lundi 30 juin 2025

Les mauvais bergers

Je réalise la désynchronisation : j'écris dans un appartement cerné par la canicule, volets clos, sur un événement se déroulant à l'autre bout de l'année, dans le renversement des solstices. Cela a-t-il une importance ? cela influe-t-il sur le contenu ? non, certainement, c'était juste une remarque en passant, avant d'entrer dans le vif du sujet. Le vif du sujet ? Certains se posent sans doute la question de ce vif. De l'utilité, aujourd'hui, de passer du temps sur la représentation d'un événement mythique en ce même Orient déchiré aujourd'hui par mille tragédies. Une obscure intuition, qui prolonge en réalité celle de Tarkovski dans Le Sacrifice, me souffle que oui. Peut-être.

Alors poursuivons, en allant voir ce que Robert Delevoy nous dit de l’Épiphanie dans son Bosch de 1960. "L'un des plus subtils poèmes picturaux que l'on puisse saisir dans l'art d'Occident", écrit-il d'emblée. "Formulée en d'autres termes, la pensée est la même que celle qui gère les Noces de Cana : la foi est rassurante, l'effusion religieuse triomphe des forces du Mal."Il  reprend ensuite l'idée que nous avons déjà abordée, à savoir que le triptyque illustre le parallèle entre Épiphanie et Eucharistie. Le détail des présents - le Sacrifice d'Isaac sur la pièce d'orfèvrerie déposée aux pieds de la Vierge, la visite de la reine de Saba sur le mantelet de l'autre roi -, est bien redonné, à l'exception de Gaspard : "très digne, vêtu d'un superbe manteau blanc au col d'épines, il tient dans sa main droite un globe blanc bleuté décoré de figurines en grisaille évoquant une scène d'idolâtrie : l'oiseau qui le surmonte picore une cerise rouge." L'épisode de David recevant un message du général Abner n'est donc pas reconnu, pas plus que le phénix surmontant le globe, et qui symbolise la Résurrection du Christ (il n'est pas sûr qu'il picore une cerise rouge, les commentateurs du musée de Prado parlent simplement d'une graine). Et que dire du fruit tenu dans la main gauche de Gaspard, relié au globe par une chaînette dorée ?  Ne s'agit-il pas d'une fraise, qui était considérée comme une plante du jardin du paradis ? "Elle figure aussi dans de nombreuses représentations de la Nativité, de l'adoration des bergers et de celle des Rois mages, ainsi que dans des portraits de la sainte Famille ; du reste, dans toutes ces œuvres est symboliquement présente l'Incarnation du Sauveur. Les feuilles trilobées du fraisier peuvent aussi renvoyer à la Trinité, et sa petite fleur blanche est interprétée comme une image de l'innocence et de l'humilité." (Lucia Impelluso, Comment regarder la nature et ses symboles, Hazan, 2004, p. 159)


Mais allons voir du côté des autres personnages du tableau. On se rappelle des trognes de Bruegel, et bien, on trouve ici des lascars qui n'ont rien à leur envier. Regardez ceux qui sont perchés sur le toit de l'humble cabane.

 

Que font-ils sur ce toit de chaume, alors qu'un autre grimpe à un arbre pour sans doute les rejoindre ? "Ils épient, ils n'adorent pas", constate Delevoy - et Christian Jamet parle de "mauvais bergers". Notons que celui coiffé d'un bonnet bleu tient sous lui une cornemuse. Instrument de musique que l'on retrouve sur le panneau de droite du Jardin des délices. Mal vue par l’Église pour son rôle dans les danses populaires, sources de débauche et de débordements de toutes sortes, elle était souvent associée au Diable tentateur.  

 

Un autre bougre, d'aspect pas plus sympathique, mate par un trou du mur de torchis, juste derrière la Vierge.

 

Mais le pompon, c'est bien sûr le groupe central qui le décroche, avec cet étrange personnage qui se présente à l'entrée à moitié nu, et qu'on pourrait identifier à un quatrième roi car il porte couronne en forme de bulbe hérissé d'épines. Robert Delevoy y voit le "pauvre lépreux que décrit le Talmud babylonien", le Messie juif que Bosch affuble aussi, selon lui, des attributs de l'Antéchrist (c'est aussi ainsi qu'il est désigné dans le commentaire du Prado). 

 

En tout cas, il tient dans sa main droite la couronne de Balthazar. Christian Jamet remarque que des créatures monstrueuses ornent la robe de Gaspard et de sa petite servante noire, et que le casque que le vieux roi a déposé près de son offrande, écrasant les crapauds de l'hérésie, est décoré également de symboles des désirs terrestres. "Bref, conclut-il, il apparaît que l'acte d'adoration des mages représente aussi pour eux une démarche de conversion."

Le mal rôde. Dans la campagne lumineuse, aucunement hivernale, mais bien estivale avec ses arbres aux denses feuillages, deux troupes de cavaliers semblent se diriger l'une vers l'autre. 

Alors j'ai envie pour conclure à mon tour de revenir à Daniel Arasse, et à son propos sur l'Adoration de Bruegel faisant discrètement référence à celle de Bosch : "Ainsi, par delà l'évolution de la peinture flamande et sous couvert d'une composition à l'italienne, Bruegel fait retour à une source d'inspiration où le Noir, le regard du Noir était porteur de la plus haute spiritualité et attestait la valeur universelle de la foi chrétienne, c'est-à-dire aussi, dans les termes de l'époque, l'universalité de l'humanité des hommes. Comme le souligne Jean Devisse (à moins que ce ne soit Michel Mollat), L'Adoration de Bosch "témoigne, face aux milliers d'autres où s'inscrit la méconnaissance progressive de l'Afrique, qu'une autre voie était ouverte, une chance peut-être que l'Occident n'a pas su saisir". C'était avant. Avant le reste. Avant surtout que le développement de l'esclavage et de la traite des Noirs n'encourage le développement de l'idéologie et du discours raciste qui en justifiaient la pratique."

"Mystérieux Jérôme Bosch", tel est le titre d'un article de Paul-Louis Rossi, dans la revue littéraire en ligne En attendant Nadeau, rendant compte d'un essai de Frédéric Grolleau, Hieronymus : moi, Jérôme Bosch, ou le peintre des enfers (Éditions du Littéraire, 2016). Une année 2016 qui devait être consacrée à Jérôme Bosch dans les Flandres et la Wallonie. "Mais, bouleversement imprévu du destin, écrit Rossi, les cérémonies furent gravement perturbées par une série d’attentats meurtriers venus toucher Bruxelles et Paris au début de cette année. Si bien qu’une partie des manifestations a été suspendus, et je n’ose le dire, que l’univers tragique de Bosch n’était pas fatalement désirable en cet instant de l’histoire. La connaissance, la nature et la physionomie du peintre ont grandement souffert de ces événements." Malgré le portrait du peintre que tente d'écrire Frédéric Grolleau, Rossi note encore qu'il "faut admettre que Bosch, issu d’une famille active, appartenant à cette confrérie de Notre-Dame, fait preuve, dans l’histoire qui lui est attribuée, d’une singulière discrétion, pour ne pas dire de marginalité. On ne distingue pratiquement aucun écrit, aucune déclaration, aucune prétention affichée dans sa carrière. " Il ajoute que "dans le « Triptyque de l’Épiphanie » par exemple, il est désigné à la place de Saint-Joseph, seul et désespéré, loin de l’arrivée des Roi Mages et des représentants du clergé et des notables agenouillés."

Cette scène est sur le panneau de gauche. Bosch a représenté ici Peeter Scheyve, le donateur, et saint Pierre. J'avoue n'avoir pas reconnu Joseph dans le personnage du fond, qui me faisait plutôt penser à une religieuse. Et il est vrai que Joseph est absent du panneau central. La notice Wikipedia précise qu'il fait sécher des vêtements près d'un feu, renvoyant en note à Suzanne Laemers, « Hieronymus Bosch and the Tradition of the Early Netherlandish Triptych », in Visual Culture: Images and Interpretations, Norman Bryson, Michael Ann Holly, et Keith Moxey, Hanovre et Londres : Wesleyan University Press, 1994, p. 79. 

Étrange scène : Joseph ne me semble pas désespéré, comme l'écrit Rossi, et sa position me fait plutôt penser à celle des paysans du mois de février dans la miniature des frères de Limbourg, dans Les Très Riches Heures du duc de Berry.

 

Les deux personnages de gauche se réchauffent devant le feu ardent et les artistes montrent leurs sexes avec le plus grand naturel. Ce qui résonne aussi avec la petite scène située juste au-dessus de Joseph, où l'on voit un homme,  de trois quarts dos, "qui, nous dit la notice Wikipedia, semble exhiber son sexe à l'attention d'une dame qui parait offusquée".

 

Que signifie aussi ce regard de Joseph tourné vers saint Pierre, ou bien nous, les spectateurs ? 

On ne peut qu'être d'accord avec la dernière phrase de l'article de Paul-Louis Rossi : "Ce qui nous étonne, c’est l’énorme mystère qui persiste dans la distribution et l’analyse des scènes picturales et des notices qui entourent le peintre nommé Hieronymus Bosch."


vendredi 27 juin 2025

Reine de Saba et Bible des pauvres

Déniché dans la bibliothèque un autre livre sur les Rois mages, acheté 1,50 euro à Noz il y a plusieurs années, pas lu encore. Il faisait partie de ces livres qui attendent patiemment leur heure (quoi de plus patient qu'un livre ?). Il s'agit de Célébration de l'Offrande, paru en 2001 chez Albin Michel, dans la collection Célébrations dirigée par Éliane Gondinet-Wallstein, dont le principe est de réunir autour d'un thème le texte d'un écrivain contemporain et le court essai d'un historien ou d'un critique d'art. Ici, c'est Michel Tournier qui s'y collait (il avait déjà écrit Gaspard, Melchior § Balthazar en 1982), et l'universitaire Christian Jamet qui, dans Regards de peintres sur les Rois mages, présente dix œuvres inspirées par le thème. Et parmi elles, nous retrouvons l’Épiphanie de Jérôme Bosch, dont Gaspard fait d'ailleurs, comme par hasard, la couverture.

 

Ceci nous invite à entrer un peu plus dans le détail de ce tableau fascinant. L'intention du peintre, selon Christian Jamet, est d'établir un parallèle entre Épiphanie et Eucharistie (le triptyque refermé montre la messe de Saint Grégoire).

La sculpture en or, déposée par Melchior aux pieds de la Vierge, représente le sacrifice d'Isaac, préfiguration de celui de Jésus. Isaac, portant devant l'autel le bois du sacrifice, est menacé par le glaive de son père Abraham, arrêté par la main d'un ange. Le bélier sur la droite sera sacrifié à sa place. 


Autre scène de l'Ancien Testament  : le luxueux gorgeret de Balthazar montre la visite de la reine de Saba, apportant des présents, agenouillée devant Salomon. 

 

La signification du troisième cadeau, celui de Gaspard, a donné lieu à beaucoup d'interprétations. Sur la boule d'argent, un homme agenouillé devant un roi sur son trône présente un objet rectangulaire, qu'on a souvent identifié comme un livre.

 

La Bible des pauvres, un ouvrage très répandu au temps de Bosch, donne la solution : lorsque David succède à Saül, le général Abner prend le parti de Ish-Bosheth, le fils de Saül, contre David. Mais après une accusation de trahison, il se rallie à David à qui il envoie ses messagers. L'objet rectangulaire serait donc une lettre. Cela préfigure, comme l'épisode de la reine de Saba, la soumission des rois étrangers au Christ.  

Biblia pauperum  hollandaise,
exemplaire xylographique de la seconde moitié du XVe siècle,
Paris, B.n.F., cabinet des Estampes.

Et puis voilà que je m'avise que je possède aussi une monographie sur Bosch, paru chez Skira en 1960, année de ma naissance, acheté à Aigurande lors d'une brocante en août 2000, et écrite par un certain Robert L. Delevoy. Surprise : la page de titre représente précisément le cadeau de Gaspard... 


 Que nous dit Robert L. Delevoy ? On le verra au prochain épisode.

jeudi 26 juin 2025

Gaspard l'Africain

Bruegel n'est pas le premier à représenter un roi mage noir. L'usage en est répandu depuis plusieurs décennies. On trouvait aussi des figures noires dans les Adorations des Mages, faisant partie du cortège en tant qu'esclaves. Qu'est-ce qui a donc poussé les peintres à leur donner un rang supérieur ? A cela Daniel Arasse donne une explication qu'il définit lui-même comme géopolitique : la prise de Constantinople par les Turcs en 1456, coupant ainsi la route vers Jérusalem, oblige les pèlerins à contourner l'obstacle et à passer par le sud. "On voit alors se réactiver, poursuit l'historien, le mythe ancien de ce royaume chrétien situé en Afrique, au sud de l’Égypte, d'une richesse immense, habité par des Noirs et gouvernés par un mystérieux Prêtre Jean. En 1459-1460, un imposteur parvient même, en se faisant passer pour l'ambassadeur du Prêtre Jean, à se faire recevoir par le pape Pie II, le duc de Milan et le roi de France à Bourges." Le mythe deviendra réalité quand l'émissaire du roi Jean II du Portugal entrera en contact en 1494 avec le royaume d’Éthiopie, chrétien et noir. Mais la peinture, dit encore Daniel Arasse, n'a pas attendu l'histoire et l'idée du mage Noir, l'Africain Gaspard, a un succès fou, et le premier roi noir italien est peint par Mantegna, pour la chapelle privée de la marquise de Mantoue.

Andrea Mantegna, Adoration des Mages, entre 1495 et 1505, Getty Museum, Los Angeles.
 

Après avoir observé nombre de représentations de ce temps-là, Daniel Arasse dégage trois caractéristiques du Gaspard noir pictural. Il est tout d'abord vêtu avec un luxe encore plus ostentatoire que les deux autres mages. Ensuite, il est le plus jeune (l'usage s'était banalisé de faire correspondre les mages "aux trois âges de la vie".) Enfin, troisième élément, Gaspard se situe le plus souvent à l'écart, "parfois de peu, parfois de beaucoup : tantôt isolé, seul, sur son volet de triptyque, tantôt séparé du groupe principal par un pilier, une colonne, un arbre, tantôt même arrivant tout juste, en courant ou encore à cheval, alors que les deux autres sont déjà là, en train de faire leurs offrandes." 

A ce point de vue, Bruegel n'invente donc rien : avec son jeune roi noir un peu à l'écart, "il adopte  même la formule la plus courante". Pourtant, il ne faut pas s'y tromper, Bruegel n'est pas un simple suiveur et Daniel Arasse prend soin de préciser que "s'il reprend en effet la tradition, Bruegel l'articule de façon très singulière car son Gaspard est le seul à ne pas être caricaturé." Et en cela, il retrouve l'esprit de Jérôme Bosch dont L'Adoration, aujourd'hui au Musée du Prado, à Madrid, se trouvait toujours, jusqu'en 1568, dans les environs de Bruxelles.


Jérôme Bosch, Épiphanie, v. 1495, Musée du Prado, Madrid.

A l'écart sur la gauche, debout comme le Gaspard de Bruegel, le mage noir est déjà là d'une prestance exceptionnelle. La référence à Bosch ne fait pas de doute pour Daniel Arasse : "Bruegel ne se contente pas en effet d'y reprendre la couleur de l'habit ; il indique explicitement son hommage en confiant à son roi noir un cadeau qui constitue une citation luxueuse des inventions de Bosch, un cadeau encore plus "à la manière de Bosch" qu'il ne l'était chez Bosch lui-même et, détail sans doute significatif, il signe son tableau sous la majestueuse silhouette, comme l'avait fait Bosch plus d'un demi-siècle plus tôt."



mardi 24 juin 2025

Un oeil noir

 


De Daniel Arasse, je ne possède pas que le très bel ouvrage sur Léonard, non, j'ai aussi un volume un peu défraîchi, assurément trouvé sur une brocante (mais quand ? je ne sais pas, j'ai négligé, c'est rare, d'y apposer une date et un lieu), un folio essais titré On n'y voit rien, sous-titré Descriptions. Six courtes fictions narratives centrées chacune sur un tableau différent. J'ai dû lire la première, Le regard de l'escargot, mais sans doute pas les autres. Comme le volume traînait dans une pile de livres encore en instance de rangement, j'y ai jeté un coup d’œil par curiosité, et ne voilà-t-il pas que je tombe sur L'Adoration des Mages. Au cœur de la seconde fiction, Un œil noir. Oui, mais il ne s'agit pas de L'Adoration de Léonard, mais de celle de Bruegel (1564). Bon, tant pis, je décide de lire quand même. Je n'ai pas vraiment à me forcer : Daniel Arasse sait vous embarquer à la découverte d'un tableau comme un artisan rusé du polar vous entraîne sur les sentiers sinueux d'une enquête criminelle.

Donc, Bruegel, avec ce tableau visible à la National Gallery de Londres (et n'hésitez pas à aller sur la page du musée, on peut zoomer à loisir sur les détails).

 

Le narrateur rappelle l'événement considérable que constitue, pour tout chrétien, l’Épiphanie, "qui signe, dit-il, la reconnaissance universelle de l'Incarnation, de la divinité humaine du Christ." Le thème est donc souvent traité avec somptuosité (on l'a bien vu avec Botticelli, Lippi et même Léonard), mais Bruegel "prenait manifestement et résolument le contre-pied de cette tradition pour en faire une mise en scène un peu gauche et grossière, un spectacle de village."

On ne peut pas lui donner tort. Exit le cortège fastueux, la cavalerie richement chamarrée, des soldats certes, mais à gueule de soudards (il note l'inquiétante présence du soldat casqué et armé qui se penche, à l'aplomb exact de l'Enfant Jésus - sa hallebarde en forme de croix, occupant la même place que les deux arbres de Léonard, préfigure déjà la Passion). Quant aux rois, seule leur vêture les désigne comme tels : "Avec leurs cheveux longs, sales, mal peignés, ils ont plutôt l'air de vieux hippies avachis, de babas édentés. Ils paraissent ce qu'ils sont : des vieillards gâteux."


 

Au milieu du tableau, Marie et Jésus forment a contrario "une cellule de calme et de douceur". Mais la fin est déjà là, note-t-il, le lange blanc de l'enfant "l'enveloppe comme le fera le linceul - et, il en est convaincu maintenant, les armes des soldats qui, dans le coin supérieur gauche, ferment la composition en se découpant sur le ciel annoncent déjà celles qui accompagneront le Christ, après l'arrestation au mont des Oliviers, tout au long de la Passion."

 

Arasse dit qu'il en était là de ses rêveries quand, sans s'y attendre, il a vu le reste du tableau, à savoir sa partie droite, avec le troisième roi, Gaspard, le roi noir, debout, à la différence de Melchior et Balthazar. Et Bruegel lui accorde une noblesse qu'il dénie aux deux autres : "Soulignant sa verticalité, son admirable et simple manteau, vraisemblablement en peau retournée, lui donne cette tranquille grandeur qui caractérise les rois (en peinture)." Et son cadeau surpasse celui des deux cacochymes : "c'est un bateau d'or, une sorte de caravelle miniature, ses canons perçant à travers ses flancs, dont la large panse porte, au lieu des ponts et des mâts, un coquillage marin de matière rare, surmonté d'une petite sphère armillaire en or, et le pourtour orné de pierres précieuses tandis que, de son orifice, surgit le buste d'un personnage qui tient à bout de bras une autre, grosse, pierre précieuse (une émeraude ?) sertie d'or."

 

Étrange et magnifique présent, souligne-t-il, qui tient aussi du souvenir de voyage et qui va donc bien à Gaspard, "roi noir venu d'Afrique, le seul Noir de toute la foule". Et il se demande pourquoi il a mis tant de temps à voir ce Gaspard qui, maintenant, lui crève les yeux. Il y a plusieurs raisons, je ne les détaille pas toutes, dont celle-ci, qui est que Gaspard est noir, oui, et il s'en explique : "C'est curieux comme on voit mal les Noirs en peinture ; souvent, leur couleur fait une sorte de "trou noir" dont la perception se perd au profit des couleurs qui l'entourent. En fait, pour faire voir un Noir en peinture, il faut le faire ressortir par un fond clair et ce n'est pas ce qu'a fait Bruegel." 

Alors il s'approche pour regarder au plus près ce visage noir et il en est assez surpris : "Non seulement, avec Marie et l'Enfant, c'est la seule figure à ne pas être traité sur le mode comique mais, calme, attendant son tour, il est beau, les traits fins, le regard perplexe, d'une interrogative douceur." Et il note que sa dignité est d'autant plus grande que Bruegel a placé, juste derrière Gaspard, deux trognes "franchement peintes pour faire rire".

 

La veille, j'avais vu sur France 2 le beau documentaire d'Alain Mabanckou et Aurélia Perreau, Noirs en France. Et j'avais collé sur mon cahier-agenda une photo d'Ibrahima, lycéen, l'un des six témoins du film (ce n'était pas celle-ci au dessous). Et c'était une résonance soudaine qui se donnait à entendre avec le tableau de Bruegel. 

 

Les trognes de l'arrière-plan perdurent aussi, hélas : il n'y a qu'à lire les commentaires sur YouTube au sujet du film. La bêtise crasse s'y donne libre cours, comme il est d'usage la plupart du temps sur les réseaux sociaux, qu'il vaut mieux éviter pour ne pas désespérer de l'humanité.

Sur cette figure du Noir dans L'Adoration des Mages, on en verra bientôt un autre exemple, avec Jérôme Bosch.

vendredi 20 juin 2025

Bestialissima pazzia

Je possède depuis longtemps dans ma bibliothèque le très beau livre de Daniel Arasse sur Léonard de Vinci (Hazan, 1997). C'est un volcan endormi dans le cratère duquel je ne suis jamais descendu que pour de timides explorations. La survenue de L'Adoration des Mages m'a conduit naturellement à en tenter une nouvelle. Et il y eut une première surprise : la couverture de l'ouvrage représentait rien moins qu'un détail du fameux tableau, ce dont je ne m'étais jamais avisé.

 

Si Daniel Arasse choisit ce tableau inachevé comme couverture, au lieu de la plus attendue Joconde, ou de la Vierge aux rochers par exemple, c'est bien qu'il le tient pour un chef d’œuvre. Il montre tout d'abord qu'il doit beaucoup à L'Adoration des Mages que Botticelli réalise quelques années plus tôt entre 1472 et 1475 pour la chapelle de Guasparre del Lama à Santa Maria Novella. Le peintre innovait déjà en supprimant l'habituel cortège des Mages, et en disposant la sainte Famille au centre de la composition, les Mages et leurs suivants se répartissant de chaque côté de façon plus ou moins symétrique : "Il transforme ainsi, écrit Arasse, ce qui était une scène à dominante narrative en une image cérémonielle et liturgique : les Mages rendent hommage, en Jésus, au corps incarné du Fils."(p. 350)

 

De Botticelli, Léonard reprend "la disposition centralisée de l'ensemble, la pose agenouillée des trois Mages et l'idée des grandioses ruines antiques situées sur la gauche qui, tout en étant une figure connue de l'effondrement de la religion païenne, étaient encore peu utilisées dans le thème des Mages." Cependant, il ne faut pas s'y tromper, Léonard ne se rapproche de Botticelli que pour s'en différencier radicalement. Il supprime entièrement la "cabane" de Marie et lui substitue ces deux arbres si importants dans le film de Tarkovski. Et alors que Botticelli place la Vierge et l'Enfant dans la partie supérieure, nettement au-dessus du point de fuite, les désignant clairement comme visée du culte, Léonard les installe au contraire dans la partie basse, idée qu'il a dès l'origine, comme en atteste l'esquisse préparatoire de 1481.

Pointe de plomb reprise à la plume et à l’encre brune (Département des Arts graphiques, Musée du Louvre)
 

"Ce choix, explique Daniel Arasse, lui permettait de développer le fond à travers toute la surface et lui ouvrait la possibilité d'enrichissements et d'innovations considérables." Traditionnellement, le fond permettait de présenter le cortège des Mages, et c'est bien ainsi que Filippino Lippi (qui reprendra à la demande des moines, en 1496, le projet abandonné par Léonard) le traitera, même s'il reprend pour l'essentiel sa composition.

 

Rien de tel donc chez Vinci. Dans le fond, à droite, a lieu un combat de cavaliers. Dont le sens est discuté. On y a vu parfois, dit Arasse, une transformation d'un combat contre le Dragon qu'il aurait imaginé dans L'Adoration des Bergers, à laquelle il travaillait en 1478-1480, mais aussi une variante du motif traditionnel de la lutte entre des chevaux du cortège, ou bien encore une allusion au combat entre membres du cortège et sbires d'Hérode, thème pris dans un évangile apocryphe arménien. Toujours est-il que, selon lui, le groupe possède un sens manifeste : "il exprime la violence guerrière et marque la première apparition du thème très léonardien de la bestialissima pazzia, de cette folie très bestiale qui, dans le combat, assimile l'homme à la bête." Thème qui sera le motif central de La Bataille d'Anghiari, entreprise plus de vingt ans plus tard.

L'Adoration des Mages, Léonard de Vinci (détail)
 

"Dans son ensemble, entre le fond et le premier plan, poursuit Daniel Arasse, c'est une cohérence autre que narrative que le tableau instaure : le fond est le lieu de l'aveuglement rapport à l'évidence glorieuse de l’Épiphanie, message de rédemption, de paix et d'amour."

Restons-en là pour aujourd'hui. Je ne peux me défendre cependant de percevoir comme un écho à la résonance déjà aperçue entre cette investigation sur des œuvres du passé et l'alarmante situation contemporaine du Proche-Orient. A cette guerre de bombardements entre Israël et l'Iran, deux régimes criminels autour duquel l'ubuesque Trump vient planer comme un vautour. 

Cortège des Mages, mosaïque (VIe s.), Saint-Apollinaire-le-Neuf, Ravenne
 

Dans cette mosaïque de Ravenne, les mages ne sont pas encore figurés comme des rois. Ils portent tous les trois un même bonnet phrygien et un costume persan identique, manteau court agrafé sur le côté droit, tunique relevée à hauteur des cuisses pour faciliter le voyage à dos de chameau, pantalons collants descendant jusqu'aux pieds. Deux des adorateurs présentent leur offrande les mains cachées par leur manteau en signe de vénération. Rite persan. Autrement dit, si l'on transpose en termes actuels, c'est l'Iran qui vient honorer un petit Palestinien né dans une étable. Au retour, averti par un songe, ils ne repasseront pas chez Hérode le sanguinaire. 

Qui est Hérode aujourd'hui ? 

Dans le ciel ce n'est plus l'étoile qui brille mais la traînée mortifère des missiles.


lundi 16 juin 2025

L' Adoration des Mages, Tati et la Trinité

"Ailleurs, Ali Cherri ajoute un corps d’argile à une tête de lion du XVIe siècle, donnant forme à un sphinx. Ses aquarelles de fruits pourrissant – Bitter Fruits Series (2024) – font écho à une Adoration des mages du XVIIe siècle craquelée par le temps."

Ce passage de la newsletter de Cédric Enjalbert mérite qu'on s'y attarde un instant. J'ai cherché à en savoir plus sur cette Adoration des Mages, et je n'ai pu trouver mieux qu'un article de La Marseillaise du 8 juin dernier, qui chronique l'exposition d'Ali Cherri au MAC de Marseille : "À quoi s’ajoute une prise autrement émouvante, les navrantes craquelures et les défauts vraisemblablement impossibles à restaurer d’une toile du XVIIe, l’apparition d’une Adoration des Mages de Nicolas Labbé, autrefois présente dans l’église des Jésuites qui fut détruite pendant les chantiers de la rue Impériale." Je n'ai pas réussi à trouver sur le net une représentation du tableau. 

Si cet extrait a retenu mon attention, c'est tout simplement qu'une autre Adoration des Mages, bien plus célèbre, est au cœur du Sacrifice, le film d'Andrei Tarkovski qui m'occupe à nouveau depuis quelques jours. Revenons à ce photogramme du film montré dans mon article précédent, où l'on voir Petit Garçon couché au pied de l'arbre sec.

 


Dans "Écriture et silence dans Le Sacrifice de Tarkovski",  Patrick Werly écrit : "Et cet enfant couché sous l’arbre, cette incarnation nouvelle du cri lointain dans le proche, renvoie bien évidemment à L’Adoration des Mages, à ce tableau à la fois beau et terrible de Léonard qui traverse de bout en bout le film27." En effet, le film s'ouvre dès le générique sur un détail du tableau, avant de procéder à un travelling ascendant. La note 27 précise : "Il faut ajouter que ce tableau est construit à partir de l’axe d’un arbre, l’arbre de vie sous lequel est adoré le nouvel Adam. Or, les branches de l’arbre « japonais » du film se confondent avec celui de Léonard, d’abord par un raccord entre deux plans, après le générique du début, ensuite par un jeu de reflets, lorsqu’un plan montre le tableau sous la vitre de son cadre, dans laquelle se reflètent de vrais arbres, ceux qui sont devant le balcon de la chambre d’Alexandre, grâce à un travail extrêmement précis du directeur de la photographie Sven Nykvist.[...]"
 
Léonard de Vinci, L'Adoration des Mages, 1481, peinture inachevée

L'autre jour, dans ma recherche un peu désordonnée sur l’œuvre de Tarkovski, je suis tombé sur un article de la philosophe Marie-José Mondzain, paru en 2016 dans la revue Les Lettres de la SPF, n°36, Andreï Tarkovski : incarner à l’écran. Dès le premier paragraphe, on y retrouve la thématique du silence exploré par Patrick Werly : "(...) quand je cherche où sont les philosophes chez Tarkovski, je ne les trouve pas dans des figures de l’éloquence ou de la théorie, bien au contraire, là ils ne sont qu’impuissance et vertige. Les philosophes, je les trouve dans les corps d’enfants, dans la voix du vent et des orages ou l’apparition d’un chien. Ce sont eux qui adressent aux professionnels du discours ou de l’écriture des signes à la fois tendres et violents concernant l’incarnation du sens dans le corps du monde. Ces signes manifestent cette présence du sens dans les figures d’un suspens des mots, comme si l’avènement du verbe s’opérait en silence. Alors surgit comme un éclat de lumière indéchiffrable la parole poétique." J'aime qu'elle dise un peu plus loin que "Tarkovski n’impose jamais le message d’un catéchisme univoque." Malgré l'abondance de symboles religieux ou autres. Elle affirme encore que "Le cinéma de Tarkovski n’est ni religieux ni sacralisant, c’est un cinéma « anthropogène ». On y fabrique de l’homme à l’image de l’humanité."
 
Je ne peux ici, sans le mutiler, rendre compte avec justice de cet article dense et difficile, et je me contenterai d'y prélever quelques passages qui me paraissent résonner avec ce qu'écrit par ailleurs Patrick Werly, ainsi de cette récurrence de la chute : "Sur le chemin sinueux, Alexandre tombe entre deux flaques d’eau, juste après qu’a résonné une corne de brume. Après sa chute, il entend l’appel des bergers et renonce à sa visite, en faisant demi-tour. Puis il entend à nouveau le chant, hésite et se retourne une dernière fois pour poursuivre dans sa première direction. Cette chute fait bien sûr écho à celle d’Otto dans le salon l’après-midi et à d’autres chutes ou heurts dans le film ; elle est aussi probablement une allusion à la chute de Paul sur le chemin de Damas. L’appel des bergers dans cette scène marque la distance parcourue par Alexandre dans l’histoire : celui qui n’entendait pas entend désormais et accepte de répondre à l’appel24." Cette note 24 renvoie une fois de plus au tableau de Léonard : "Et il est probable que l’appel des bergers est aussi en relation avec L’Adoration des Mages, le tableau de Léonard qui joue un rôle si important dans le film. On sait qu’à l’adoration des mages dans l’Évangile de Mathieu (2, 1-12) correspond dans celui de Luc l’adoration des bergers (Luc, 2, 8-21). Mages comme bergers voient les signes qui annoncent la naissance de Jésus, l’entrée de l’humanité dans une autre ère."
 
La première chute du film c'est celle d'Otto le facteur, dont Petit Garçon a attaché le vélo pendant qu'il discourait de l'Eternel Retour de Nietzsche. J'ai montré dans un article de 2017 qu'il y avait là, étonnamment, une citation humoristique au Jour de fête de Jacques Tati :
 
 
Je me cite : "C'est un gag ! Un gag chez Tarkovski ! Mais il n'est pas de son fait, il est clairement emprunté. Et vous l'avez peut-être deviné, c'est chez Tati qu'il l'a trouvé. Le Tati du facteur François de Sainte-Sévère, le Tati de Jour de fête. Avez-vous entendu le "Au revoir" d'Otto à la fin de la séquence ? Si non, réécoutez. Toute la séquence est presque contenue entre le Bonjour et l'Au revoir adressés à Petit Garçon, acteur muet mais actif qui, avec son lasso, fait une blague au facteur, lequel, beau joueur, ne s'en offusque pas, et singe même François en colère."
 
 
Marie-José Mondzain écrit de son côté : "Le mouvement, la circulation des signes visuels et sonores, institue malgré tout un espace, même si sa géométrie est fragile et instable. Cet espace est celui de l’image sur l’écran, espace ténu, cassable, fracassable, une sorte de sol sismique où chacun a du mal à se tenir debout. On y marche en zigzagant, courbé, boitant, heurtant les choses, on tombe, on y dessine des trajectoires dans toutes les directions de l’espace, des espace de maladresses insignes, de flottement fugitif, qu’il soit aérien ou aquatique, il est fait de déséquilibres, de chutes et de naufrages aussi bien que d’envol. [...] Sur cette trajectoire itinérante du désir insatiable, la figure de l’exil et celle du voyageur sont indissociables de celle de l’hospitalité. Car les films de Tarkovski sont construits comme une terre d’accueil de l’humanité entière, alors que lui-même n’a connu que l’exil partout, je dis bien partout, car la maison natale comme le giron maternel, la terre des racines ne sont que les fleurs de la mémoire, des nostalgies inhérentes à l’itinérance de toute vie. Rien de plus hébraïque dans la fidélité à l’exil et l’invisibilité, rien de plus hébraïque que cet hommage ininterrompu des gestes à l’hospitalité."
 
Andreï Roublev, L' Icône de la Trinité, entre 1422 et 1427 ou Les trois anges à Mambré, tempera sur panneau de bois, 150 × 100 cm, Moscou, Galerie Tretiakov

"Comme on sait, écrit encore Marie-José Mondzain, la fameuse icône de Roublev intitulée Trinité est d’abord une icône de l’Hospitalité d’Abraham." "Comme on sait" est un peu optimiste... Je me permets de préciser quelque peu : l'icône illustre un passage de la Genèse (Gn 18) où l'Éternel vient annoncer à Abraham et Sarah qu'ils auront un fils, malgré leur âge avancé. Louis Réau résume l’histoire comme ceci : "L'Éternel apparut à Abraham au chêne de Mambré. Comme il était assis à l'entrée de sa tente pendant la chaleur du jour, il leva les yeux et aperçut trois hommes debout devant lui. Il les pria de s'arrêter et de se reposer sous l'arbre. Il leur fit servir trois gâteaux de fleurs de farine avec du beurre et du lait et le jeune veau qu'il avait apprêté. Et lui se tenait debout devant eux sous l'arbre et ils mangèrent."
 
La notice Wikipedia nous dit encore :

La tradition byzantine représentait la Trinité sous la forme symbolique de trois anges reçus à la table d'Abraham, appelée Philoxénie d'Abraham.

Roublev fait abstraction de la figure d'Abraham et celle de son épouse Sarah, réduit le symbole aux trois anges pèlerins tenant un long sceptre (mêrilo) entre leurs doigts, assis en croix autour d'une table, sur laquelle est posée une coupe. Leur tête est auréolée d'un nimbe d'or. Leurs grandes ailes font songer à des oiseaux posés un instant avant de reprendre leur envol. Les trois anges se ressemblent car ils symbolisent la Trinité, la triple incarnation du Dieu unique. La forme de leurs yeux en amande leur donne une expression mystérieuse. Le paysage participe à ce mystère : le tronc noueux du chêne, le rocher en surplomb qui s'incline au même rythme que les anges. Pour exprimer l'unité existant entre les trois anges Roublev compose son icône dans un cercle dont la circonférence passe par le milieu de chacune des nimbes et dont le centre est la main gauche du personnage central.

Remarquons que le chêne de Mambré, où se déroule l'apparition, est dans la même position axiale que l'arbre de L'Adoration des Mages. Il est encore plus visible dans l'icône de la Trinité Zyrianskaïa de Saint Etienne de Perm, peinte entre 1379 et 1400.

 


Marie-José Mondzain pense que chez Tarkovski la Trinité renvoie à l'errance et à l'hospitalité. C'est aussi le sens même de l'icône : 

Être nulle part, ne rien posséder, et tout donner : voilà ce qu’annoncent les trois visiteurs de l’icône de Roublev dans laquelle il y a en réalité six personnes : trois sont visibles, elles sont les trois messagers du monde invisible, trois anges qui s’arrêtent et partagent l’offre d’un repas, mais ce repas est servi par deux hôtes qui furent réels, invisibles dans l’icône, et qui apprennent de leurs étranges visiteurs qu’ils vont être les géniteurs d’un enfant tardif, Isaac. Donc une famille humaine, un père, une mère et un enfant, triangle hors champ de l’annonce. Il y a là, sous nos yeux, les figures de leur accueil, figure trinitaire de l’annonce, ils sont venus à trois pour parler. Voilà ce que fait le cinéma, il se charge non pas de faire voir le visible, mais de rendre visible l’invisibilité de toutes les inclusions trinitaires qui soutiennent l’image dans son hors-champ. La médiation des voix qui annoncent institue la triangulation infinie qu’exige tout effet de sens. Comme dans la rencontre d’Emmaüs, il faut être trois pour partager la table du sens. La puissance du tiers est aussi celle de la parole entre ce que chacun voit et ce que tous doivent entendre.

Et elle revient ensuite sur Léonard : 

Venir à trois pour témoigner d’un espoir : voilà ce que Léonard a voulu faire dans L’Adoration des mages mais à la fête anniversaire du Sacrifice, l’un des trois hommes, pas le médecin ni l’écrivain, Otto, le porteur de nouvelle, le messager, dit que Léonard lui fait peur. Il préfère Fra Angelico dont l’annonce est habitée par la parole. Il est plus facile de passer de Roublev à Fra Angelico qu’à Léonard. Tarkovski nous signale que ça ne parle peut-être plus autant qu’il le faudrait dans Vinci car il y a trop de théorie, trop de fantasme ? N’est-ce pas la même chose d’ailleurs ? La Trinité est la structure même du geste cinématographique. L’image incarne l’espace de toutes les médiations. 
Ann
                                                        Annonciation, Fra Angelico, 1426.

Comment maintenant ne pas penser aussi à Trinity, l'essai de bombe atomique du 16 juillet 1945 ? Pourquoi avoir donné ce nom-là à cette expérience porteuse de mort ? La paternité en reviendrait à Robert Oppenheimer, en référence à un poème de John Donne sur la Trinité. Je dis bien "reviendrait" car selon Wikipedia "l'origine exacte du nom de code « Trinity » est inconnue mais elle est souvent attribuée à Oppenheimer en référence à un poème de l'auteur anglais John Donne. En 1962, Groves lui écrivit à ce sujet en lui demandant s'il l'avait choisi pour ne pas attirer l'attention car nombre de rivières et de montagnes de l'Ouest américain portent le même nom. Il reçut la réponse suivante :

Je l'ai suggéré mais pas pour cette raison… Le pourquoi du nom n'est pas clair mais je sais quelles pensées j'avais à l'esprit. Il y a un poème de John Donne, écrit juste avant sa mort, que je connais et j'apprécie. En voici un extrait :

« As West and East
In all flatt Maps — and I am one — are one
So death doth touch the Resurrection[12]. »

« Comme l'Ouest et l'Est
Sur tous les planisphères — et je suis humain — ne font qu'un
Ainsi la mort touche la Résurrection. »

Cela ne fait pas une Trinité mais dans un autre, un poème religieux plus connu, Donne commence par :

« Batter my heart, three person'd God[13],[14] 

« Bats mon cœur, Dieu de Trinité .»

Tout ceci est loin d'être clair. En tout cas, on peut observer que cette propension à nimber une entreprise de destruction d'un symbolisme religieux était ici aussi à l’œuvre, bien avant le Rising Lion de Nethanyahou.

Signalons aussi que l'icône de Roublev, qui était exposée à la galerie Tretiakov depuis 1929 a été donnée en 2022 par Vladimir Poutine à l'église orthodoxe russe. Elle est maintenant exposée à la cathédrale du Christ-Sauveur à Moscou avant d'être placée au sein de la cathédrale de la Trinité de Serguiev Possad, le "Vatican" orthodoxe russe près de la capitale. Le patriarche orthodoxe russe Kirill ayant apporté son soutien à l'offensive russe contre l'Ukraine, cela vaut bien une petite reconnaissance.

 

dimanche 15 juin 2025

La fulgurance et la chimère d'un songe

Et n'y aurait-il pas un lien discret, aussi, entre la nouvelle de Borges et l'ultime film de Tarkovski ("Le Sacrifice")?

Alain Sennepin, commentaire du 14 juin à l'article Le miracle secret.

Alain Sennepin renvoie ensuite au dernier article publié sur son blog, TABLEAU ET SILLAGE. LE TEMPS DU RÊVE SCYTHO-SLAVE. Cette suggestion catalysa mon envie de revenir sur une résolution prise après avoir évoqué ma note de lecture sur le roman de Jacques Bonnet, A l'enseigne de l'amitié, où Giordano Bruno jouait en somme au Rouletabille ou à l'Hercule Poirot. J'avais donc écrit ceci en 2020  : "Fini hier soir le roman de Jacques Bonnet. Un peu déçu. Et pourtant c'est un livre intéressant en beaucoup de points. Mais ne se sont pas produites ces épiphanies de lecture qui me saisissent parfois. J'ai relevé cependant certains signaux." Et j'ajoutai : "Je n'ai pas développé alors la nature de ces signaux, et il est trop tard pour le faire". 

C'est ce que je croyais alors sincèrement, mais je n'en suis plus si sûr. Voyons la suite de cette note de lecture : "Dans le dernier chapitre, VII, le narrateur sort dans la rue : "Un silence étrange régnait, comme si Paris retenait son souffle." Cette simple phrase me renvoie bien sûr au silence d'avant-hier, croisé à la fin de l'article sur les noyers et Le Sacrifice." Oui, vous avez bien lu, il était ici question du Sacrifice d'Andrei Tarkovski (ce que ne pouvait donc pas savoir Alain Sennepin quand il écrit son commentaire, car j'avais passé cette suite sous silence). L'article en question, De la timidité supposée des noyers, est daté du 1er avril 2020, le jour même de la réception du roman de Jacques Bonnet. Je parle des deux noyers jumeaux de la prairie de l'Indre où j'aimais alors flâner, en pleine période de confinement, avec attestation en poche, et ensuite de l'arbre du film de Tarkovski que j'avais visionné le soir-même sur Mubi.

Dans son post, Alain Sennepin, après avoir évoqué Andrei Roublev, autre film de Tarkovski, écrit que dans Le Sacrifice, son dernier film, sorti en 1986 quelques mois avant sa mort, "une guerre nucléaire est annulée par l’intervention d’une douce sorcière". On voit par là qu'il existe donc une connexion avec le thème de la bombe atomique qui avait surgi avec Trinity.

A relire l'article sur les noyers et Le Sacrifice, je me demandai en revanche où se nichait ce silence que j'écrivais avoir croisé alors. Le mot n'apparaissait pas, et c'est le cahier vert, à la page précédente, qui me donna la solution : j'avais noté "Écriture et silence dans Le Sacrifice de Tarkovski."Une simple recherche sur Google rattrapa ma mémoire défaillante : c'était le titre d'une étude de Patrick Werly, de l'université de Strasbourg, que j'avais dû croiser dans mon investigation, mais que je n'avais pas intégré ensuite. En le relisant aujourd'hui, j'y trouve nombre de réflexions passionnantes (mais qu'il serait trop long de développer ici). L'auteur souligne tout d'abord que le silence, dans Le Sacrifice, est probablement le thème central du film (ajoutant en note qu'il est aussi "un thème dans Stalker, où un écrivain est en panne d’inspiration – ou dans Andrei Roublev, où le peintre d’icônes fait vœu de silence et protège une jeune fille muette"). 

Le soir de l'anniversaire d'Alexandre, l'écrivain, les convives entendent des missiles traverser l’espace. Ils apprennent par la télévision qu’une catastrophe nucléaire mondiale a eu lieu. "Au cours de cette nuit où les personnages éveillés entrent en crise chacun à leur façon, l’écrivain Alexandre, dont nous savons qu’il est athée ou au moins agnostique, prononce spontanément une prière, qui commence par les mots du Notre Père et se poursuit dans des termes plus personnels, par lesquels il demande à Dieu de sauver chacun des siens et l’humanité entière, lui-même acceptant d’offrir en sacrifice ce qu’il a de plus cher : « Je te donnerai tout ce que j’ai, je quitterai ma famille que j’aime, je détruirai ma maison, je renoncerai à Petit Garçon. Je deviendrai muet, je ne parlerai plus jamais. J’abandonnerai tout ce qui me rattache à la vie, si seulement tu fais tout redevenir comme avant, comme ce matin, comme hier, que je sois délivré de cette peur mortelle, immonde, bestiale ! Seigneur ! Viens-moi en aide et je ferai tout ce que je t’ai promis. » Vœu de silence donc.

Au cours de cette même nuit, le facteur Otto (le collectionneur d'événements étranges) vient lui annoncer qu’un miracle est possible : il lui faut coucher avec une de ses bonnes, Maria, une jeune femme islandaise, qui est une sorcière « mais dans le bon sens du terme. » S’il peut l’aimer, son vœu le plus cher se réalisera, le monde pourra être sauvé. "Dans sa phase préparatoire, précise Werly, le film avait pour titre La Sorcière et cette scène est donc centrale." Maria apparaît au début du film dans un bosquet, noire silhouette fichée entre deux arbres, avec la grande maison d'Alexander dans le fond, celle qu'il brûlera, dont il fera le sacrifice comme il fera le sacrifice de sa liberté.

J'avais noté également, toujours sur le thème du silence, cet extrait du Terrier de Kafka, cité par Arnauld Le Brusq dans Terre Gaste, à cette même date du 1er avril 2020 :

« Mais le plus beau, dans ce terrier, c’est son silence. Évidemment, il est trompeur. Il peut se trouver soudain rompu et alors ce sera la fin de tout. Mais en attendant j’en jouis. Je peux passer des heures à ramper dans mes couloirs sans entendre autre chose que le froufrou de quelque petit animal que je fais taire immédiatement entre mes dents, ou le crissement de la terre qui m’indique la nécessité d’une réparation à faire ; à part cela, calme complet. Quand l’air de la forêt pénètre, c’est en même temps chaud et frais. Parfois je m’étire et je me tourne [sur moi-même] de bien-être dans le couloir. Ah ! qu’il fait bon, quand l’âge vient, avoir un terrier comme le mien ! Qu’il fait bon se mettre à l’abri quand on sent l’automne approcher ! » [C'est moi qui souligne]

Franz Kafka, Le Terrier (Der Bau), traduction Alexandre Vialatte.

J'en termine maintenant avec cette fameuse note de lecture, dont voici les dernières lignes :

Paris est sous la neige. Le silence, la neige. Les deux articles en stand-by.
Je retrouve le silence à la dernière page.
"Puis, les deux portes refermées, tout redevint obscurité et silence. Cela avait eu la fulgurance et la chimère d'un songe." (p. 178)

La chimère, voilà un autre motif qui apparut en ce temps-là et auquel, in fine, je n'ai pas consacré un véritable article. J'avais reçu (si j'en crois une nouvelle fois ce cahier vert bien utile comme aide-mémoire) une vidéo de la chaîne Dirty Biology sur l'homme comme chimère. Vidéo que voici :
 

Et ceci m'avait rappelé Marcel Locquin. Chercheur français, mycologue et biochimiste, né le à Lyon et mort le . Étrange savant (qui ne craignait pas de s'intéresser à la radiesthésie) que j'ai connu à Paris, il y a bien longtemps (je devais avoir 25 ou 26 ans à l'époque) lors d'un colloque de la fondation Ark'All, où il évoqua justement cette notion de chimère. On trouve sur le net des extraits de ses conférences, comme celle-ci, bien mal filmée, justement sur la chimère :


Chimère que j'avais aussi évoquée brièvement la veille, le 31 mars 2020, à la fin de l'article Je vous fais une lettre que vous lirez peut-être,  avec un extrait d'entretien avec le philosophe italien Emanuele Coccia

"Depuis quelques décennies, la biologie, et avec elle la botanique, nous annonce des nouvelles stupéfiantes, dont nous commençons à peine à prendre la mesure. Cette histoire commence dans les années 1960 avec une femme : la biologiste américaine Lynn Margulis découvre que, contrairement à ce que nous a appris Darwin, la nature n’est pas animée par un bellicisme fondamental. Le vivant ne trouve pas son bien, c’est-à-dire son équilibre dynamique, dans la compétition de tous contre tous. Margulis montre en effet que la cellule eucaryote, à la base de toute forme de vie supérieure, résulte en fait d’une association symbiotique entre deux individus (des cellules procaryotes) différents. De là, deux conséquences majeures. Premièrement, toute espèce est une chimère : une composition entre deux espèces précédentes. Et, surtout, le moteur principal de l’évolution - qui concerne 99 % du vivant - est la symbiose, la fusion, la collaboration entre espèces, l’entraide."[C'est moi qui souligne]

Or, consultant ma boîte mail ce vendredi 13 juin, je lus la newsletter culturelle de Philosophie Magazine, rédigée ce jour-là par Cédric Enjalbert. Au programme, il y avait, divine surprise, des chimères à Marseille... Présentées ainsi : 

Chimère, Bonne Mère !

“Les Veilleurs”, d’Ali Cherri

Jusqu’au 04/01/2026 au musée d’Art contemporain de Marseille.

 J’ai déjà loué les œuvres pensives de l’artiste Ali Cherri, présentées (jusqu’au 25 août) à la Bourse de Commerce, à Paris. Le plasticien inaugure à Marseille une nouvelle exposition, comme un prolongement de sa réflexion sur les hybrides et sur la nature de l’art, plus généralement. Il mêle des objets anciens à son propre imaginaire, dans une scénographie évoquant la réserve des musées. L’installation Fragments réunit, par exemple, sur une table lumineuse qui efface les ombres, divers artefacts antiques, qui partagent soudain un même espace-temps. Leur présence inactuelle interpelle le visiteur comme une énigme. Ailleurs, Ali Cherri ajoute un corps d’argile à une tête de lion du XVIe siècle, donnant forme à un sphinx. Ses aquarelles de fruits pourrissant – Bitter Fruits Series (2024) – font écho à une Adoration des mages du XVIIe siècle craquelée par le temps. Ali Cherri ébranle trois idées de l’art. D’abord, il fait de la création un emprunt, où l’artiste ne clame pas son originalité – l’invention a chez lui un sens quasi archéologique. Ensuite, il accepte la dégradation des œuvres, plutôt qu’il ne recherche leur conservation. Enfin, il pratique une forme de bricolage affranchie de la perfection du chef-d’œuvre. Cette qualité fragile confère une rassurante étrangeté à ses créations. Dans un texte auquel je pense souvent, Max Ernst propose un néologisme pour qualifier le geste surréaliste, qui sublime les chimères : la phallustrade. “Une phallustrade, écrit-il, est un collage verbal. On pourrait définir le collage comme un composé alchimique de deux ou plusieurs éléments hétérogènes, résultant de leur rapprochement inattendu, dû, soit à une volonté tendue – par amour de la clairvoyance – vers la confusion systématique et le dérèglement de tous les sens (Rimbaud), soit au hasard, ou à une volonté favorisant le hasard.” Je vous invite à vous pencher sur celles d’Ali Cherri !

 

Ali Cherri, écrit donc Enjalbert, ajoute un corps d’argile à une tête de lion du XVIe siècle, donnant forme à un sphinx. 

Je ne pouvais pas ne pas songer à l'indice relevé par le lieutenant de police après le massacre de la maison du Coq, dans le roman de Jacques Bonnet, une inscription écrite en latin avec le sang des victimes : Ricordi Leone (ou Lione). Souviens-toi du lion (ou de Lyon).

Et soudain, je réalisai que l'opération lancée par Tsahal sur les installations nucléaires iraniennes dans cette nuit du 13 juin avait comme nom de code Rising Lion. Autrement dit« Lion qui se dresse », une citation biblique tirée du livre des Nombres, chapitre 23, verset 24 : « Voici, le peuple se lèvera comme un grand lion, il se dressera comme un jeune lion ; il ne se couchera pas avant d'avoir dévoré sa proie et bu le sang des blessés. » Selon Reuters, Benjamin Netanyahou a été filmé en train de placer une version manuscrite de ce verset au Mur des Lamentations peu avant les frappes.

Le massacre inventé par Jacques Bonnet vient donc percuter le massacre ordonné par une puissance nucléaire légitimant son opération par le symbolisme religieux.