"Quand vous y réfléchissez, tout se déroule le long d’une ligne. Marcher, tisser, chanter, observer, raconter des histoires, écrire et dessiner… L’artiste Paul Klee, par exemple, disait que le dessin est une ligne qu’on emmène en promenade. Et dans son dernier discours, le chimiste August Kekulé [1829-1896, il est célèbre pour avoir découvert la structure du benzène après avoir rêvé d’un serpent se mordant la queue] s’adresse aux jeunes scientifiques en leur conseillant de « suivre les chemins des éclaireurs », « notez chaque empreinte, chaque brindille tordue, chaque feuille tombée, alors, disait-il, vous verrez où placer vos pieds pour aller plus loin ». Ce « pathfinding » de Kekulé, je l’appelle « cheminement » . Selon moi, c’est le mode fondamental par lequel les êtres vivants habitent la Terre. Chaque être vivant doit être imaginé comme la ligne de son propre mouvement ou, de façon plus réaliste, comme un faisceau de lignes. Ce faisceau est ce que j’appelle un maillage [meshwork] et ce que Gilles Deleuze appelle un rhizome. Tout est question de mouvement et pas de statique. La vie des habitants de la Terre n’est pas inscrite sur la surface mais tricotée dans son tissu même. Ils se croisent et se décroisent, leurs chemins convergent et divergent, pour former un maillage réticulé qui ne cesse de s’étendre : un domaine d’enchevêtrement."
Tim Ingold, extrait d'un entretien à Philosophie magazine, 11 janvier 2023.
Monument Valley est donc, selon Fabien Meynier, divisé en deux grandes zones associées à deux communautés distinctes. Le nord dévolu aux colons et le sud aux Indiens relèvent de deux esthétiques différentes. Au nord, certaines buttes visibles à de nombreuses reprises permettent "ainsi de les associer aux cowboys, aux militaires, aux bandits ou aux femmes qui voyagent à leurs côtés. Cette accumulation et cette répétition produisent dans la durée un « espace strié » dans lequel les buttes deviennent des points de repère permettant au spectateur de s’orienter dans ce lieu qui peut sembler uniforme." Comme l'anthropologue écossais Tim Ingold dans l'entretien cité au-dessus, Fabien Meynier en appelle ici à un concept établi par Gilles Deleuze et Félix Guattari (Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1980), l'espace strié, dont l'une des caractéristiques est en effet que « les lignes, les trajets, ont tendance à être subordonnées aux points : on va d’un point à un autre ». ""D’un point de vue narratif, poursuit Meynier, les Blancs dans les films ne cessent de se déplacer d’un point à un autre, qu’il s’agisse de rejoindre des relais dans le désert, se rendre sur le territoire Indien, retrouver un régiment ou encore rattraper un cavalier solitaire. Dans chacun de ces épisodes, ce sont les mêmes buttes du nord qui reviennent : Gray Whiskers et Mitchell, mais aussi West Mitten, East Mitten et Merrick, ou encore El Capitan ou Stagecoach. À force de répétition et d’accumulation, les personnages tissent des liens entre les espaces, les quadrillent et les balisent. [...] Le striage de Monument Valley a donc pour conséquence de baliser le lieu, de le rendre reconnaissable. Ce qui se joue dans cette construction spatiale, c’est la conquête d’un territoire, la transformation d’un espace en un lieu intégré au territoire national."
La Prisonnière du désert, John Ford, 1956, Warner Bros – C.V. Whitney. |
Or, il semble que ce soit une autre logique spatiale qui préside aux représentations du territoire indien, une logique à laquelle s'applique la parole de Tim Ingold : Tout est question de mouvement et pas de statique. Deleuze et Guattari évoquent un "espace lisse" opposé à l'espace strié : "Alors que la logique figurative du lieu est l’accumulation et la répétition pour les Blancs, c’est le faux-raccord et l’intervalle qui priment pour celle des Indiens. À l’action de tracer des lignes entre des points reconnaissables, ces derniers opposent le mouvement des points en fonction de leurs déplacements. Que ce soit pour accompagner et entourer des étrangers qui pénètrent sur le territoire comme dans La Prisonnière du désert, ou suivre les déplacements des Indiens qui entament un rituel religieux dans Les Cheyennes, les concrétions rocheuses s’adaptent et se meuvent dans l’intervalle des plans : « […] dans l’espace lisse, c’est le trajet qui entraîne l’arrêt, là encore c’est l’intervalle qui prend tout, c’est l’intervalle qui est substance […] » À la sédentarité des Blancs s’oppose donc le nomadisme des Indiens qui s’incarne dans les déplacements magiques des arêtes minérales qui leur sont associées. À la territorialisation du lieu par les colons s’oppose la déterritorialisation du même lieu par les Indiens."
Et c'est à ce moment de l'étude que Fabien Meynier fait appel à cette fameuse notion de lazy line, à travers une proposition (jugée élégante) de Jean-Louis Leutrat, à propos de la correspondance entre l’art du tissage navajo et certains des motifs et des faux-raccords du film :
"(...) la lazy line est une technique propre aux tapis navajos qui consiste à tisser un écart, une non-concordance dans les lignes d’un motif, de telle sorte qu’un décalage s’opère, inscrivant ainsi dans la matérialité du tapis la signature de l’artisane. Voulant rendre hommage à la communauté navajo ayant travaillé avec lui depuis de nombreuses années, Ford aurait déplacé cet effet de signature dans son film en insérant un certain nombre de faux-raccords et de motifs, au premier chef desquels la cicatrice que l’on retrouve à plusieurs endroits dans le film. Or, il me semble que si lazy line il y a, c’est exemplairement dans la mise en scène de Yei Bi Chei et Totem Pole. Les faux-raccords, les déplacements et les fragmentations des concrétions dans pratiquement toutes les séquences dans lesquelles elles apparaissent produisent une systématicité qui vaut comme effet de signature. Du reste, cette lazy line produite par le montage entre en opposition avec les lignes droites tracées par les Blancs, dont l’expression la plus visible s’incarne dans les plans représentant El Capitan."
Tapis Diné (Navajo) avec lazy lines , 1868 - 1890 (119.3 cm x 81.2 cm), Southwest Museum of the American Indian Collection. |
Je me suis souvenu que j'avais dans la bibliothèque un album documentaire sur la religion des Indiens Navajo, de Lawrence E. Sullivan (en vente encore sur Amazon, où l'on indique que l'âge de lecture est entre 3 et 5 ans, c'est un peu vexant...).
Au centre de la couverture, il y a ce dessin d'une femme navajo devant son métier à tisser (cet artisanat est réservé aux femmes dans la culture navajo). C'est bien dire son importance. Le dessin est d'ailleurs repris en page 6, celle du sommaire, un peu agrandi, et accompagné de cette légende : "Femme navajo en train de tisser un tapis. Le métier à tisser est conçu pour être facilement démonté et déplacé. De nombreux mythes se rapportent au tissage et les Navajos lui accordent une grande valeur religieuse. Tisser, c'est lier sa pensée et sa vie à l'harmonie de l'univers, comme les fils s'entrecroisent pour créer l'harmonie du motif qui apparaît dans le tapis." Un autre dessin de la couverture est reproduit dans cette même page du sommaire, et c'est celui du rocher de Spider Rock, autrement dit le Rocher de l'Araignée; Là encore la mythologie qui l'entoure a rapport au tissage.
Sacred Spider Rock at the entrance to Del Muerto Canyon, Canyon de Chelly, Navajo Indian Reservation, Arizona, ca.1900 |
"Ce roc de grès de 130 mètres de haut, nous dit la légende du livre, occupe une place importante dans l'histoire et dans la mythologie navajo. C'est de son sommet que la Femme Araignée aurait tissé sa première toile, avant d'enseigner le tissage aux femmes. La Femme Araignée aurait expliqué aux tisserandes comment composer des motifs symboliques correspondant aux récits sur la formation des étoiles. La vie des êtres humains doit en effet se référer aux étoiles, au soleil et aux éléments de la nature, afin que la pensée et l'action soient conformes à l'ordre du monde."
Il se trouve, je le répète, qu'un tapis navajo est bel et bien présent dans l'incipit de La Prisonnière du désert, posé sur une barrière du ranch des Edwards. "Ce tapis, écrit Pierre Gabaston, signale discrètement la présence de l'Autre ; à cheval sur les deux mondes." La barrière, au premier plan, "distribue deux espaces dramatiques caractéristiques de l'univers fordien. En deçà de la barrière, celui d'une maison isolée, perdue, exposée en territoire conquis [...]. Au-delà de la barrière, on entrevoit un environnement ouvert, infini, hostile, ne serait-ce que géographiquement, et, pour tout dire, primitif."
Mais il y a un autre tapis navajo dans cette séquence, qu'on aperçoit plié sur une autre barrière, dans le dos de Debbie, la fillette.
"Les tapis navajo semblent déjà sceller, dit encore Gabaston, le sort mutuel d'Ethan et de la fillette." Pourquoi cela ? Eh bien, parce que Debbie sera enlevée par les Comanches et deviendra la femme de Scar, le chef indien. Debbie qu'Ethan voudra tuer tout d'abord et qu'il ramènera finalement dans le monde des Blancs.
Merveilleux art du détail, chez John Ford.