz (le bombardement allemand sur Londres en 1940) : "Il paraît que ça l'aidait à réfléchir." La critique cinglante suit : Jack, quand il était le leader du groupe, ne réfléchissait pas, il se contentait de réagir. Et beaucoup de gens sont morts. Le leader maintenant c'est lui, Sawyer.
Troisième volet du lire, avec Bondrée, un roman noir d'Andrée A. Michaud, que j'avais acheté le 7 avril, en grande partie pour son titre (mais aussi parce qu'il se déroulait à l'été 1967), titre qui me rappelait bien sûr Le retour de la bondrée d'Aimée de Jongh, qui avait pris place dans plusieurs figures symboliques avec Tiens ferme ta couronne, le roman de Yannick Haenel. Or, cette bondrée n'avait absolument rien à voir avec le rapace apivore de la bande dessinée, ce que les premières lignes de l'ouvrage indiquaient d'ailleurs on ne peut plus clairement :
"Bondrée est un territoire où les ombres résistent aux lumières les plus crues, une enclave dont l'abondante végétation conserve le souvenir des forêts intouchées qui couvraient le continent nord-américain il y a de cela trois ou quatre siècles. Son nom provient d'une déformation de "boundary", frontière."
Je dois dire tout de suite que loin d'être une déception, ce fut une chance que cette confusion autour du nom "bondrée" : sans cet appel du vocable, je ne l'eusse sans doute pas acheté. Et cela aurait été dommage, car ce roman à plusieurs voix mais sans aucun dialogue, basé sur la disparition de jeunes adolescentes délurées, est remarquable non seulement par son climat toxique (ça c'est le principe du thriller) mais aussi par la poésie sombre de ces grandes forêts canadiennes qu'il sait distiller tout au long du drame. Et puis j'aurais raté ce passage sur les livres :
"En voyant Larue descendre de la voiture, il s'était senti soulagé d'un poids. Avec Cusack***, il demeurait enfermé dans sa vision de flic, alors que Larue venait d'un autre monde, celui des livres, qui réfléchissait le réel avec une acuité différente, prenant une petite parcelle de cette réalité pour la mesurer à l'aune d'un tout ne résidant que dans la somme de ses parties. C'était ce qu'il devait faire aussi, observer Boundary comme le microcosme d'une humanité ne variant pas. En principe, il aurait dû respecter les règles et engager un interprète, mais il ne voulait personne d'autre que ce Larue dans cette enquête, quitte à le payer de sa poche si l'administration protestait." (p. 213)
De ces deux thèmes, feu et livres, on va voir qu'une autre figure allait émerger.
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* Et par une de ces malices du hasard que nous connaissons bien, il se trouve que le cinéaste dont l'oeuvre est le point de départ de toute cette enquête contient à la racine de son nom le diamant noir des champignons, autrement dit la truffe. Fruit de la rencontre entre un arbre, dit « arbre truffier » (chêne, hêtre, tilleul, frêne, charme, noisetier…) et un champignon ascomycète ectomycorhizien, qui vit au contact des radicelles de l’arbre. Ce sont les excroissances produites par le champignon qui s’appellent les truffes. Une de ces rencontres au coeur du livre d'Anna Tsing (de même le matsutake est le fruit de la rencontre avec les pins tordus des forêts de l'Oregon).
** Sur Gaspard Hauser, voir aussi le film de Werner Herzog. J'en ai parlé ici.
*** Ces forêts situées à la frontière du Maine et du Québec nous rappellent bien sûr les forêts de l'Oregon à l'autre bout du continent nord-américain, mais ce nom aussi de Cusack (le policier accompagnant le sergent Michaud qui conduit l'enquête) évoque celui de Cyril Cusack, l'acteur irlandais qui incarne le capitaine des pompiers dans Fahrenheit 451.
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