jeudi 4 mars 2021

L'Ecorché de Maisons-Alfort

Revenons à Paris. Revenons à Austerlitz. Revenons à Jacques Austerlitz que nous avons laissé au zoo du Jardin des plantes, avec la balzacienne Marie de Verneuil, dont il est dit ensuite, sans transition, qu'elle partait chez ses parents et ses proches, deux ou trois fois par mois, près de Compiègne ou en Picardie, ce qui ne manquait pas, confie Austerliz au narrateur, de susciter en lui une certaine angoisse. Or, que fait-il en ces fins de semaine  marquées par l'absence ? Il part "explorer les périphéries de la capitale, prenant le métro pour aller à Montreuil, Malakoff, Charenton, Bobigny, Bagnolet, Le Pré-Saint-Gervais, Saint-Denis, Saint-Mandé ou ailleurs.

"Je parcourais les rues dépeuplées et prenais des centaines de clichés de ce que j'appelais des vues de banlieues, dont le vide et la désolation, je le compris plus tard, correspondaient exactement à mon état d'âme."
Loin de conjurer le vide provoqué par le départ de Marie de Verneuil, il choisit de s'enfoncer dans cet abîme de déréliction de la proche banlieue. L'acmé de ces expéditions se situe à Maisons-Alfort, au Musée anatomique de l’École nationale vétérinaire, où il découvre par un dimanche lourd de septembre, sans croiser le moindre visiteur, les préparations, exposées dans les vitrines, qui lui paraissent monstrueuses, et dont le summum se situe fort logiquement à la section de tératologie où, comme par hasard, resurgit le souvenir de Napoléon :

" (...) tous les monstres imaginables et inimaginables, des veaux januséens ou à deux têtes, des cyclopes avec un os frontal surdimensionné, un être humain né le jour où l'empereur fut banni sur l'île de Sainte-Hélène, à qui ses jambes collées donnaient des allures de sirène, un mouton à dix pattes et des créatures horribles constituées de guère plus qu'un lambeau de pelage, une aile tordue ou une moitié de serre. Mais le plus effroyable est encore, dit Austerlitz, reléguée à l'arrière dans le dernier cabinet du musée, la composition équestre grandeur nature que, à la période postrévolutionnaire, Alexandre Evariste Fragonard, anatomiste et préparateur alors au sommet de sa gloire, a écorchée le plus artistement qui soit, si bien que dans les couleurs du sang caillé, apparaissent parfaitement les fibres du muscle bandé du cavalier, mais aussi celles du cheval qui, pris de panique, part au galop, et aussi toutes les veines bleutées, tous les tendons et ligaments ocre jaune."

Écorché d'un cheval et de son cavalier réalisé entre 1766 et 1771 par Honoré Fragonard

(Il y a une erreur dans le récit de Sebald, dont on peut se demander si elle est volontaire ou non : l'anatomiste en question n'est pas Alexandre-Evariste Fragonard, mais Honoré Fragonard, cousin germain du peintre bien connu Jean-Honoré Fragonard, né comme lui la même année 1732*. 

C'est au retour de cette visite qu'Austerlitz fait un malaise dans le métro et ne revient à lui qu'à l'hôpital de la Salpêtrière, "où j'avais été transporté, admis dans une de ces salles communes où gisent souvent quarante hommes ou plus, quelque part dans cet immense complexe de bâtiments où les frontière entre hôpital et établissement pénitentiaire ont de tous temps été incertaines, et qui s'est pour ainsi dire développé de lui-même au fil des siècles pour constituer un univers à part entière entre le Jardin des plantes et la gare d'Austerlitz."

Nous voici d'une certaine manière revenu au point de départ. Pendant des jours et des jours, raconte Austerlitz, à demi conscient, il erre en imagination dans un écheveau de couloirs infinis, de voûtes, de galeries et de grottes, où reviennent en boucle les noms de différentes stations de métro - Campo-Formio, Crimée, Champs-Elysées, Iéna, Invalides, Oberkampf, Simplon, Solferino, Stalingrad - une liste où prédominent les souvenirs de bataille et l'empreinte napoléonienne (ainsi Simplon, par exemple, vient de la rue du Simplon, qui fait référence au col du Simplon, situé dans les Alpes suisses reliant le Valais et le Piémont, où Napoléon fit édifier une route en 1807). Et il s'en faut de peu qu'il ne se perde tout entier dans ce délire. Heureusement, il fut sauvé par un infirmier à l'oeil vif :

"Qui sait, dit Austerlitz, ce qu'il serait advenu de moi à la Salpêtrière, quand je ne me souvenais de rien, ni qui j'étais, ni qui j'avais été, ni quoi que ce soit d'autre, et que je disais dans diverses langues des choses qui n'avaient ni queue ni tête, comme on me le rapporta plus tard, qui sait ce qu'il serait advenu de moi si un infirmier du nom de Quentin Quignard, à l'oeil vif et à la chevelure d'un roux flamboyant, n'avait découvert dans mon calepin, sous les initiales à peine visibles M. de. V., l'adresse du 7 de la Place des Vosges que Marie, après notre première conversation dans le café sous les arcades du Palais-Royal, avait inscrite dans un espace resté vacant entre deux de mes annotations."
Un détail m'intrigue : Sebald n'est guère familier du name dropping et donne assez rarement le nom des gens qu'il croise dans ces excursions, or, dans ce passage, il insiste sur ce nom de Quentin Quignard : réminiscence d'un épisode réel de sa vie et expression d'une reconnaissance ? Je ne sais, mais ce Quignard m'en évoque bien sûr un autre, croisé souvent ces temps-ci : son œil est vif aussi (mais la chevelure n'a rien d'un roux flamboyant...), prénommé Pascal. Et la question se pose : Sebald a-t-il voulu faire signe vers Pascal Quignard ?

Qu'il y ait des liens entre les deux oeuvres est indubitable : le rédacteur du blog anglo-saxon Time's Flow Stemmed écrit ainsi, en décembre 2015 : "Pascal Quignard’s work belongs in a no-mans-land between what is long since past and what is still to come, reeling on the edges between literature, antiquarianism and philosophy. Texts like The Roving Shadows and Abysses seem so fresh yet also inevitable in terrain carved by writers like Calasso, Sebald, John Berger and Cixous." Et là, c'est non seulement Sebald qui est cité, mais aussi John Berger et Hélène Cixous, déjà croisés aussi à maintes reprises.

Mais c'est peut-être une fausse piste. On y reviendra.

______________________

* Un film de Philippe Le Guay ( que je n'ai jamais vu), sorti en 1989, se nomme Les deux Fragonard. "Jean-Honoré Fragonard, peintre très célèbre du XVIIIe siècle, prend un jour pour modèle une jeune lavandière dont il tombe amoureux, Marianne. Mais le sinistre Comte Salmon d'Anglas projette d'assassiner la jeune femme et de la livrer à Cyprien Fragonard, anatomiste afin que ce dernier dissèque le modèle..."


 

1 commentaire:

Numa a dit…

Puissant chapitre qui m'a fait découvrir grand-chose !