samedi 10 février 2018

Cyrla/Persona

Je me souviens que dans l'appartement au rez-de-chaussée de la rue Miodowa à Varsovie une grande photo de gondoles vénitiennes trônait au-dessus du lit-divan.

Si je me permets ce petit clin d'oeil à Georges Perec, c'est que l'écrivain était lui aussi un fil qui me rattachait à la Pologne. Son père, Icek Peretz, et sa mère, Cyrla Szulewicz, sont tous les deux juifs d'origine polonaise. Engagé volontaire contre l'Allemagne en 1939, Icek Peretz est mortellement blessé par un obus le 16 juin 1940. En 1941, Cyrla envoie Georges, par un train de la Croix-Rouge, en zone libre, à Villard-de-Lans, où résident sa tante et son mari, Esther et David Bienenfeld. C'est là qu'il est baptisé et que son nom, francisé, devient Perec. Cyrla est arrêtée et internée à Drancy en janvier 1943, puis déportée à Auschwitz le 11 février de la même année. Cette date, et singulièrement le nombre 11, ne cessera plus de revenir dans l’œuvre de Perec.

Cette histoire de gondoles vénitiennes n'est pas une invention, et je vais le prouver. J'ai filmé l'appartement juste avant de partir (car sans doute n'y reviendrai-je jamais). Et je dois ajouter que ça n'a pas grand intérêt, ces deux minutes dans un banal environnement, mais en le faisant, j'ai songé à Alain Cavalier qui, à l'occasion d'une rétrospective de son oeuvre à la Cinémathèque, en 2012, avait tenu à accompagner personnellement chacun de ses films, en conversant avec le public : chaque soir, dans sa chambre d'hôtel, il revenait sur ces "conversations" avec une vidéo. J'avais beaucoup aimé ces dialogues intimes dans le cadre trivial de cette chambre d'hôtel, et j'avais chroniqué chacun de ces rendez-vous. Depuis les vidéos ont changé d'adresse et mes articles sont donc amputées de la partie la plus intéressante, mais je les laisse néanmoins en ligne. C'est un jeu avec l'absence, la trace d'un intérêt ancien.*De mémoire, ce qui me touchait c'est le ton employé par Cavalier, très loin d'une docte péroraison sur son œuvre : non, c'était son parler simple sur les acteurs, les lieux, les ambiances liés aux souvenirs de chaque film, mêlé aux considérations du moment, les problèmes de santé, le médicament à prendre. L'art le plus haut se conjuguait à ce que Perec nommait l'infra-ordinaire. Je vous offre donc ici (ou vous inflige, ce serait plus juste) deux minutes vingt d'infra-ordinaire.**





Il y a trois jours, la Suède sonnait encore au portillon. Ce n'était pas un illustre inconnu, loin de là, c'était même un grand cinéaste, un des plus grands cinéastes qui fût jamais, Ingmar Bergman lui-même. Arte rediffusait Persona, son chef d'oeuvre de 1966, précédé d'un documentaire sorti en 2016, Persona, le film qui a sauvé Ingmar Bergman, excellente analyse de cette période-charnière pour le réalisateur, en proie à une crise profonde.


Je n'avais jamais vu ce film (qu'Arnaud Desplechin place dans les dix plus grands films du cinéma de tous les temps, c'est dire si mes lacunes cinéphiliques sont abyssales), et malgré l'heure très tardive, j'ai été saisi par la puissance des images, la photo somptueuse de Sven Nyqvist (qui travaillera plus tard sur le dernier film de Tarkovski, Le Sacrifice, filmé comme Persona sur une île de la Baltique), l'inventivité formelle et l'intensité des rapports entre les deux actrices.
Mais le film qui, déjà en lui-même m'était une révélation, se chargea pour moi d'un sens plus troublant encore lorsque Liv Ulmann regarde la célèbre photo du petit garçon levant les mains en l'air dans le ghetto de Varsovie.


Ce couple Suède-Pologne que je ne cesse de rencontrer en cette période s'exprime ici avec une grande économie de moyens, sans aucun dialogue. Ce qui relie les deux pays, les deux espaces, c'est bien avant tout cette question de l'extermination des Juifs. Elle n'a jamais cessé non plus d'être en filigrane de mon séjour là-bas. Le ghetto n'existe plus, les vestiges en sont infimes, mais la mémoire n'en est pas perdue pour autant, malgré les récentes dispositions légales du nouveau gouvernement polonais (mais je reviendrai là-dessus un de ces jours prochains).

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*  Par ailleurs toutes les vidéos sont encore disponibles sur le site de la Cinémathèque. Je pourrais sans doute les réintégrer dans le corps des chroniques, mais je n'en ai pas le courage. 

** En relisant quelques-unes de ces chroniques de 2012, je suis retombé sur le site Beauty will save the world. La page d'accueil s'ouvrait sur un poème de Khlebnikov mais, remontant deux jours plus tôt, j'eus la surprise de voir mis en ligne le premier poème de Renverse du souffle, de Paul Celan.

TU PEUX en confiance
m’offrir de la neige :
chaque fois que j’ai, épaule contre épaule,
avec le mûrier traversé l’été
sa dernière feuille
criait.

*
DU DARFST mich getrost
mit Schnee bewirten:
sooft ich Schulter an Schulter
mit dem Maulbeerbaum schritt durch den Sommer,
schrie sein jüngstes
Blatt.

4 commentaires:

g a dit…

Au contraire je trouve ce petit film très beau.
Il résonne particulièrement pour moi, précisément pour une histoire polonaise récente. Cracovie, où j’étais il y a peu. Je regrette de ne pas l'avoir filmé, maintenant !.. (Et cette cuisine me fait beaucoup penser à celle de l’appartement que j'y ai occupé durant ce séjour. La musique, mélancolique, aussi.)

Patrick Bléron a dit…

Merci encore, j'atteins les 12 vues, ce qui est inespéré. J'ai des envies de Cracovie maintenant.

Patrick Bléron a dit…

Sur Cracovie :
https://alluvions.blogspot.fr/search/label/Cracovie

g a dit…

j'avais lu l'histoire du camion rouge, déjà ! je vais lire les autres.