lundi 4 novembre 2024

Quatre Maîtres pénétrèrent dans le jardin

"Les Gentilshommes perses qui détruisirent cette Monarchie maintinrent toute cette splendeur botanique. C'est à eux que nous devons le nom même de Paradis, car on ne le trouve pas dans les Écritures avant l'époque de Salomon et on le suppose d'origine persane. Le mot désignant ce Jardin  dont on a tant parlé ne signifie en hébreu rien d'autre qu'un champ enclos, et de la même racine ont été dérivés le jardin et le Bouclier."

Thomas Browne, Le jardin de Cyrus, José Corti, 2007, p. 15.

Thomas Browne, né à Londres le 19 octobre 1605, est mort le 19 octobre 1682 à Norwich, le jour donc de son 77ème anniversaire. Médecin et écrivain, inventeur du terme electricity, il est cité par Borges dans le dernier paragraphe de la nouvelle Uqbar, Tlön, Orbis Tertius, dans Fictions : "Alors l'Anglais, le Français et l'Espagnol lui-même disparaîtront de la planète. Le monde sera Tlön. Je ne m'en soucie guère, je continue à revoir, pendant les jours tranquilles de l'hôtel d'Adrogué, une indécise traduction quévédienne (que je ne pense pas donner à l'impression) de l''Urn Burial" de Browne."

Sebald écrit de son côté, dans Les Anneaux de Saturne, que Browne est "constamment lesté de toute son érudition, un fonds colossal de citations comprenant les noms de tous ceux qui ont fait autorité avant lui ; il use de métaphores et d'analogies qu'il pousse jusque dans leurs derniers retranchements et bâtit des phrases labyrinthiques, se déroulant parfois sur une et même deux pages entières, foisonnantes, semblables à des processions ou à des cortèges funèbres." (p. 33) Cette comparaison n'est pas fortuite, on s'en doute, et l'on ne s'étonnera pas, après avoir découvert Browne dans ce premier chapitre, de retrouver le baroque écrivain anglais à la toute fin du livre - comme si Sebald devait rééditer le geste de Borges dans la nouvelle de Tlön -, au dixième chapitre donc où il est question de sériciculture :

"Et Thomas Browne, qui devait avoir eu, en tant que fils d'un marchand de soie, un œil pour ce genre de choses, note dans un passage que je n'arrive pas à retrouver de son traité intitulé Pseudodoxia Epidemica, qu'il était d'usage de son temps, en Hollande, dans la maison d'un défunt, de recouvrir de crêpe de soie noire tous les miroirs et tableaux représentant des paysages, des hommes ou des fruits de la terre, afin que l'âme s'échappant du corps ne soit déroutée, lors de son ultime voyage, ni par la vue de sa propre image ni par celle de sa patrie à jamais perdue." (p. 382-383)
Thomas Browne

 

C'est une citation du Paradis perdu ( Paradise lost) de John Milton qui ouvre le récit de Sebald :"Good and evil we know in the field of this world grow up together almost inseparably." Sur l'origine du mot paradis, je suis allé voir le Dictionnaire historique de la la langue française et la notice n'est guère éloignée de Thomas Browne :

PARADIS n.m. est emprunté à date ancienne (v. 980) au latin chrétien paradisus. C'est un emprunt au grec paradeisos, terme exotique désignant le parc clos où se trouvent des bêtes sauvages et employé uniquement à propos des rois et des nobles perses. Par extension, il désigne un jardin d'agrément. La Bible grecque l'emploie pour traduire  le "jardin" [étymologiquement "l'enclos"] de la Genèse". Il s'est ainsi spécialisé au sens de "jardin d'Eden" et de "jardin des Bienheureux après la mort". Le mot grec est emprunté au persan °pardez (avestique pairi daeza "enceinte") qui est à l'origine de palez "jardin" et signifiait "enclos", son premier élément correspondant au grec peri "autour de".

Peu de temps avant de découvrir Le jardin de Cyrus de La Borne, j'avais reçu  le 9 octobre Nous irons tous au paradis, de Daniel Marguerat et Marie Balmary (Albin Michel, 2012), lecture en dialogue autour du motif du Jugement dernier. Je voulais poursuivre l'étude de la passionnante geste interprétative de Marie Balmary sur les textes bibliques. Le 11 octobre, j'avais été amusé de tomber sur un article de Barbotages titré On ira tous au

Il me revint alors en mémoire que le Pardès, "paradis" était aussi traité dans Lire aux éclats, de Marc-Alain Ouaknin, un essai que j'avais acheté à Lyon en avril 1993, et qui m'avait enthousiasmé. Je ressortis le livre de son rayonnage, un marque-page s'y trouvait encore, et il était très précisément inséré à la page 29, qui évoquait le paradis :

"Tout commença par un voyage...
Quatre Maîtres pénétrèrent dans le jardin.
Le premier regarda et crut que ce qu'il voyait était la vérité ; il en mourut.
Le deuxième regarda. Chaque chose qu'il voyait lui apparaissait double ; il devint fou.
Le troisième se mit à couper les plantations. Le monde commença à lui devenir étranger ; il devint l'Autre.
Enfin, le quatrième entra et sortit indemne.

Ce voyage est devenu dans le monde des lettres juives, depuis la lecture qu'en fit Moïse de Léon dans la Zohar, le paradigme épistémologique de l'herméneutique.
Le jardin est le jardin du sens, des sens, des multiples significations de l’Écriture. En hébreu, il porte le nom de Pardès, qu'évoque en français le mot paradis. Le paradis du sens. Le source même de "lire aux éclats"."

samedi 2 novembre 2024

Labyrinthe et jardin de Cyrus

A E. qui m'a conduit jusqu'au labyrinthe,

J'ai beaucoup tiré sur le fil dix-huitièmiste (l'arrondissement bien sûr, pas le siècle), mais il ne faut pas croire que le fil iranien n'avait pas encore une spire à dérouler. 

Le lundi 14 octobre, je me suis rendu pour la première fois au village de La Borne, au-delà de Bourges. Célèbre village de potiers abritant le Centre céramique contemporaine (CCCLB). A cette époque, et un lundi, il y avait peu d'ateliers ouverts, et bien peu d'affluence au Centre, qui accueillait plusieurs expositions. Il était temps, elles se terminaient toutes le 15 octobre. L'une d'elles retint particulièrement notre attention : Le jardin de Ciro et autres histoires, issue d'une résidence commune de l'artiste péruvien Javier Bravo de Rueda et de la céramiste danoise Charlotte Poulsen. Le document de restitution disponible à l'entrée m'avait immédiatement alerté, car j'y avais retrouvé une figure familière.


Cette image de plantation en quinconce, je l'avais en effet reproduite dans un article du 9 octobre 2012, Verger et quinconce, douze ans plus tôt, non pas jour pour jour mais pas très loin. Image que Sebald avait donnée dans Les Anneaux de Saturne : "C'est ainsi que dans sa dissertation sur le jardin de Cyrus, il traite du quinconce, figure constituée par les angles et le point d'intersection d'un carré. Cette structure, Browne la découvre partout, dans la matière vivante ou morte, dans certaines formes cristallines, (...) mais aussi dans le jardin du roi Salomon, dans l'ordonnance des lys blancs et des grenadiers qui y sont alignés au cordeau." (p. 34) C'est avec ce livre qu'en 2003 j'avais découvert Sebald, qui n'avait plus cessé de me fasciner. En octobre 2012, j'avais aussitôt commandé le livre de Thomas Browne, dans sa traduction française par Bernard Hoepffner, chez José Corti.

 

Six ans plus tard, en juin 2018, je suis revenu sur ce livre alors que je travaillais sur le motif du losange.

J'y notais alors que cette édition de 2007 affichait sur sa page de couverture le crâne de Browne, "qui avait connu quelques vicissitudes après une exhumation imprévue en 1840". Ajoutant : "Était-ce là un hommage discret à Sebald (mort dans un accident de voiture, en décembre 2001, près de Norwich où il habitait, et qui avait été aussi la ville de Browne, qui y pratiquait la médecine), Sebald qui avait inséré dans son livre la même photo ?"

 

Le motif en quinconce se retrouve dans l'une des créations de Javier Bravo de Rueda, sur l'une des pièces baptisées Labyrinthe.


Du labyrinthe, il est question dans le document de restitution :

"Selon Borges, le labyrinthe est le symbole de la perte, de la perplexité et de l'étonnement face à quelque chose que nous n'avons pas encore traversé ou connu." Cette survenue simultanée de Jorge Luis Borges et de Thomas Browne n'était pas pour moi une première : en effet, c'est Sebald lui-même qui, dans le premier chapitre des Anneaux de Saturne, avait connecté les deux auteurs : "Les descriptions de Browne prouvent en tout cas que les mutations naturelles, innombrables et défiant toute raison, mais aussi les chimères nées de notre pensée l'ont fasciné au même titre qu'elles fascineront, trois cents ans plus tard, Jorge Luis Borges, l'auteur du Libro de los seres imaginarios dont la première version intégrale  a paru à Buenos Aires, en 1967."

 

Bon, mais me dira-t-on, où est passé ce fameux fil iranien ? Eh bien, il est tiré par Javier Bravo de Rueda lui-même :

A noter, pour en finir (temporairement sans doute), que c'est un autre Javier, l'écrivain espagnol Javier Marias, qui livre un article à la dernière page de la revue Le Promeneur (numéro LVIII) intitulé "Borges : un fragment apocryphe de Sir Thomas Browne, par Javier Marias." Article évoqué par Christian Garcin dans son essai Borges, de loin (Gallimard, 2012), et déclencheur d'une coïncidence que Garcin lui-même qualifie de "faramineuse"(on peut lire l'article que j'y consacre le 6 octobre 2012).