Cette notion de souffle que le philosophe italien Emanuele Coccia met si fort en avant n'est pas bien sûr une découverte : elle est à la base de plusieurs spiritualités, dont la spiritualité chinoise, comme en atteste par exemple un entretien avec François Cheng que l'on peut trouver dans le dernier numéro de Philosophie magazine. François Cheng, né en 1929 à Nanchang, académicien français depuis 2002, rescapé des horreurs de la guerre sino-japonaise puis de la guerre civile, a édifié toute son œuvre poétique dans un dialogue ininterrompu entre sa langue maternelle et sa langue d'adoption. Il travailla quelque temps avec le psychanalyste Jacques Lacan, sur la traduction de textes chinois. C'est précisément lors d'une question posée sur une notion qui fascinait Lacan que Cheng aborde la thématique du souffle :
"L’une des notions qui fascinait Lacan, vous l’avez raconté, était celle de « Vide-médian » dans le Tao, qui inspirera l’un de vos recueils de poèmes en 2004. Pourriez-vous nous l’expliquer ?La notion de Vide-médian vient du célèbre chapitre 42 du Livre de la Voie et de la Vertu où il est dit : « Le Tao d’origine engendre l’Un, l’Un engendre le Deux, le Deux engendre le Trois, le Trois engendre les Dix Mille êtres. Ceux-ci, s’adossant au Yin, embrassent le Yang ; ils atteignent l’harmonie par l’intervention du souffle du Vide-médian. » Dans ce texte, l’Un désigne le souffle primordial ; le Deux les deux souffles vitaux, Yin et Yang ; Le Trois le troisième souffle qu’est le Vide-médian. Celui-ci a le don d’ouvrir sans cesse un espace d’échange et d’entraîner le Yin et le Yang dans le processus d’interaction et de transformation. Grâce aux actions concomitantes de ces trois souffles – le Yin, le Yang et le Vide-médian –, la Voie maintient sa marche dynamique et pérenne. Cette conception est à la base de la nature ternaire de la pensée chinoise. Plus tard, les confucéens ont érigé leur triade Ciel-Terre-Homme. Le souffle du Vide-médian est agissant dans toutes les situations où se cherche un dialogue entre des contraires. Il l’est aussi dans la création artistique : entre Cézanne et la Sainte-Victoire, le Vide-médian est le lieu même où l’œuvre advient."
François Cheng en 2017 © Serge Picard |
François Cheng est aussi calligraphe, et dans cet art aussi, considéré en Chine comme matriciel, le souffle est une donnée essentielle :
"À propos de la calligraphie, vous avez parlé de « souffle-esprit » – ou comment « le souffle devient signe ». Pourriez-vous expliquer ce que ces formules révèlent de l’écart spirituel entre les cultures chinoise et occidentale ?Si l’Occident est marqué par le mythe de Prométhée, qui vola aux dieux le secret du feu, la Chine l’est par celui de Cang Jie, qui déroba le secret des signes de l’écriture. Il est dit que le jour où Cang Jie traça les premiers signes, le Ciel-Terre trembla et les esprits pleurèrent. Rien d’étonnant que la calligraphie, qui élève les idéogrammes à leur dignité sacrée, soit considérée comme la mère de tous les autres arts. Elle est avant tout un art du trait. Précisons que le trait n’est pas une simple ligne. Composé d’os, de chair et de sang, à la fois élan et rythme, volume et mouvement, il est censé capter le souffle circulant qui anime l’univers vivant. Par exemple, le caractère Un, qui signifie aussi l’unité originelle, est un trait horizontal. Le geste de le tracer peut être identifié à l’acte démiurgique qui, à l’origine, sépara ciel et terre. Il en va de même pour les autres idéogrammes qui incarnent chaque fois une manière d’être. Tracer un homme à côté d’un arbre donne le mot repos, tandis que le mot centre est figuré par une flèche traversant une cible en son milieu." [C'est moi qui souligne]
1 commentaire:
François CHENG - J'ai eu la chance de rencontrer et de discuter avec ce grand Monsieur, à Montauban en 2000 ... Je fut très impressionné par ce qu'il exposait sur la phonétique des mots ...
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