lundi 12 février 2018

Un vieux truc polack

Je me sentais bien dans cet appartement  au cœur de la ville. Et je n'avais pas très envie de ressortir dans la nuit et le froid. Bon, j'ai voulu fermer les volets, ou descendre les stores, mais il n'y avait ni stores ni volets. Ce n'était pas une particularité de l'immeuble mais, je m'en avisai par la suite, un trait commun aux habitations polonaises. Il y avait juste le rideau, loin d'être opaque, mais comme il n'y avait pas vraiment de vis-à-vis, ce n'était pas dérangeant.
Je n'avais qu'un paquet de gâteaux amené de France, il me fallait tout de même faire des courses. J'aurais pu aller au restaurant, mais je ne me sentais pas le courage ce soir-là de pénétrer seul dans un établissement étranger. La vieille timidité de l'enfance remontait en surface. La timidité est comme le bégaiement, on n'en guérit jamais totalement : on peut la dominer, l'avoir domptée à force de théâtre et de contacts avec le public, avoir réussi à la rendre à peu près imperceptible (et je pense que certaines personnes seront étonnées de cet aveu de timidité), mais elle demeure tapie dans les recoins de la psyché, n'attendant qu'un environnement moins familier pour vous paralyser ou du moins réfréner vos mouvements, doper votre anxiété. Ce soir-là, je me limitai donc à pénétrer dans une de ces supérettes Rossmann que j'avais repérée sur le chemin. J'y achetai du shampoing (le mien n'avait pas passé la barrière de sécurité à l'aéroport), une part de pizza, une pâtisserie ronde au chocolat dont j'ai oublié le nom, et une bouteille d'eau minérale. Pas tout à fait la grande sobriété, mais presque.

Juste à côté de l'appartement, 10 rue Miodowa, un palais chopinesque (avec une inscription en français, c'est rare).
Ce n'est pas un 19 décembre, mais deux jours plus tôt, le 17 décembre, que j'avais noté sur le cahier bleu (mais cela je l'ai remarqué seulement au retour)  deux références très laconiques à la Pologne et à la Suède dans Le chardonneret de Donna Tartt :
p. 540 → "Un vieux truc polack"
Suède → p. 542
Replongeons donc dans l'ouvrage qui m'a tant occupé à la fin de 2017, et qui ne finit donc pas de m'inspirer. La page 540 nous place au moment où Theo Decker, le personnage principal, retrouve de façon inattendue à Manhattan son ami de Las Vegas, Boris. Qui lui donne rendez-vous un peu plus tard :
"Me jetant un coup d’œil, Myriam a dit quelque chose en ukrainien. Il y a eu un bref échange. Puis elle a glissé son bras sous le mien d'une manière curieusement intime et m'a emmené plus loin dans la rue.
"Là." Elle a tendu un doigt. "Tu descends par là, quatre-cinq rues. Il y a un bar, sur la 2ème Avenue. Un vieux truc polack. C'est là qu'il te retrouvera."
V

Près de trois heures plus tard, j'étais toujours assis sur une banquette en vinyle rouge chez le Polack, avec des illuminations de Noël qui clignotaient, un mélange énervant de punk rock et de musique de Noël genre polka qui beuglait dans le juke-box, j'en avais marre d'attendre et je me demandais s'il allait venir ou pas, ou si peut-être je devais rentrer chez moi."
Boris finit tout de même par le rejoindre. Il est très content de retrouver Theo, lui raconte qu'il est marié avec Astrid, une suédoise dont il a deux enfants, des jumeaux qu'il voit peu. "Astrid et les enfants vivent à Stockholm la plupart du temps. Parfois elle vient skier à Aspen  pour le hiver... Elle était championne de ski, qualifiée pour les jeux Olympiques à dix-neuf ans..."
Theo est incrédule, les enfants sont à ses yeux "bien trop blonds et aimables pour avoir un quelconque rapport avec Boris".
"Oui, oui, a enchaîné ce dernier, l'air très sérieux en hochant la tête avec vigueur. Elle a besoin d'être à un endroit où on peut skier et, tu me connais, moi je déteste la putain de neige, ha ! Son père était très très à droite... un nazi, en fait. Je pense... pas étonnant qu'Astrid a des problèmes de dépression avec père comme lui ! Quel vieux connard haineux ! Mais ce sont des gens très malheureux, tous, ces Suédois. Une minute ils rient et ils boivent et la minute d'après... les ténèbres, pas un mot. Dziekuje", a-t-il lancé au serveur qui avait réapparu avec un plateau de petites assiettes : du pain noir, une salade de pommes de terre, deux sortes de harengs, des concombres à la crème aigre, du chou farci et des oeufs marinés." [C'est moi qui souligne]
Comment ne pas penser en lisant ces lignes à Ingvar Kamprad, le fondateur d'Ikea, et à Per Engdahl, le chef de file des nazis suédois ?
Comment ne pas voir aussi dans ce fragment de phrase les ténèbres, pas un mot, un écho à Persona, le film de Bergman, alors que j'ai découvert sur mon mur ce statut posté par Stéphanie renvoyant à un article de Frédéric Strauss dans Télérama  ?


Pas un mot ne peut que résonner avec l'argument même du film : une actrice, Elisabet Vogler, qui soudainement perd la voix lors d'une représentation d'Electre. Mutisme qui perdurera et la conduira à l'hôpital puis dans sa résidence sur l'île de Fårö, en compagnie d'Alma, son infirmière (Bibi Andersson). Fårö qui se trouve en mer Baltique (sous-titre de l'article : Miracle sur la Baltique), la mer intérieure qui relie (ou sépare) les deux pays que sont la Suède et la Pologne. Fårö, "territoire mental où la raison s’échappe, écrit Olivier Bitoun, où la folie peut à tout instant contaminer chaque chose. Un espace à la réalité mouvante qui épouse les circonvolutions des rêves et des fantasmes. Un monde-cerveau, comme on dit à propos des œuvres de Kubrick. Un monde replié sur lui-même, cerné par la mer, une émanation de la psyché d’Elisabet Vogler et des barrières qu’elle s’est construites."
Ailleurs, le même parle de l'enfant qui "caresse le visage de sa mère projeté sur un écran géant, deux visages se confondent et ne font plus qu’un."Et c'est le motif de la mère et du fils, entrevu avec Audeguy, Handke, Barthes, Perec, mais aussi chez Donna Tartt dans Le chardonneret, qui resurgit également.


Motif de la relation mère-fils que je retrouve enfin dans l'ouvrage d'Aharon Appelfeld, que j'ai emporté ici à Varsovie. La chambre de Mariana. Mon seul viatique littéraire, trouvé dans la boîte à livres installé par le Lion's Club à l'entrée du parc Balsan. A mon premier passage, j'en avais profité pour l'abonder de quelques livres dont je voulais me séparer, en échange de quoi j'avais récupéré Courlande de Jean-Paul Kauffmann (dont j'aurai à reparler). Le livre d'Appelfeld était déjà présent, mais je l'avais délaissé. Ce n'est patiquement qu'au moment de partir que s'est imposée à moi l'idée que c'était très précisément ce livre que je devais emporter avec moi en Pologne, que c'est dans ce pays que je devais le lire. Bien qu'il ne parle pas de la Pologne, que d'ailleurs l'action n'y est pas clairement située dans l'espace (mais on sait que Mariana, la prostituée qui recueille le jeune juif Hugo, confié par sa mère, dans un réduit de la maison close où elle travaille, est une paysanne ukrainienne.)
Aharon Appelfeld est né en 1932 à Czernowitz en Bucovine : la même ville natale que Paul Celan.
Alors oui, j'ai commencé le livre ce soir-là, 12 rue Miodowa. Et je le terminai la troisième et dernière nuit.



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