dimanche 10 mars 2019

Le sang de l'hibiscus

En février 1960 sort le dernier film de Jean Cocteau, Le testament d'Orphée, film qu'il n'a pu réaliser que grâce à l'aide financière de François Truffaut, enrichi à la suite du succès des Quatre Cents Coups. C'est encore une fois Mubi qui m'a donné l'occasion de visionner ce film jamais vu, qui ne précède que de trois ans la mort du poète. En ce sens il s'agit vraiment d'un testament, d'autant plus que Cocteau s'y donne le rôle principal, au milieu de ses acteurs fétiches et de ses amis, dont quelques célébrités comme Pablo Picasso et Françoise Sagan. J'avoue ne pas y avoir pris un grand plaisir, malgré de belles trouvailles et d'heureux moments, le film ne parvenant pas à former ce tout unitaire qu'on peut trouver, par exemple, dans La Belle et la Bête ; il est fait de bric et de broc, mais si l'on est bienveillant, on dira qu'il emprunte à cette logique du rêve que Cocteau revendique  explicitement : le film est « une succession d’actes réels qui s’enchaînent avec l’absurdité magnifique du rêve » (Entretiens sur le cinématographe, Monaco, Éditions du Rocher, 2003, p. 47). En ce sens, il venait aussi directement percuter ce jeu entre songe et réalité au cœur de la pièce de Calderón à laquelle je venais d'assister et qui se réfractait dans mes propres rêves. Le discours de Maria Casarès (la Princesse), lors du Jugement du poète Cocteau, s'inscrit dans l'orbe des mêmes questions cruciales qui se posent à Sigismond, le prince enchaîné puis libéré par son père : suis-je réveillé ou bien suis-je en train de rêver ?





Par ailleurs, ce film, venu à moi après ceux de Varda et de Wenders, faisait écho à plusieurs des motifs qui avaient émergé lors de cette confrontation. Le motif de l'ange bien sûr, en premier lieu :


Mais il y a aussi ce passage du noir et blanc à la couleur, à la fin du film, où l'on voit la fleur d'hibiscus et la tache de sang du poète virer au rouge tandis que le reste du sol demeure en noir et blanc.


"L’image de l’hibiscus, écrit Rana El Gharbie, qui traverse tout le film et qui est sa « vedette », est emblématique de la posture créatrice de Cocteau, laquelle consiste, non pas à raconter, mais à montrer la poésie en œuvre. Le gros plan sur les mains de Cocteau qui ressuscite la fleur détruite et écrasée est l’une des plus belles scènes du cinéma du xx è siècle. (...) Par la suite, il la laisse tomber de ses mains quand il est assassiné par l’épée de la déesse. La caméra se pose tout de suite sur l’image de la fleur qui gît à côté de la flaque du sang de Cocteau. Puis, miraculeusement, la fleur et le sang se colorient en rouge. Cette unique apparition d’une couleur dans le film tisse un lien intime entre la fleur et le sang, en d’autres termes entre la poésie et l’« âme toute nue » du poète. Ainsi, Cocteau sacrifie son sang au règne de la poésie."

Je ne savais pas que l'hibiscus était la fleur emblème de Cocteau quand j'en ai acheté un pot à Jardiland au printemps dernier. Je l'ai sauvé in extrémis du gel et, après avoir perdu quelques feuilles au début de l'hiver, il a recommencé à croître ; lorsque j'ai visionné le film, une fleur unique s'annonçait. C'est le lendemain qu'elle s'est déployée, souveraine, avec son pistil hérissé. Un jour plus tard, elle chutait déjà et aucune autre ne pointe son nez pour le moment.


Un autre motif mérite d'être signalé, qui fait référence à la planta nuda, cette empreinte des pieds du Christ laissée lors de l'Ascension, dont nous avions vu une figuration dans un tableau de Juan de Flandes :

Juan de Flandes, Ascension (détail)
Déjà, j'avais retrouvé incidemment une semblable image dans l'étude de Dimitri Karadimas, La Part de l'Ange.

Épistolier daté de 1548,IRHT 054750-p, Avignon - BM - ms. 0029, f. 054v
Dans les Ailes du désir, nous assistons en quelque sorte à une Ascension inversée. Quand l'ange Damiel devient humain, sa nouvelle condition est marquée par un plan de la trace de ses pas. Cassiel, l'autre ange, ne peut que regarder sans intervenir la preuve de l'incarnation de son compagnon.


Plan qui trouve sa réplique dans le Testament d'Orphée :


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 N.B : Un autre film, Gilda, de Charles Vidor, vu sur Arte le 4 mars, m'a livré une nouvelle occurrence du valet de carreau. Au début de l'histoire, on voit Johnny Farell (Glenn Ford), tricheur professionnel, jouer au 21 (en anglais, blackjack) dans un casino. Dans ce jeu, "la partie oppose tous les joueurs contre la banque. Le but est de battre le croupier sans dépasser 21. Dès qu'un joueur fait plus que 21, on dit qu'il « saute » ou qu'il « crève » et il perd sa mise initiale. La valeur des cartes est établie comme suit :
  • de 2 à 9 → valeur nominale de la carte
  • chaque figure + le 10 surnommées "bûche" → 10 points
  • l'As → 1 ou 11 (au choix)" (Wikipedia)
Un Blackjack (désignant donc à l'origine le valet noir) est composé d'un As et d'une « bûche » (donc le 10, le valet, la reine ou le roi). Glenn Ford, qui insiste pour couper lui-même avant chaque partie, comme cela est autorisé, retourne à chaque fois un blackjack. On devine qu'il manipule les cartes, aussi le croupier laisse sa place à un collègue. A ce moment du film, je me dis qu'il serait beau qu'il retourne un as et un valet de carreau.
Bingo.


1 commentaire:

Anonyme a dit…

Excellent