Je continue ma dérive autour de cette phrase rêvée : Rat rhumeux de l'Atlantique. Qui se trouva, pour aller vite, en écho avec un article de Rémi Schulz, daté du 29 mai, lui-même survenant le même jour qu'une constellation 606/686, qui me renvoyait naturellement aux quatre doublons pour l'Incrédule de septembre 2022. Venant après une période de vide relatif, cette chaîne de résonances me surprenait, me réjouissait même, avouons-le, mais pouvait-on aller au-delà ?
Je n'en ai pas la certitude, mais il me plaît d'esquisser une suite. Relisant le billet de septembre, je m'arrêtai sur le pli axial de la série des doublons, que je formalisais ainsi 666 - 020 - RR - 607 - 927, où RR désignait un article de Barbotages, baptisé En double, portant sur un livre de l'écrivain italien Leonardo Sciascia, Actes relatifs à la mort de Raymond Roussel, publié en 1972 aux éditions de L'Herne, puis en 2022 chez Allia. L'article est en fait un court extrait d'un plus long billet sur le site Sitaudis, dont je citai quelques passages significatifs :
[Raymond Roussel] est mort le 14 juillet — dans la nuit du 13 au 14 — 1933, dans la chambre 224 du Grand Hôtel et des Palmes, à Palerme, Sicile, « an XI de l’Ère fasciste ». [...] « Roussel le malade, Roussel l’ingénu, Roussel l’enchanteur » (Leiris) — est retrouvé le matin du 14 par le personnel de l’hôtel, allongé sur un matelas posé à même le sol, en chemise de nuit blanche, chaussettes noires et tricot de laine « champagne ».
Comment l’auteur de La Doublure, né en 77 et mort en 33, qui trouva la mort durant la nuit d’une double fête, religieuse et patriotique, dont les initiales sont redoublées — RR, un homme richissime qui voyageait en Rolls Royce —, pouvait-il ne pas retenir l’intérêt d’un auteur sicilien amateur de romans-enquêtes, dont le patronyme est composé d’une syllabe géminée : « Scia-scia » — son nom ainsi sciemment « scié » ?
Je confessai que j'étais moi-même scié, à la lisière de l'hallucination, mes petits doublons trouvant là une belle résonance littéraire.
"Au début de son règne Talou VII avait épousé une jeune Ponukéléienne idéalement belle, nommée Rul.
Très amoureux, l’empereur refusait de choisir d’autres compagnes, malgré les usages du pays, où la polygamie était en honneur.
Un jour de tempête, Talou et Rul alors enceinte de trois mois se promenaient tendrement sur la plage d’Éjur pour admirer le sublime spectacle offert par la mer furieuse, quand ils virent au large un navire en détresse qui, après avoir heurté quelque récif, vint couler à pic sous leurs yeux.
Muet d’horreur, le couple resta longtemps immobile, regardant l’emplacement fatal où surnageaient quelques épaves.
Bientôt le cadavre d’une femme de race blanche, provenant évidemment du navire disparu, flotta dans la direction de la grève, roulé en tous sens par les vagues. La passagère, couchée à plat, la face tournée vers le ciel, portait un costume de Suissesse composé d’une jupe foncée, d’un tablier à broderies multicolores et d’un corset de velours rouge qui, descendant seulement jusqu’à la taille, enfermait un corsage blanc décolleté, aux manches larges et bouffantes. Derrière sa tête on voyait briller, à travers la transparence des eaux, de longues épingles d’or disposées en forme d’étoile autour de quelque chignon solidement natté.
Rul, très éprise de parure, fut aussitôt fascinée par ce corset rouge et ces épingles d’or dont elle rêvait de s’affubler. Sur sa prière l’empereur manda un esclave, qui, montant dans une pirogue, se mit en devoir de ramener la naufragée.
Mais le mauvais temps rendait la tâche ardue, et Rul, dont le désir morbide se trouvait aiguisé par la difficulté à vaincre, suivait anxieusement, avec des alternatives d’espoir et de découragement, la périlleuse manœuvre de l’esclave, qui sans cesse voyait sa proie lui échapper.
Après une heure de lutte incessante avec les éléments, l’esclave atteignit enfin le cadavre, qu’il parvint à hisser dans la pirogue ; on découvrit alors le corps d’un enfant de deux ans, placé sur le dos de la morte, dont le cou restait convulsivement enfermé dans les deux faibles bras encore crispés. Le pauvre petit était sans doute le nourrisson de la naufragée, qui, au dernier moment, avait tenté de se sauver à la nage en emportant son précieux fardeau.
La nourrice et l’enfant furent transportés à Éjur ; bientôt Rul entra en possession des épingles d’or, qu’elle piqua en cercle dans ses cheveux, puis du corset rouge, qu’elle agrafa coquettement au-dessus du pagne qui lui ceignait les reins. Dès lors elle ne quitta plus ces ornements qui faisaient sa joie ; suivant l’avancement de sa grossesse elle distendait le lacet, qui glissait avec souplesse dans les œillets à fine garniture métallique.
À la suite du sinistre, la mer pendant longtemps jeta sur la côte, au milieu d’épaves de toutes sortes, maintes caisses diversement garnies, qui furent recueillies avec soin. On trouva, parmi les débris, un bonnet de matelot portant ce mot : Sylvandre, nom du malheureux navire naufragé.
Six mois après la tempête, Rul mit au monde une fille qu’on appela Sirdah.
L’heure d’anxiété passée par la jeune mère avant l’atterrissage de la Suissesse avait laissé des traces. L’enfant, d’ailleurs saine et bien constituée, portait sur le front une envie rouge de forme spéciale, étoilée de longs traits jaunes rappelant par leur disposition les fameuses épingles d’or." (ch. XI, voir Wikisource)
" II m’écrivait qu’un seul film avait su dire la mémoire impossible, la mémoire folle. Un film d’Hitchcock : Vertigo. Dans la spirale du générique, il voyait le Temps qui couvre un champ de plus en plus large à mesure qu’il s’éloigne, un cyclone dont l’instant présent contient, immobile, l’œil..." (texte de Sans soleil, dans le film de Chris Marker) |
"Revenus à leur poste, les esclaves s’emparèrent de Rul, Ponukéléienne étrangement belle, seule survivante de l’infortuné trio. La condamnée, dont les cheveux montraient de longues épingles d’or piquées en étoile, portait au-dessus de son pagne un corset de velours rouge à demi déchiré ; cet ensemble offrait une frappante ressemblance avec la marque bizarre inscrite au front de Sirdah.
Agenouillée dans le même sens que Mossem, l’orgueilleuse Rul tenta en vain une résistance désespérée.
Rao enleva de la chevelure une des épingles d’or, puis en appliqua perpendiculairement la pointe sur le dos de la patiente, choisissant, à droite, la rondelle de peau visible derrière le premier œillet du corset rouge au lacet noueux et usé ; puis, d’une poussée lente et régulière, il enfonça la tige aiguë, qui pénétra profondément dans la chair.
Aux cris provoqués par l’effroyable piqûre, Sirdah, reconnaissant la voix de sa mère, se jeta aux pieds de Talou pour implorer la clémence souveraine.
Aussitôt, comme pour prendre des ordres inattendus, Rao se tourna vers l’empereur, qui, d’un geste inflexible, lui commanda la continuation du supplice.
Une nouvelle épingle, prise dans les tresses noires, fut plantée dans le second œillet, et peu à peu la rangée entière se hérissa de brillantes tiges d’or ; recommencée à gauche, l’opération acheva de dégarnir la chevelure en comblant successivement toutes les rondelles à lacet.
Depuis un moment la malheureuse ne criait plus ; une des pointes, en atteignant le cœur, avait déterminé la mort.
Le cadavre, brusquement appréhendé, disparut comme les deux autres."
Sivan voit dans les oeillets par où la mort est donnée une "allusion à l'oeil, physiquement perçant de Lyncée se dédoublant sous la forme d'un chignon ; l'un et/ou l'autre se trouvant être contenus dans le tourbillon tempétueux de l'océan Atlantique qui les fait s'échouer, se défaire, pour à nouveau se reformer, à nouveau se recentrer selon des paramètres toujours identiques et toujours différents."
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