Retour à Maxime Rovere. Au Livre de l'amour infini. "Roman vrai de l'Antiquité", nous dit la quatrième de couverture. Je tique sur cette expression de "roman vrai". Il y aurait donc des romans faux ? Des romans qui mentent ? Un roman vrai est-il encore une fiction ? Le roman a-t-il besoin d'être "vrai" pour avoir de la valeur ?
De fait, j'attendais beaucoup de ce livre et j'ai assez vite déchanté. Il est assurément très bien documenté, et Maxime Rovere ne manque pas de faire valoir la longue liste de spécialistes, historiens ou archéologues, qu'il a consultés pour l'écrire. Il n'en reste pas moins que c'est une oeuvre de fiction, composée de beaucoup de dialogues, et que cela soit une fiction ne me dérange pas, bien au contraire, mais c'est la prétention à la vérité qui me chagrine. Je ne pouvais me déprendre d'une sensation d'artificialité, comme bien souvent dans ce genre du roman historique. Damis, le narrateur, cité par Philostrate dans sa Vie d'Apollonios de Tyane, et qui a peut-être existé (il n'y a pas de consensus à ce sujet), est un personnage qui ne m'a pas convaincu, peut-être parce que je le perçois surtout comme une cheville commode pour raconter l'histoire. Il est au soir de sa vie, et il relate sans faiblir, sans douter une seule seconde de sa mémoire, des conversations longues et complexes auxquelles il a assisté dans sa jeunesse. Le livre (509 pages) est rempli de voyages et de tribulations diverses mais on est au plus loin du sublime L'usage du monde, de Nicolas Bouvier. Le fait est que je me suis ennuyé au point de terminer l'ouvrage en le lisant en diagonale.
Je n'ai pas retrouvé cette réflexion sur les synchronicités qui avait attiré mon attention pendant l'entretien chez Mollat. Il y avait bien cette idée de lire les signes, qui apparut dans l'un des chapitres, mais rien qui aille aussi loin qu'annoncé. On peut bien évidemment se dire qu'il n'était pas question d'user du terme même de synchronicité, inventé par Jung*, et qui aurait sonné comme un anachronisme. Marc Lebiez, dans son article sur En attendant Nadeau, écrit, à mon sens fort justement : "Le lecteur est devant un livre du XXIe siècle dont l’écriture ne rappelle en rien celle que l’on pouvait pratiquer au IIIe siècle. Ce n’est pas un pastiche et l’on n’est pas choqué par des anachronismes manifestes ; c’est juste le ton qui n’y est pas. On ne peut pas faire dire à un pythagoricien du premier siècle qu’un « dieu est une présence qui a du sens » ni préciser qu’un « signe est un relais du sens » : ces thématiques de la présence et du sens sont étrangères à la pensée antique. "
Il reste que si l'on n'emploie pas un terme étranger à l'époque, il n'est pas interdit d'évoquer l'idée, le concept sous-jacent qui, lui, existait bel et bien. Les coïncidences significatives ne pouvaient pas manquer d'être constatées aussi au 1er siècle après J.-C. Or, la vie d'Apollonios et de Damis se déroule sans que jamais une seule coïncidence ne vienne frapper à la vitre de leur conscience. Cela n'est guère surprenant d'une certaine manière, car on sait bien que la fiction répugne à en faire mention. Car la coïncidence dans la fiction a tendance à la faire sonner comme irréaliste. On y voit non l'intervention d'un destin malicieux mais la patte d'un créateur paresseux. Alors que les coïncidences sont, je ne dis pas légion, mais assurément non rares dans la vie, elles sont en quelque sorte bannies d'un roman de bon aloi. Seuls quelques écrivains sont parvenus à en faire presque la matière même de leur inspiration. Ainsi Paul Auster, auteur du Carnet rouge où il a consigné une série de coïncidences extraordinaires qu'il a pu observer ou dont il a eu connaissance autour de lui ; Jean-Luc Joly, dans un article de 2010, "La seconde musique du hasard : Paul Auster et Georges Perec" précise :
"L'édition à part de ce texte (publiée en 1993, à tirage limité, chez Actes Sud) précise sur la quatrième de couverture : « Le carnet rouge existe bel et bien. Depuis des années, Paul Auster y consigne des événements bizarres, coïncidences, étrangetés et autres invraisemblances dont il fut un jour victime, confident ou témoin. » Naturellement, Le Carnet rouge n'est pas le seul texte de Paul Auster où les singularités du hasard jouent un rôle important (par exemple, Le Livre de la mémoire, deuxième partie de L'Invention de la solitude, consigne lui aussi les coïncidences extraordinaires, et ces dernières jouent un rôle important dans la plupart des grands romans de Paul Auster, à commencer, naturellement, par La Musique du hasard) mais son intérêt tient ici à son appartenance au genre autobiographique. Perec s'intéressait lui aussi à ces partitions de la « musique du hasard » dans sa vie et son œuvre. Sur ce point, je renvoie à : Jean-Luc Joly, « Pièges de sens. Contrainte et révélation dans l'œuvre de Georges Perec », dans : Christelle Reggiani et Bernard Magné éds., Écrire l'énigme, Paris, Presses de l'Université Paris-Sorbonne, 2007, p. 289-304 )"
Pourtant, le livre lui-même de Rovere fut support de coïncidence. On va voir comment.
Notre ami le Doc nous avait proposé un stage de théâtre dans son bourg de Lacs. Entre le silence en était le thème, l'intitulé. Le silence créatif. Voici un extrait de sa présentation : "
"Il est partout et nulle part à la fois. Il peut s’avérer apaisant ou douloureux, bénéfique ou cruel, empreint de compassion ou de trahison. Il fait rire et pleurer. Il est parfois nécessaire, parfois blessant. Au théâtre, il s’immisce, s’impose. Il est grandiose et discret à la fois, intime mais rassembleur. Vertigineux. Complexe. Le silence est inévitable. Silencieux ? Et pas simplement de sa parole, qu'est ce qu'être silencieux dans le calme de son propre corps ? Que serait le théâtre si tous les mots se suivaient, sans pause, sans silence ? Quel enchevêtrement de sens ce serait alors ! (...)"
Le stage était animé par Bastien Crinon, de la compagnie Aurachrome. J'avais déjà suivi, à Lacs déjà, il y a bien longtemps, un stage de clown avec Bastien, et j'en avais gardé un bon souvenir, mais bon, avais-je encore envie de suivre un stage de théâtre ? Moby Dick ne m'avait-il pas suffi ? Non, j'en avais fini avec les stages. Une semaine avant la date fatidique, j'étais donc résolu à décliner l'offre du Doc. Et puis un lundi il m'appela. Ou plutôt je vis qu'il m'avait appelé. Et soudain, pour une raison inconnue de moi-même, j'eus soudain envie de participer. Nunki Bartt fut aussi de la partie. Vendredi soir 20 septembre, nous rejoignîmes la salle des fêtes de Lacs pour explorer cette foutue histoire de silence.
Je ne le regrettai pas. Ces trois jours à Lacs furent riches et précieux ; Bastien, un maître de stage alerte et bienveillant, drôle et généreux. Dimanche après-midi, de retour chez moi, j'en avais plein les pattes mais j'étais heureux d'avoir changé d'avis.
Lacs-Jour 2 |
C'est là que je repris Rovere, mais, je l'ai dit, en diagonale, à vive allure. Et voilà qu'à quelques pages de la fin, je lus ce dialogue entre Apollonios et Damis, juste avant leur séparation définitive :
"Moi, j'irai bientôt de l'autre côté du silence. Toi, tu as encore à faire, je le sais.
Il s'interrompit. Par une étrange association d'idées, je pensai au volume qu'il avait écrit au retour de la grotte.
- Apollonios, répondis-je, laisse-moi emporter à Rome ce que tu as écrit. Je m'occuperai d'éditer Le don des silences, je le ferai publier, il pourra...
Il rit comme s'il venait d'entendre une plaisanterie.
- Si je l'avais gardé, Damis, dans quelle langue l'aurais-tu traduit ? Dans les silences de quelle langue ?" (p. 504)
Et je songeai alors que le silence était inscrit dès l'incipit du roman :
"Toute parole se juge à l'aune du silence. Si l'on retenait le silence comme étalon pour ce que l'on entend, les propos qui frappent nos oreilles s'évanouiraient presque aussitôt. Semblables aux aboiements des chiens que les promeneurs laissent se perdre dans le lointain, ils nous retiendraient à peine. Libres d'aller parmi des créatures humaines que notre propre silence ferait roucouler comme par enchantement, nous traverserions la vie dans une tranquillité digne des premières heures de l'aube. Notre attention se tournerait alors vers d'autres sons, vers d'autres voix. Nous passerions le temps à nous émerveiller des harmoniques du monde." (p. 13)
Enfin, lisant ce fragment de phrase, notre propre silence ferait roucouler comme par enchantement, je me souvins que lors d'un exercice proposé par Bastien, qui consistait à inventer une expression contenant le mot silence, pour en faire ensuite l'explication en improvisation, j'avais failli prendre ces deux vers d'Alluvions qui m'étaient remontés en mémoire :
Mais aujourd'hui le silence
roucoule sur l'ardoise
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* "Le concept de synchronicité apparaît pour la première fois le dans le compte rendu du séminaire sur l'analyse des rêves.
En 1934, un de ses patients avait vu dans un rêve un aigle qui mangeait
ses propres plumes ; or, quelque temps après, Jung, au British Museum, découvrit un manuscrit alchimique attribué à Ripley, qui représentait un aigle mangeant ses propres plumes. Le mot apparaît dans une lettre au physicien Pascual Jordan, le ." (Wikipedia)