vendredi 22 juin 2018

L'ouvrier invisible

L'autre jour j'emprunte à la médiathèque Du nouveau dans l'invisible, recueil d'entretiens entre Jean-Claude Carrière, le célèbre scénariste écrivain, et deux astrophysiciens, Jean Audouze et Michel Cassé. Trente ans plus tôt, les mêmes avaient publié, sur le même schéma d'entretiens, des Conversations sur l'invisible qui, au dire de l'éditeur, avaient été un immense succès. Je n'ai pas lu cet ouvrage-là à l'époque, et sans doute méritait-il ce succès, mais je serais bien étonné si ce nouvel opus recueille le même assentiment du public d'aujourd'hui.*
En effet, alors que j'avais un préjugé plutôt favorable, m'intéressant d'une part depuis longtemps à ces domaines - en amateur cela s'entend, bien éloigné de pouvoir entrer en profondeur dans les arcanes théoriques de l'astrophysique et de la physique des particules -, et d'autre part appréciant beaucoup Jean-Claude Carrière pour son travail de scénariste et sa vaste érudition, je ne tardai pas à être déçu voire irrité à la lecture de ces conversations dont le ton et le contenu s'apparentaient souvent à ce qu'il est convenu d'appeler des discussions de Café du Commerce. De fait, on apprend peu de chose, les auteurs semblent se complaire dans le paradoxe, et quand ils quittent leur domaine d'expertise pour se risquer sur d'autres domaines scientifiques ou sociologiques, on tombe parfois sur des approximations regrettables et des affirmations douteuses. Par exemple, de longs développements sur l'intelligence artificielle et la robotique m'ont laissé particulièrement perplexe.
Allons dans le détail. Page 205, Jean-Claude Carrière évoque le livre (lui aussi actuellement un immense succès) du forestier allemand Peter Wohlleben, La Vie secrète des arbres (Les Arènes, 2017). :
"J.-C. C. : Il en ressort que les arbres fonctionnent de préférence en communautés, entretiennent des amitiés, nourrissent les plus faibles, échangent des signaux chimiques et même électriques pour se défendre contre les agresseurs, conservent des souvenirs qu'ils peuvent transmettre, et ainsi de suite. Les mères-hêtres, dit l'auteur, éduquent leurs enfants à la patience.

J.A. : Ce langage me paraît tout à fait anthropomorphique.

J.-C. C. : Sans le moindre doute. Et l'auteur le sait. Mais nous n'en avons pas d'autre. Nous ne parlons pas le langage des hêtres."
Aucun des deux autres ne s'insurge contre le constat de Jean-Claude Carrière, pourtant, une petite centaine de pages plus loin, Jean Audouze n'hésite pas à affirmer ceci :
"J. A. : L'anthropomorphisme, cette tendance obscure et aveugle qui voudrait ramener à l'homme tous les phénomènes - favorables ou hostiles - que nous croyons constater dans le monde visible, cette attitude finalement assez grotesque ("je suis le centre du monde, qui tourne autour de moi"), reste le plus stupide et le plus puissant de nos adversaires.
M. C. : Même pour nous." (p. 299)
Il faut savoir : sommes-nous condamnés ou non à l'anthropomorphisme ? Est-il un pis-aller ou un ennemi ? 
Il se trouve, par bonheur, que j'avais juste fini le livre, lui, admirable, et que je conseille sans réserve, du chercheur en écologie végétale Jacques Tassin, Penser comme un arbre. Nourri d'une même volonté de rapprochement avec l'arbre que le best-seller de Wohlleben, il n'en souligne pas moins l'anthropomorphisme qui le sous-tend, et, contrairement à Carrière, ne l'envisage pas comme une fatalité.
"Retrouver l'arbre, c'est d'abord retrouver l'altérité ; non pas une projection de nous-mêmes, mais une altérité dont nous acceptions qu'elle revête une part inconnue et inaccessible. C'est aussi, face à son insolente longévité, consentir en la fugacité de notre vie. L'arbre, reconnaissons-le, n'est pas toujours un motif rassurant dans l'esthétique du monde. Sa différence avec ce que nous sommes, animaux si particuliers, nous renvoie à notre extrême singularité, à notre immense solitude au sein d'un monde où rien n'est à notre mesure. Accepter l'arbre dans sa quintessence, c'est céder au vertige inhérent à la reconnaissance d'une autre forme de vie. C'est le reconnaître tel qu'il est, non pas tel que nous voudrions qu'il soit, à l'image de nous-mêmes." (p. 126-127, c'est moi qui souligne)
Ainsi peut-on espérer échapper à l'anthropomorphisme. Toujours sur ce thème de l'arbre et de la forêt,  le même Jacques Tassin permet de répondre à d'autres affirmations assénées sans précaution par nos astrophysiciens, ainsi Jean Audouze, p. 287 :
"Regardons  autour de nous, très simplement : Nos forêts primaires disparaissent une à une, à jamais déracinées par le commerce. En Amazonie, que nous appelions, pour nous rassurer, un des poumons de la planète, elles ne laissent derrière elles que du sable stérile."
Or, la constatation sans ambiguïté des changements imposés par l'homme à la biosphère, qui nous ont fait passer définitivement de l'holocène à l'anthropocène, n'empêche pas d'avoir une vision plus nuancée et moins catastrophiste des évolutions des écosystèmes perturbés par l'homme, qui manifestent souvent une résilience étonnante :
" Dans l’État de Para, au Brésil, 25% des surfaces prélevées sur la forêt amazonienne pour être convertis en pâtures sont aujourd'hui occupées par des forêts secondaires. Leur taux de séquestration de carbone est vingt fois plus élevé que celui des vieilles forêts dites primaires. Une synthèse conduite dans 45 forêts d'Amérique latine a révélé qu'il ne fallait que soixante-cinq ans pour que, après avoir été rasés, les sites forestiers retrouvent 90 % de leur bio-masse initiale. Une autre méta-analyse réalisée dans des forêts tropicales révèle que le nombre d'espèces d'oiseaux présents dans les forêts secondaires n'est que 12% moins élevé que dans les vieilles forêts. En cent ans seulement, la composition faunistique en oiseaux spécialistes, catégorie le plus vulnérable, se rétablit à 90% de son niveau initial." (p. 88)
Toutefois, il y a tout de même un passage qui m'a beaucoup intéressé dans le livre des trois compères (et qui n'a rien à voir avec l'arbre et l'astrophysique), c'est celui où Jean-Claude Carrière évoque ce qu'il appelle "l'ouvrier invisible". Il en parle comme d'un fait étrange qui se produisait quand il travaillait sur un scénario avec Luis Buñuel. Ils vivaient ensemble pendant deux mois, concentrés sur leur travail jusqu'à aboutir à une première version du script qu'ils proposaient alors au producteur. Puis ils rentraient chez eux, prévoyant de se retrouver quelques mois plus tard si le producteur s'engageait dans l'histoire.

"J.-C. C. : (...) Je fais autre chose pendant ces quelques mois, Buñuel aussi.

J. A. : Et vous oubliez le film ?

J.-C. C. : Totalement.

M. C. : Ou du moins vous croyez l'oublier.

J.-C. C. :  Buñuel appelait cela "laisser dormir le scénario, en souhaitant qu'il rêve". Sans l'ouvrir, sans même y penser. Mais en réalité, le scénario ne dort pas. Nous n'y pensons plus, nous croyons l'avoir oublié, mis totalement de côté. Cependant, lorsque nous le reprenons, tout à coup des scènes qui nous plaisaient deux mois plus tôt nous paraissent inutiles, maladroites ou même ineptes, tout au moins sans intérêt, et des solutions que nous avions cherchées en vain, tout à coup, nous sautent aux yeux.

J. A. : A tous les deux ?

J.-C. C. : Non, pas forcément. Mais les dégoûts se partagent plus facilement que les enthousiasmes. Quand l'un disait "cette scène ne me plaît plus, elle me paraît soudain banale, ou facile", l'autre était presque toujours d'accord.

M. C. : Et quelle conclusion en tiriez-vous ?

J.-C. C. : Nous en parlions assez peu, de peur que le phénomène ne disparaisse. Nous avions inventé, pour l'expliquer (mais cela se produit régulièrement avec d'autres auteurs, et même lorsque je travaille tout seul), un "ouvrier invisible", et qui n'avait pas cessé de travailler à notre insu, pendant tout ce temps-là ; un ouvrier assez doué, très dévoué, infatigable, travaillant le jour et la nuit, même pendant notre sommeil, jamais en grève et ne ne demandant ni salaire ni nourriture.

J. A. : Vous aviez un ouvrier invisible chacun ?

J.-C. C. : Oui, sans doute, mais parfois ils se confondaient. Nous les soupçonnions même d'être en contact l'un avec l'autre, à notre insu, et de se mettre d'accord sans nous en parler.

J. A. : La rencontre à distance de deux inconscients ?

J.-C. C. : Probablement. (...)" (p. 217-218)
De fait, ce phénomène de "l'ouvrier invisible" n'est pas propre à Carrière et Buñuel, il a même été décrit, en des termes il est vrai différents, il y a un siècle exactement, par le grand mathématicien Henri Poincaré dans son livre Science et méthode. Il se trouve que le chapitre concerné "L'invention mathématique" est reproduit dans le petit ouvrage de Cédric Villani paru récemment : Les mathématiques sont la poésie des sciences **(Champs/Flammarion). Poincaré montre à travers trois exemples comment la solution de problèmes mathématiques complexes lui était apparue subitement dans des moments inattendus. A la suite de l'absorption d'une tasse de café noir, sur le marchepied  d'un omnibus ou au cours d'une promenade le long d'une falaise.

Ces illuminations subites sont pour lui le signe d'un travail inconscient antérieur, produit d'un moi subliminal dont on ignore les limites. Mais il ajoute aussi une remarque importante, c'est que ce travail inconscient "n'est  possible et, en tout cas, qu'il n'est fécond que s'il est, d'une part, précédé, et, d'autre part, suivi d'une période de travail conscient. Jamais ces inspirations subites ne se produisent sinon après quelques jours d'efforts volontaires, qui ont paru absolument infructueux et où l'on a cru ne rien faire de bon, où il semble que l'on a fait totalement fausse route. Ces efforts n'ont donc pas été aussi stériles qu'on le pense ; ils ont mis en branle la machine inconsciente, et sans eux elle n'aurait pas marché et elle n'aurait rien produit."
Le travail d'élaboration d'un scénario est bien sûr bien différent de l'établissement d'une assertion mathématique, mais les conditions sont manifestement les mêmes : des phases de travail conscient encadrent une phase de repos apparent où le moi subliminal, l'ouvrier invisible, continue de triturer la matière première. L'inspiration ne vient qu'aux gens qui travaillent.

______________________
* Je me demandais si mon sentiment était partagé, ou bien si j'étais seul à avoir des doutes sur l'ouvrage. De fait, je n'ai pas trouvé de critique significative dans les organes de presse habituels (des émissions de radio et de télé, mais pas d'article papier) , mais si l'on interroge le lecteur lambda à travers certains forums comme celui des commentaires de lecteurs sur Amazon, on voit bien  que les avis sont très contrastés : à côté des formules dithyrambiques "Un livre à lire sans tarder car essentiel", on voit aussi des "déçue", "grosse déception", "titre mensonger", et même "Ce livre est une arnaque commerciale".
** La couverture de ce livre, une illustration de Jos Leys, montre un paysage géométrique où nos amis les losanges se taillent la part du lion (ce n'est pas la raison de l'achat de ce livre, d'ailleurs je ne constatai ce détail qu'une fois à la maison - mais l'ouvrier invisible était peut-être à l’œuvre...).

mercredi 20 juin 2018

Les Tarots de Dürer

En découvrant le travail du peintre Yvo Jacquier sur la gravure Melencolia I, j'eus la grande surprise de voir qu'il associait le chef d’œuvre d'Albrecht Dürer aux Tarots de Marseille. Inutile de dire que j'étais plus que méfiant devant l'entreprise, on a tellement mis le Tarot à toutes les sauces qu'il convient d'être extrêmement circonspect. A cette heure, je ne prétends d'ailleurs pas avoir un jugement définitif sur la valeur des investigations du peintre, n'ayant pas encore achevé la lecture de l'ebook, Dürer et ses Tarots, où il a rassemblé dix années d'études menées en collaboration avec Christophe de Cène.


La thèse centrale est celle-ci : "la paternité d'Albrecht Dürer envers la plus belle version des tarots de
Marseille, celle que Nicolas Conver perpétue jusqu'en 1760.
" Cette apparition de Nicolas Conver fut une seconde surprise, car j'ai déjà eu l'occasion  de le citer deux fois par le passé, en 2016 et 2017. De fait, ce jeu de Tarots j'en possède un exemplaire, et cela depuis plus de trente ans. Il a même toute une histoire assez étrange : je l'avais emporté dans mes bagages lors d'un voyage au Maroc (réalisé à l'époque avec la carte Inter-Rail qui permettait de circuler à prix très réduit sur tout le réseau européen, et donc aussi marocain, carte réservée aux moins de 26 ans, vous voyez que ça ne date pas d'hier cette affaire...). Pour aller de Tanger à Tétouan, nous prîmes le bus, et nos sacs furent hissés sur le toit déjà bien encombré. Je ne sais plus  à quel moment précis, à l'étape, j'ai constaté que mon jeu de Tarots avait perdu toutes ses lames mineures à l'exception du cavalier de deniers. Par bonheur, pas une lame majeure ne manquait à l'appel. Je n'ai jamais compris cette disparition. Si c'était un vol, pourquoi n'avoir pas pris le jeu en entier, avec son emballage ? De cette énigme jamais résolue, il garda pour moi une saveur particulière. Et sa mention dans l'étude d'Yvo Jacquier me le rendait encore plus précieux, comme on peut s'en douter.



Je ne vais pas reprendre ici toute l'argumentation d'Yvo Jacquier (disponible en partie sur le site, ou, mieux, sur l'ebook qu'on peut acheter pour à peine dix euros). Je vais juste donner quelques aperçus assez suggestifs, et en premier lieu la comparaison entre le Charlemagne, peint par Dürer la même année que Melencolia (1514), et la lame IV du Tarot de Conver, l'Empereur.

« Karolus Magnus », dit Charlemagne, Albrecht Dürer - 1514
Huile sur bois - 89×190 cm, Germanisches Nationalmuseum Nürenberg

La barbe, la chevelure, l'aigle du blason, le globe crucifère, le collier avec une même médaille ronde, autant de similitudes troublantes le plus souvent ignorées (par exemple, dans la somme de Robert Grand, L'univers inconnu du Tarot, Éditions du Rocher, 1979, pas moins de 480 pages, Charlemagne n'a pas même une entrée à l'index). Par ailleurs, les trois fleurs de lys qui accompagnent l'aigle sur le blason de Charlemagne se retrouvent par deux fois dans les lames mineures, avec le deux et le quatre de deniers, avec la même disposition en triangle :

"Certes, écrit Yvo Jacquier, un autre auteur que Dürer aurait pu puiser dans le même répertoire. Cependant, les artistes sont rares à la Renaissance qui cumulent toutes ces conditions : 1) connaître l'Italie du nord, où sont nés les tarots; 2) graver sur bois; 3) faire référence en 1514 à un roi mort en 814, soit exactement 700 ans plus tôt !"
Et il poursuit en suggérant que ces sept siècles s'inscrivent littéralement sur la manche de l'Archange de la Mélancolie :



La nouveauté de l'étude d'Yvo Jacquier est la mise en superposition des cartes du Tarot avec  Melencolie. Premier exemple : l’arc-en-ciel de la gravure construit la mandorle du Monde (arcane XXI des tarots) :


Une autre carte, l’Étoile, lame XVII, en superposition dans la même zone de la gravure va révéler des correspondances assez étonnantes. Yvo Jacquier l'associe à Vénus : "La carte de l'Étoile est l'image idéale pour exposer la figure qui revient à Vénus, agrémenté d'un losange qui est largement admis comme un symbole féminin. Le nombre de Vénus est 7, aussi les deux cercles qui forment la Vesica ont ce diamètre sur le quadrillage des tarots (accordé à la sphère de Melencolia)." La Vesica qu'il évoque ici est la Vesica Piscis (deux cercles jumeaux dont chaque centre se pose sur la circonférence de l'autre), figure sacrée, semble-t-il, chez les Pythagoriciens (soit dit en passant, revoilà notre copain losange).


Yvo Jacquier fait observer que l'amande correspond verticalement aux 7 barreaux de l'échelle : "L'amande s'aligne en bas à la base du premier barreau et plus haut, au sommet du septième,
qui se révèle être une planche, et non une barre classique. La redondance du 7 réjouit le symboliste... La pointe inférieure est sur l'arête du polyèdre et le losange passe par un de ses angles pour toucher le bord de l'échelle, tel un signe.
De nombreux alignements se manifestent, comme celui du tisonnier à gauche, ou celui du sommet de la cloche sur la droite. Le pied de Cupidon également...
"


Mais, me direz-vous, pourquoi avoir attribué le 7 à Vénus ? Eh bien cela s'explique par les carrés magiques.  
"Un carré magique est un ensemble de nombres entiers consécutifs, à partir de 1 (1, 2, 3, 4, ... n2), et disposés en carré. Il y a donc autant de lignes que de colonnes. On désigne par “ordre” le nombre de cases que comporte le côté du carré (n). Ce carré est “magique” si toutes les sommes des nombres sont les mêmes, quelle que soit la ligne et quelle que soit la colonne. Enfin, le carré devient “idéal” quand c'est vrai également pour les sommes des grandes diagonales.
À la Renaissance, Luca Paccioli transmet le savoir mathématique des Byzantins à l'occident, notamment celui des carrés magiques. Trithème et Agrippa seront les principaux auteurs à approfondir leur sens symbolique. Agrippa attribue un certain carré d'ordre 3 à Saturne, et selon la logique des ordres : 4 - Jupiter, 5 - Mars, 6 - Soleil, 7 - Vénus, 8 - Mercure, enfin 9 - Lune." (Yvo Jacquier, p. 3)
Dans Melencolia, le  carré magique représenté est donc d'ordre 4, ce pourquoi Hartmut Böhme, dans l'étude trouvée à la brocante des Marins, en parle comme de la table de Jupiter (mensula Iovis).

Au retour de cette fameuse brocante, j'avais noté comme une curiosité, sans y insister (je n'avais alors aucune raison pour cela), que j'avais rapporté exactement 22 ouvrages, autant que de lames majeures du Tarot. Doit-on soupçonner un calcul inconscient ? La lecture d'une méditation du savant Henri Poincaré sur l'invention mathématique va me conduire à examiner de plus près cette question.

lundi 18 juin 2018

4-4-2 losange : Dürer numéro 10

Je suis bien obligé de le reconnaître : le losange m'obsède, le losange me soucie au-delà du raisonnable, mais comment m'en prémunir alors qu'il me poursuit partout. Je ne plaisante pas : délaissant mes chères études, je regarde un match de la coupe du monde, et voilà que le commentateur parle du jeu en losange. Le 4-4-2 losange. Nom d'un chien, je ne connaissais pas, aucun coach, aucun de ces spécialistes du ballon rond qui pullulent le long des mains courantes ne m'en avait touché un mot. Fi donc de ces losers du losange, je me suis renseigné :
" (...) Le 4-4-2 losange tel qu'appliqué aujourd'hui valide donc l'évolution tactique du rôle des arrières latéraux, entamée depuis l'éclosion de Roberto Carlos. "Maintenant, ils doivent remplir des rôles physiques comme techniques, relève Omar Da Fonseca. Ils font de longues courses, des répétitions d'efforts, et on leur demande aussi d'être techniques, parce qu'ils se retrouvent souvent dans le camp adverse. Il doivent savoir centrer." Et parfois même marquer. Autre poste concerné: le milieu de terrain, de moins en moins unidimensionnel. La séparation est de plus en plus floue entre le "destructeur" et le "créateur". "Dans un losange, le volume de jeu des trois milieux derrière le numéro 10 est hyper important, indique Omar Da Fonseca. Ils sont obligés de couvrir énormément de zones. Mais les trois ne peuvent pas être que des coureurs à pied."
Allez, je vous mets même une vidéo :


Et puis (dois-je avouer que je n'ai pas regardé cette vidéo jusqu'au bout ?), je suis revenu à mes losanges à moi, ces trois macles de l'article précédent, dont j'avais relevé après coup les similitudes sur les pointes supérieures et inférieures.


Cela me souffla l'idée que ces losanges pouvaient se replier sur eux-mêmes en faisant coïncider les sommets, et donc passer de la surface au volume, réalisant en somme ce polyèdre composé de six losanges qui se nomme un rhomboèdre (du grec rhombos, qui a donné rhombe, synonyme vieilli de losange - Le CNRTL donne l'exemple suivant tiré de la Vie des Abeilles de Maeterlinck (1901, p. 135) : "Chacun des trois rhombes ou losanges qui constituent la base pyramidale d'une cellule de l'avers forme en même temps la base également pyramidale de trois cellules du revers. C'est dans ces tubes prismatiques qu'est emmagasiné le miel." Citation curieusement proche de celle que je fis de Thomas Browne, l'écrivain anglais au principe des Anneaux de Saturne de Sebald, citation dont je fis un statut sur FB : "(...) les Rayons de miel des Abeilles sont eux-mêmes d'une telle régularité que leurs intersections mutuelles dessinent trois Losanges au fond de chaque Cellule"(Le Jardin de Cyrus, p. 46).)

En somme, le rhomboèdre est une sorte de cube penché. Il a une grande importance en cristallographie, où nombre de systèmes cristallins sont de forme rhomboédrique. Viollet-le-Duc, après son voyage dans les Alpes, publia en 1876 une étude sur le massif du Mont Blanc et sa constitution géologique, mettant en évidence un système rhomboédrique :


Je ne sais plus ensuite par quel jeu de connexions diverses et variées, je fus conduit à observer que le polyèdre qui se trouve sur la gauche de la gravure Melencolia I de Dürer n'est autre qu'un rhomboèdre tronqué.

C'est ainsi que je découvris la passionnante étude du peintre Yvo Jacquier, puis le formidable site de Philippe Bousquet, Artifex in opere, et là je dois dire que c'est un peu plus compliqué que le 4-4-2 losange, et qu'il va me falloir un peu de temps pour prendre la mesure de tout cela.

Rhomboèdre reconstruit (Artifex in opere)


mercredi 13 juin 2018

Haenelostruffautsing

Le (ou la) losange (le mot change de genre à partir du 18ème siècle, mais Eugène Sue écrit encore dans Les Mystères de Paris (1842) : [Sur les murs] se croisent les petites losanges vertes d'un treillage de jonc), le (ou la) losange, dis-je, se glisse furtivement dans la vie de mes contemporains : une lectrice (elle se reconnaîtra) me confie que juste après avoir lu l'article sur le losange  elle fut mise en présence, sans l'avoir demandé (sur le fil d'information du réseau social qu'elle fréquentait, j'imagine), d'une vidéo portant l'estampille des films du Losange.


Peu après, un lecteur (il se reconnaîtra) m'envoya depuis La Réunion la photo d'une maison créole arborant un même losange en position couchée, soit relation, m'écrit-il, avec le goût  du classicisme soit symbole de protection de la case, l'œil d'Isis...


Bref, je suis aux (los)anges. Prenant en compte maintenant les derniers développements thématiques (les motifs du champignon et de Moby Dick) engendrés par l'enquête, je suis en mesure de formaliser l'ensemble à l'aide de trois losanges imbriqués.


Quelques curiosités que j'ai relevées, il est important de le préciser, après la constitution de la figure : tout d'abord, la ligne médiane Haenel-Lost-Truffaut-Tsing pourrait se contracter en une ligne ininterrompue, concaténant tous les caractères : Haenelostruffautsing. Ensuite, les pointes sont parfois liées deux à deux : à l'étage supérieur, Argentomagus est convoqué à double reprise, dans le triangle du feu et dans le triangle du champignon (grâce à l'amadou, champignon qui permet d'ailleurs la fabrication du feu) ; à l'étage inférieur, Bondrée rassemble deux œuvres distinctes : la bande dessinée d'Aimée de Jongh et le roman d'Andrée A. Michaud, Aimée et Andrée ajoutant une rime supplémentaire à la construction.
Cette figure s'apparente par ailleurs de fort près à la macle héraldique que l'on trouve par exemple, comme je l'ai déjà signalé, sur le blason de la famille bretonne des Rohan.

Les six macles restantes apparaîtront-elles dans la suite des événements ? c'est ce que je ne saurais encore affirmer.
Je conclurais provisoirement en ajoutant que le 18 mai dernier, après avoir justement relu le passage sur les macles dans le livre de Philippe Audoin, je me suis alors replongé dans l'univers anxiogène du Bondrée québecois, où j'ai relevé les extraits suivants :
" S'il avait eu le choix, il se serait allongé sur la table, sur le tapis moelleux parsemé de losanges, et il aurait laissé la pluie l'endormir (...)" (p. 271)

" Elle avait sorti le gin et en avait rempli deux verres à moutarde jusqu'au bord des losanges rouges qui l'encerclaient." (p. 286)

dimanche 10 juin 2018

Du chaos, du Congo et du Pequod

Les choses se compliquent (et j'admets déjà que ce n'était pas très simple...), elles se compliquent même bougrement. Pourquoi ? Pour la bonne raison tout d'abord que trois plans temporels se superposent et même s'enchevêtrent : car tentant de rendre compte de corrélations constatées au mois d'avril, je suis conduit à évoquer aussi les échos que cela provoque dans le temps présent de ce mois de juin, tout ceci entrant aussi en résonance avec des textes plus anciens de quelques années. Des indices dispersés sur plusieurs strates temporelles émergent comme si l'on avait procédé à une coupe verticale du territoire exploré (qui n'est autre au fond que celui de nos existences), mais de cette vision globale je ne puis en donner une traduction immédiate, perceptible synthétiquement : il me faut passer par une narration linéaire qui peine à rendre l'ampleur de l'étoilement des motifs. C'est là que la macle (ou le losange) intervient en tant que figure essayant de donner forme au chaos (c'est en somme la même fonction que remplissent justement les attracteurs étranges dans la théorie mathématique du chaos).

Prenons un autre exemple de motif ayant triangulé tout récemment, et qui est en même temps bien ancré dans le passé récent : Moby Dick. En premier lieu, je l'ai retrouvé parmi les livres brûlés de Fahrenheit 451. Quand la brigade de pompiers fait une descente chez le pompier rebelle Montag, et que tous les livres qu'il cachait se retrouvent sur la moquette du salon, on voit parmi les chefs d’œuvre de la littérature que Truffaut a choisis visiblement avec soin, le roman de Melville.


Un autre plan s'attarde plus précisément sur l'ouvrage seul :

(Les illustrations de Rockwell Kent qui accompagnaient cette édition anglaise ont été reprises dans la toute récente édition Quarto établie par Philippe Jaworski)
En second lieu, Moby Dick prend place dans le livre d'Anna Tsing, Le champignon de la fin du monde, venu de Bourges et apparu à la fin de l'article traitant du feu chez Truffaut (j'allais écrire du faux chez Truffeu).
Il n'est pas inintéressant de replacer le contexte de son apparition dans ce livre (qualifié, je le répète, de très important par Bruno Latour, ce que je ne cesse de vérifier à chaque étape de ma lecture - pas encore achevée à cette heure).
Anna Tsing développe toute une réflexion sur le capitalisme, dont le processus, rappelle-t-elle, est l'accumulation. Mais la valeur est parfois produite à partir de phénomènes vitaux qui ne lui doivent rien. Même dans les fermes industrielles, "des êtres vivants issus de processus écologiques sont récupérés pour participer à la concentration des richesses. C'est ce que j'appelle, écrit-elle, une "captation", qui implique de tirer avantage de la valeur produite en dehors du contrôle capitaliste." La cueillette des matsutakés par des travailleurs précaires dans les forêts de l'Oregon sont un exemple de ce qu'elle nomme des "chaînes d'approvisionnement", qui sont "des chaînes de matières premières transformées en marchandises qui traduisent la valeur au bénéfice des entreprises dominantes ; elles opèrent une traduction entre des valeurs non capitalistes et capitalistes."
Ce n'est pas quelque chose de nouveau et elle en donne deux exemples historiques pour en clarifier le fonctionnement, tous les deux mis en lumière par la littérature.
Le premier est le marché de l'ivoire au XIXe siècle, tel que l'a raconté Joseph Conrad dans son roman Au cœur des ténèbres.
"L'histoire tourne autour d'une découverte que fait le narrateur : alors qu'il était épris d'une grande admiration pour un commerçant européen, il prit conscience de la sauvagerie avec et par laquelle il se procurait de l'ivoire. Révéler cette sauvagerie a de quoi surprendre le sens commun, habitué à penser la présence européenne en Afrique comme ayant été un moteur de civilisation et de progrès. Au lieu de cela, civilisation et progrès se rabattent en écrans de fumée pour tenter d'étouffer la violence par laquelle passent les mécanismes de traduction pour obtenir toujours plus de valeur : une captation en bonne et due forme." (p. 109)*
 Le second exemple est donc puisé chez Melville :
"Moby Dick suit l'histoire de l'équipage d'un baleinier, dans lequel le cosmopolitisme, fortement animé, tranche clairement avec nos stéréotypes sur la discipline d'usine. Toutefois, l'huile que l'équipage obtient en tuant des baleines tout autour du monde entre en fin de compte dans une chaîne d'approvisionnement capitaliste, basée aux Etats-Unis. De manière étrange donc, sur le Pequod, tous les harponneurs sont des indigènes non intégrés, qui viennent d'Asie, d'Afrique et du Pacifique. Et le navire serait incapable de capturer une seule baleine sans l'expertise de ces personnes totalement étrangères à la discipline industrielle étatsunienne. Mais, comme les produits de ce travail doivent finalement être traduits en termes de valeur capitaliste, c'est seulement par le biais du financement capitaliste que le navire peut prendre la mer. Autrement dit, l'accumulation par captation s'opère ici dans la conversion de savoirs indigènes en bénéfices capitalistes. Et, par la même occasion, dans la conversion de baleines vivantes en produits d'investissements." (p .109)
Enfin, dernier côté du triangle, les deux pages que Christiane Taubira (dont j'ai mis une citation en exergue d'un article récent) consacre à Moby Dick dans Baroque sarabande, livre d'hommage aux livres et aux écrivains de son enfance guyanaise aux combats d'aujourd'hui. Deux pages d'où j'extrais le passage suivant :
" Et si le bateau Pequod est au commencement, c'est qu'au commencement sont les Amérindiens. Et c'est fort d'un savoir irréel que Queequeg le harponneur, homme de cale dont les tatouages sur le corps sont la calligraphie d'un mystérieux traité sur les cieux et la terre et sur l'art d'atteindre à la vérité, décide au dernier moment de renoncer à son agonie."
Pour bien comprendre, il est nécessaire de savoir (Taubira ne le précise pas) que les Pequots étaient une tribu indienne qui fut exterminée lors du massacre de la Mystic River, en 1637.  L'écrivain américain Benjamin Whitner raconte toute cette histoire d'une incroyable violence dans le numéro 4 de la revue America, hiver 2018, (L'histoire interdite, p. 88) :
" Ensuite, les pèlerins se mirent en devoir d'éradiquer intégralement la tribu des Pequots. Ils déclarèrent que tout Indien réputé appartenir à cette tribu serait exécuté sur-le champ. La rivière Pequod fut rebaptisée Thames - la Tamise -, et le village connu sous le nom de Pequot fut rebaptisé New London. Comme John Mason [le capitaine qui avait dirigé le massacre] le déclara, le but était d'"effacer tout souvenir de ces Indiens de la surface de la Terre". L'Assemblée générale du Connecticut alla jusqu'à déclarer l'interdiction officielle du mot lui-même. Les Pequots ne furent pas seulement annihilés en tant que peuple, mais également en tant qu'idée."
Pour Whitner, il s'agit ni plus ni moins que d'un génocide. Il écrit que les Pequots "ne réapparaîtront vraiment dans la conscience américaine qu'avec le Moby Dick d'Herman Melville."

De Fahrenheit 421 aux Pequots en passant par le Congo, on voit bien que cette affaire de Moby Dick n'est pas qu'une amusante chasse aux coïncidences, que ce qui est désigné là avec insistance c'est la violence et l'injustice infligées à l'être humain, et en particulier à l'Autre, au Noir, à l'Indien, à celui qu'on désigne comme brute, sauvage, inférieur.
Et ce n'est pas un hasard si au coeur des ténèbres  veillent sous la cendre les braises vives de la littérature.

_______________________
* Sur Joseph Conrad, la conquête coloniale et la remontée à la source des génocides du XXème siècle, on lira avec grand profit le livre de l'écrivain suédois Sven Lindqvist, Exterminez toutes ces brutes ! (Les Arènes, 2014). Ce titre est une phrase de Kurtz, le personnage principal d'Au coeur des ténèbres, qui avait conclu par ces mots son rapport sur la mission civilisatrice de l'homme blanc en Afrique.
Bel exemple de cette intrication temporelle que je tentais de décrire au début de cet article : ma lecture cet après-midi même du chapitre V des Anneaux de Saturne, de W.G. Sebald. Au coeur de ce chapitre, il y a deux personnes : Joseph Conrad (que Sebald choisit plutôt de désigner sous son vrai nom de Konrad Korzeniowski) et la figure moins connue de Roger Casement, diplomate britannique qui dénonça dans un rapport au Foreign Office les atrocités commises par les agents du roi des Belges, Léopold II, sur les Noirs congolais, "contraints, rapporte Sebald, de travailler sans salaire pratiquement sans être nourris, souvent enchaînés les uns aux autres, à un rythme forcené, du lever au coucher du soleil et jusqu'au moment où ils tombaient à proprement parler de tout leur long et mouraient sur place d'épuisement." (p 167)
Roger Casement
C'est au cours de son voyage le long des côtes anglaises, dans une émission documentaire de la BBC, que Sebald découvrit ce personnage jusque-là inconnu de lui (et dont la destinée fut tragique car il finit par être pendu en 1916 pour haute trahison dans une prison londonienne - il avait épousé la cause nationaliste irlandaise). Vaincu par la fatigue, Sebald s'était endormi devant la télévision, mais écrivait qu'il se rappelait "simplement qu'il avait été question, au début de l'émission, du fait que l'écrivain Joseph Conrad avait rencontré Casement au Congo et qu'il le tenait, parmi les Européens, corrompus en partie par le climat tropical, en partie par leur propre inextinguible cupidité, pour le seul homme droit qu'il lui eût été donné de rencontrer dans cette région du monde."(p. 138)

jeudi 7 juin 2018

Losange ou Réseau des Anciens

A peine avais-je terminé la chronique précédente que j'ai réalisé que j'avais arpenté un territoire déjà en partie balisé : en effet, ce n'était pas la première fois qu'émergeait sur ce même site la figure du losange. J'en retrouvai vite la trace, qui me ramena six ans en arrière, en octobre 2012. Comme j'écrivais alors autour d'un roman de Jean-Paul Goux, comportant un verger dont les arbres étaient plantés en quinconce, je fus conduit à citer un passage des Anneaux de Saturne, de W.G. Sebald, évoquant dans son premier chapitre l'écrivain anglais Thomas Browne et son étude sur Le Jardin de Cyrus :
"C'est ainsi que dans sa dissertation sur le jardin de Cyrus, il traite du quinconce, figure constituée par les angles et le point d'intersection d'un carré. Cette structure, Browne la découvre partout, dans la matière vivante ou morte, dans certaines formes cristallines, (...) mais aussi dans le jardin du roi Salomon, dans l'ordonnance des lys blancs et des grenadiers qui y sont alignés au cordeau." (p. 34)
Et je signalai qu'en regard de ce passage, Sebald avait reproduit l'image du quinconce qui orne le livre de Browne (ici à gauche) :



Je poursuivais en affirmant qu'un autre terme était important, qui n'était autre que celui de losange, qui apparaissait donc comme on peut voir dans le titre du livre de Thomas Browne. La plantation en quinconce dessine en effet des losanges. Enfin je terminai en citant Christian Garcin présentant le losange comme une figure récurrente dans l’œuvre borgésienne, "avec chaque fois une signification bien précise, toujours en rapport avec ce qui se dissimule derrière le voile qu'elle constitue, souvent lié à l'enfance."(Borges, de loin, Gallimard, 2012, p. 94).
Le grand écrivain argentin ne tombait pas du ciel : c'est Sebald lui-même qui, dans le même premier chapitre des Anneaux de Saturne, l'avait en somme connecté au vieil auteur anglais :
"Les descriptions de Browne prouvent en tout cas que les mutations naturelles, innombrables et défiant toute raison, mais aussi les chimères nées de notre pensée l'ont fasciné au même titre qu'elles fascineront, trois cents ans plus tard, Jorge Luis Borges, l'auteur du Libro de los seres imaginarios dont la première version intégrale  a paru à Buenos Aires, en 1967."
Dans l'article suivant, Losange et tétragrammaton, je développais le thème borgésien du losange avec la nouvelle La mort et la boussole, écrite en 1942 et incluse dans le recueil intitulé Fictions. Je me permets de reprendre ici ce que j'écrivais alors : Le détective Eric Lönnrot, enquêtant sur un triple meurtre survenu dans les nuits du 3 décembre, 3 janvier et 3 février, parvient à deviner "la secrète morphologie de la sombre série" et donc à prévoir le jour et le lieu du dernier crime. Il ignore cependant qu'il en sera la victime et il tombera sous le feu de Red Scharlach qui, sur son honneur, avait juré sa mort.

Les trois premiers lieux meurtriers sont l'Hôtel du Nord, une vieille boutique de marchands de couleur dans un faubourg désert à l'ouest de la ville ("Sur le mur, au-dessus des losanges jaunes et rouges, il y avait quelques mots à la craie"), Liverpool House, un cabaret de la rue de Toulon, à l'est de la ville, où un certain Gryphius aurait disparu après s'être acoquiné avec des arlequins masqués ("Une des femmes du bar se rappela les losanges jaunes, rouges et verts").

Le commissaire Franz Treviranus chargé de l'affaire reçoit ensuite dans la nuit du premier mars une lettre d'un certain Baruj Spinoza ainsi qu'un plan de la ville. Les trois lieux du crime y étant désignés comme les trois sommets d'un parfait triangle équilatéral, il n'y aurait donc pas de quatrième meurtre. Ce que Lönnrot, étudiant le document, interprète justement comme un mensonge. En effet, chaque fois, on avait retrouvé un message disant qu'une lettre du Nom avait été articulée. Pour Lönnrot, il ne fait pas de doute que ce Nom est le Tétragrammaton, le nom secret de Dieu, l'imprononçable YHWH, composé donc de quatre lettres. Un quatrième meurtre est donc programmé et il suffit alors d'un compas pour le situer au midi, dans la propriété de Triste-le-Roy.

Ce losange était emprunté à Rémi Schulz (avec qui je n'avais pas encore de contact à l'époque), qui relève d'autres coïncidences autour de la nouvelle sur son blog Quaternité.

Lönnrot pénètre dans cette villa qui abonde "en symétries inutiles et répétitions maniaques", l'explore longuement puis finit par monter au mirador par un escalier en spirale : "La lune ce soir-là traversait les losanges des fenêtres ; ils étaient jaunes, rouges et verts. Il fut arrêté par un souvenir stupéfiant et vertigineux".

"Rien ne nous sera révélé, précise Christian Garcin, pages 95-96,  sur ce "souvenir stupéfiant et vertigineux". Néanmoins, les losanges de couleur apparaissent là aussi au moment où la révélation (mais laquelle ?) survient. Et Red Scharlach abat son double Lönnrot (tous deux onomastiquement placés sous le signe du rouge - sang ?) au moment même où affleure à la conscience ce "souvenir stupéfiant et vertigineux"."  
 *
Ce n'est pas la première fois que je suis amené à revenir sur mes pas, sur un article ancien contenant une substance proche de celle que j'étudie présentement, et ici c'est avec beaucoup de plaisir car je renoue avec Sebald, l'écrivain qui m'a le plus fasciné depuis 2003, année où je l'ai découvert justement avec Les Anneaux de Saturne (ce n'est pas un hasard bien sûr s'il est en tête des libellés en compagnie d'Andreï Tarkovski). Ce mois d'octobre 2012, j'avais commandé le livre de Browne, dans sa traduction française par Bernard Hoepffner*, chez José Corti.


Cette édition de 2007 affiche sur sa page de couverture le crâne de Browne, qui avait connu quelques vicissitudes après une exhumation imprévue en 1840. Était-ce là un hommage discret à Sebald (mort dans un accident de voiture, en décembre 2001, près de Norwich où il habitait, et qui avait été aussi la ville de Browne, qui y pratiquait la médecine), Sebald qui avait inséré dans son livre la même photo ?


Je dois avouer maintenant que je n'ai pas lu Le Jardin de Cyrus, happé sans doute par des lectures qui m'ont paru plus urgentes ; il rejoignit le club des œuvres dont on remet toujours à plus tard la découverte. Mais c'est comme un courrier de rappel que m'adresse le vieil opus et cette fois, promis, juré, je n'y couperai pas. D'ailleurs j'ai aussi commencé à relire Les Anneaux, et bien m'en a pris car sur la même page où il nous apprend que le crâne de Browne était conservé au musée de l'hôpital de Norfolk § Norwich, il parle de son amie défunte, Janine Dakyns, grande spécialiste de Flaubert, et écrit notamment ceci :
" Lorsqu'un jour je lui dis qu'elle ressemblait, au beau milieu de ses papiers, à l'ange de la mélancolie tel que Dürer l'a représenté, immobile, parmi les instruments de la destruction***, elle me répondit que le désordre apparent dans ses affaires représentait en réalité quelque chose comme un ordre accompli ou, à tout le moins, évoluant vers l'accomplissement. Et quoi qu'elle cherchât dans ses papiers, dans ses livres ou dans sa tête, elle le trouvait en effet très vite, en règle générale du premier coup." [C'est moi qui souligne]
Comment ne pas penser à cette étude sur la célèbre gravure trouvée ce dimanche à la brocante des Marins ? Gravure** reproduite six mois plus tôt dans l'article consacré à la précédente brocante de décembre 2017.

________________________
* Bernard Hoepffner consacre à Thomas Browne une notice biographique qui se conclut ainsi, recoupant plusieurs des noms déjà cités ici : 

"Herman Melville s'est inspiré de lui et l'influence de Pseudodoxia apparaît dans Moby Dick et dans Mardi. Borges le considérait comme l'un des plus grands écrivains anglais, il a traduit des extraits des Urnes funéraires et a immensément été influencé par ses idées. Parmi les contemporains, outre Guy Davenport, on peut citer Joseph Mc Elroy, Gilbert Sorrentino et W.G. Sebald."

** Une autre gravure célèbre de Dürer montre un crâne très proche de celui de celui de Thomas Browne (on me dira non sans raison que tous les crânes se ressemblent, oui mais il y a aussi les livres pas très loin, et le chien endormi au-dessous comme dans Mélancolie

Dürer, Saint Jérôme dans sa cellule, 1514, gravure sur cuivre.
Dürer  (détail)
*** On peut s'étonner de cette indication de Sebald : "instruments de la destruction", car que voyons-nous sur la gravure ? Au pied de l'ange de la mélancolie, clous, trusquin, scie, rabot, une paire de tenailles et une sphère, un encrier et un plumier, et au-dessus de lui, un sablier, une cloche, une balance, un carré magique : rien, donc, qui ne se présente clairement comme instruments de la destruction. Remarquons maintenant que ce thème de la destruction apparaît dès la première page du livre, en même temps qu'une certaine propension de l'auteur à l'humeur mélancolique (associée à la planète Saturne qui n'est pas par hasard dans le titre même du livre) : "Par la suite, en effet, je ne fus pas seulement aux prises avec le souvenir d'une belle liberté de mouvement mais aussi avec celui de l'horreur paralysante qui m'avait saisi à plusieurs reprises en constatant qu'ici également, dans cette contrée reculée, les traces de la destruction remontaient jusqu'au plus lointain passé."(p.13, c'est moi qui souligne). Tout se passe comme si la vision sebaldienne, portée sur la contemplation des ruines et le constat des désastres, avait contaminé jusqu'à son souvenir de l’œuvre de Dürer.

lundi 4 juin 2018

Sine macula macla

Le 3 avril, dans l'article L'embouchure du temps, je citais un passage du roman de Yannick Haenel, Tiens ferme ta couronne, pour faire émerger mon propre "paysage de triangles"autour des deux thèmes du cobra :

HAENEL                                                                                                 LOST
                                                  LYNCH
et du suicide :
LOST                                                                                                       HAENEL
                                                  DE JONGH    
"Je m'aperçois en les écrivant, notais-je alors, que ces deux triangles possèdent en fait une base commune, qui est la ligne LOST-HAENEL (ou HAENEL-LOST, Haenelost). Un losange pourrait alors être dessiné en joignant les quatre sommets." Je n'avais pas reproduit cette fois-là la figure tracée sur le cahier bleu. La voici donc :


Je n'avais pas non plus soufflé mot de la référence qui apparaît ici : la macle de Philippe Audoin.

Ce petit rappel me semblait nécessaire avant de faire la lumière sur le second losange qui s'est formé ces jours derniers autour des deux thèmes du feu et des livres. Cahier bleu encore une fois :


On voit que la série Lost occupe une nouvelle fois l'axe médian. Mais il faut que je m'explique avant toute chose sur ce terme de macle, que je rattache donc à Philippe Audoin, qui n'est pas un inconnu pour nous puisque nous l'avons vu apparaître le 27 octobre dernier à l'occasion de l'enquête autour du roman de Fred Vargas, Quand sort la recluse. L'article s'intitulait De Bourges à Saint-Porchaire, et se terminait par ces lignes :
"Encore une fois, pourquoi Bourges ? Pourquoi précisément Bourges ? Il ne me semble pas superflu de savoir que le propre père de Fred Vargas (de son vrai nom Frédérique Audoin-Rouzeau), l'écrivain Philippe Audoin, membre du groupe surréaliste, a consacré une étude à la ville : Bourges cité première, essai d'iconologie mytho-hermétique, publiée chez Julliard, en 1972, dans la collection "Les Lieux et les Dieux" dirigée par Gérard de Sède."
C'est dans cet ouvrage que Philippe Audoin, examinant les armes de la ville de Bourges, en vient à évoquer la Croix de Toulouse dite "maclée", composée de quatre losanges réguliers, qu'il identifie à un meuble héraldique bien connu : la macle, que l'on retrouve souvent dans les armes de la noblesses bretonne, ainsi les Rohan, "qui se flattent, dit-il, de descendre des premiers souverains de Bretagne portent : de gueules à neuf macles d'or, posées 3, 3 et 3."


"Le terme, poursuit Audoin,  est un équivalent de maille, et l'on présume que la figure héraldique rappelle la cotte de mailles des chevaliers, interprétation d'autant plus séduisante que la macle figure rarement seule en armoiries, mais au contraire groupée en fasce (horizontalement) ou en pal (verticalement) comme pour suggérer l'entrecroisement des mailles du haubert (fig. 5)."

Par ailleurs les macles désignent aussi des cristaux crucifères, la Staurolite ou Staurotide (du grec stauros, croix), silicates d'alumine en forme de croix grecque ou de Saint-André, auxquels on prête encore aujourd'hui des propriétés merveilleuses. Ces Pierres de croix (lapides cruciferi), qu'on nommait aussi Pierres de Compostelle, abondantes en Galice (comme dans le Finistère breton), étaient rapportées par les pèlerins de Saint-Jacques, à l'instar des célèbres coquilles.
Exemples de macles de Staurolite (image Wikipedia)
Cette macle n'est assurément pas un détail anodin puisqu'elle fait l'objet d'une des trois annexes du livre. C'est même sur cette macle que l'étude s'achève, avec ce texte titré Sine macula macla, Macle sans tache, qui était la devise des Rohan, qu'Audoin rapproche de la devise de l'ordre breton de l'hermine : Potius mori quam foedari (Plutôt mourir qu'être souillé).
Outre le cristal, il évoque aussi la macle d'un autre minéral, la cérusite, qui n'est pas sans ressemblance avec des cristaux à trois pointes qu'on retrouve toujours à Bourges, au plafond du cabinet de l'Hôtel Lallemand. Ainsi que la macle ou macre, plante aquatique nommée aussi Châtaigne d'eau, cornuelle, corniote, écharbot ou truffe d'eau : dont les feuilles sont en forme de losange.


Résumons : les thèmes exhumés ce 16 avril, après ceux du 3 avril, peuvent donc être agencés sous la forme d'une macle. La récente excursion à Bourges, à l'instigation de l'ami Bartt, et d'où j'ai rapporté le livre d'Anna Tsing (qui, du coup, a fait surgir comme par enchantement le thème du champignon*), n'en semble que plus cohérente. A cela je voudrais aussi ajouter une autre coïncidence qui ne m'est apparue que très progressivement, comme un paysage à la dissipation des brumes.

J'ai oublié en effet un détail hier dans ma chronique de la brocante des Marins : j'ai failli en effet acheter un autre livre, un Précis de prestidigitation par un certain Bruce Elliott. Je ne m'intéresse pas plus que ça à l'illusionnisme mais il se trouvait que le livre était préfacé par Orson Welles. Pourquoi Orson Welles préfaçait-il en 1952 un livre de magie ? Bon, je n'aurai pas la réponse à ma question car le brocanteur en demandait trente-cinq euros, et j'ai trouvé ça un peu chérot. Le dit brocanteur était en tout cas bien au courant des cotes car j'ai retrouvé le bouquin sur le net à ce prix-là exactement.


Sur ces entrefaites, je m'avise que je n'ai plus que ce jour pour visionner sur Mubi La Soif du Mal (en anglais Touch of Evil) du même Orson Welles. Qui joue dans son propre film le rôle de Hank Quinlan, un policier américain alcoolique et brutal, opposé à Miguel Vargas (Charlton Heston), policier mexicain qui vient de coffrer un chef de gang, en voyage de noces avec l'américaine Suzy (Janet Leigh). Vargas... Ce nom évidemment résonne...
J'ai écrit hier que j'avais rapporté 22 livres issus des trois cartons abandonnés au bon vouloir sur le trottoir de l'avenue. Autant que de lames majeures du Tarot (ce n'était pas une volonté consciente : je ne les ai comptés qu'au retour). Or, des tarots, il en est question vers la fin du film : Quinlan revient voir son ancienne amie Tanya (magnétique Marlene Dietrich) et lui demande de lui tirer les cartes.


Mais Tanya refuse :


Quinlan est un homme fini, et il le sait. 


Mais il y a plus fort et plus profond encore : sur le net, je débusque une analyse de Daniel Becquemont, de la revue hypermedia Criminocorpus, Crime et caméra : Touch of Evil (La Soif du Mal, O. Welles, 1957), où l'interrogation sur le titre du film vient en somme directement percuter la devise des Rohan, Sine macula macla, Macle sans tache, rapprochée, je le rappelle, de la devise de l'hermine : "Plutôt mourir qu'être souillé" :
"Le titre français du film, ‘La Soif du Mal’, des plus malencontreux, peut prêter à contresens. Aucun personnage n’est assoiffé de mal, ni l’assassin ni Grandi ou ses séides, ni Quinlan. ‘A Touch of Evil’, c’est, littéralement, une touche de mal, ou peut-être simplement une tache, qui s’élargit avec le déroulement du film, tache qui atteindra et contaminera chacun des personnages. Le crime initial déclenche l’action ; il n’est pas la source du mal, mais son révélateur. La tache de mal moral, évidente chez l’assassin quasi invisible et chez Grandi, se verra étendue rapidement à Quinlan, puis plus discrètement et chargée d’ambiguïté, à Vargas lui-même. Quant à Suzy, c’est sur son corps même que l’image nous la montrera, à plusieurs reprises, victime privilégiée, sans défense, souillée par cette ‘touche’, créature féminine élue par le mal, sur laquelle il s’inscrit, visuellement, dès que Vargas croit l’avoir mise à l’abri. Les taches de mal du film sont montrées sans ambiguïtés par la caméra, redoublant visuellement le mal moral qui envahit la ville." [C'est moi qui souligne]
L'analyse suit le film plan à plan, et montre bien comment la tache du mal envahit tout, n'épargnant pas non plus le personnage au départ profondément intègre (Vargas) :
"Menzies et Vargas tentent de piéger Quinlan avec un microphone porté par Menzies et prêt à enregistrer une confession de Quinlan, réfugié chez Tana comme en sa tanière. Quelle que soit la grande beauté plastique et la virtuosité technique de la dernière partie du film, elle vise plus à apporter la dernière touche (de mal ?) au portrait de Quinlan qu’à rétablir un ordre initial perturbé par le premier crime. La vengeance destructrice de Quinlan, son mépris de l’ordre social et de la justice, son souci exclusif de détruire les criminels par n’importe quel moyen fût-il illégal, sont certes condamnés, mais Welles prend soin de nous montrer que cet esprit de vengeance peut surgir en chacun de nous, comme chez Vargas prêt à tuer, dans des circonstances analogues à celles qu’autrefois a vécues Quinlan, et que la tache de mal a pour destination privilégiées, du pur fait de sa condition féminine, son épouse Suzy, souillée par l’ombre, la lumière, les (fausses) drogues et même les cadavres."
Enfin, j'ai trouvé la réponse à ma question au sujet de la préface de Welles sur le manuel de magie. Grâce à un article du Blog de cinéma.
"On dit souvent que les magiciens s’entourent de jolies assistantes pour distraire les spectateurs… Pour leur donner quelque chose à regarder pendant qu’eux réalisent leurs tours de passe passe. Orson Welles est un magicien. Au sens propre et figuré. Passionné par l’illusionnisme et la magie, il est initié à l’art de la prestidigitation par Harry Houdini à Paris alors qu’il n’est qu’un adolescent. Avec LA SOIF DU MAL, le magicien prend le pas sur le réalisateur en accomplissant un de ses plus beaux tours."
Cette idée de Welles magicien, je la retrouve au terme d'un bel article d'un certain Thaddeus, sur le forum de Dvdclassik :
"Ce que dit Welles à travers ce film monumental, où la société et l’homme ne coïncident pas nécessairement, où personne ne peut se réfugier derrière une idée, fût-elle juste, où le bon Samaritain doit, pour confondre son ennemi, employer des méthodes contestables qui le perdront, et où même une canaille peut atteindre au sublime, c’est que chacun doit prouver sa force en marchant. Voici peut-être son grand plus tour de prestidigitation, lui qui n’est pas du genre à se contenter de faire sortir des lapins de son chapeau : s’emparer d’une banale intrigue policière, la tailler à sa démesure personnelle et l’ériger en parabole convulsive de l’ambiguïté humaine."[C'est moi qui souligne]
___________________
* Le livre s'ouvre par ailleurs sur ce titre ACTIVER LES ENCHEVÊTREMENTS. On ne saurait mieux dire.

dimanche 3 juin 2018

Magie des Marins

J'ai souvent évoqué dans ces pages la brocante de l'Avenue des Marins : c'est pour moi un lieu magique qui recèle toujours quelque surprise, quelque heureuse trouvaille, mais il se trouve que ma dernière visite remontait à décembre  2017 (avec la plaque 444 du Panicum Plicatum Linné). La brocante a lieu tous les premiers dimanches du mois (sauf en juillet-août) mais, depuis six mois, chaque fois un événement particulier m'avait empêché d'y aller traîner mes guêtres. Ce matin du 3 juin, exceptionnellement, rien ne s'étant mis en travers de mon chemin, je renouais enfin avec cette vieille habitude.

A cette époque de l'année, il commence à y avoir beaucoup de concurrence avec les brocantes de village et autres vide-greniers, aussi y avait-il beaucoup de trous dans l'enfilade des exposants. Et il n'y avait pas une foule énorme, malgré le beau temps (tant mieux, pensé-je égoïstement, je n'ai aucun goût pour la foule). Comme je commence à redescendre l'avenue, j'avise trois cartons de livres sur le trottoir. Je jette un œil : le premier livre que j'aperçois est Danube de Claudio Magris. Je l'ai lu il y a bien longtemps, je l'avais emprunté à la bibliothèque de La Châtre, Danube, récit admirable qui nous fait voyager des sources du fleuve jusqu'à son delta, le grand écrivain italien y retraçant dans son sillage tout ce qui compte dans la littérature de la Mitteleuropa. C'était bon signe : de fait ces trois cartons étaient une mine d'or, ne renfermant pratiquement que des ouvrages intéressants qui signalaient un vrai lecteur, mélomane qui plus est, car abondaient les essais sur la musique. Je me tournai vers le vendeur le plus proche, mais celui-ci me répondit que je pouvais me servir, ces cartons ne lui appartenaient pas, ils avaient été semble-t-il déposés là pour qu'on se serve. Inespéré. D'autant plus que dans cette manne se trouvaient plusieurs livres qui avaient un lien direct avec mes recherches les plus récentes. La perle étant L'enfant brûlé de Stig Dagerman dont j'ai parlé ici à propos de François Truffaut. C'était presque inouï de le découvrir ici sans l'avoir cherché.

Une petite partie du butin
J'ai rempli mon sac à dos. Et failli rebrousser chemin : n'avais-je pas assez à lire pour six mois (revenu à la maison, j'ai compté vingt-deux ouvrages, autant que de lames majeures du Tarot) ? Et j'en ai délaissé qu'en temps normal j'eusse emporté sans délai. Mais il fallait bien que d'autres trouvent aussi leur bonheur, et quand la chance vous accompagne ainsi, que l'on vous donne sans compter, il faut bien donner au moins un petit peu de votre côté. Aussi j'ai poursuivi ma route et j'ai acheté au petit stand de Gérard Touret son livre de souvenirs auto-édité, Soyez réalistes, demandez l'impossible. Gérard a fait partie de ces jeunes qui ont tout quitté après 1968 pour vivre à la campagne, fuyant la société de consommation, avides de fonder un nouveau mode de vie, de participer à la construction d'un nouveau monde, à l'exemple de l'An 01 de Jacques Doillon sur lequel il ouvre son récit. Il s'était installé avec sa compagne dans un hameau de ma commune natale (qu'il ne cite pas dans son livre - il ne cite d'ailleurs aucun nom de ville ou de village, et tous les noms des personnes sont changés). Je ne l'ai jamais bien connu, même si nous avions des amitiés en commun, mais je l'ai croisé assez régulièrement, assez en tout cas pour que l'on se reconnaisse et échange brièvement. Sa vie avait été difficile, la confrontation de l'idéal autarcique et communautaire avec la réalité berrichonne avait été souvent douloureuse, et il a fini par rentrer dans le système, dans le processus de normalisation, écrit-il (oui, j'ai lu ce court opus d'à peine quatre-vingts pages dans l'après-midi). Après avoir essayé l'apiculture, il a trouvé du travail dans l'insertion sociale, en tant que formateur, un travail où il s'est engagé, écrit-il encore, avec sincérité et avec passion. Je veux bien le croire. De ce témoignage à la fois modeste et lucide, qui ne cache rien des rêves et des échecs, j'extrais ce passage de la fin du livre qui en résume bien le propos :
"Il avait donc pris la tangente. C'est comme cela qu'il comprenait les choses maintenant. Il savait que la tangente est cette ligne qui permet de s'échapper du cercle dans lequel on attendait qu'il se laisse enfermer. La tangente, c'est une ligne de fuite et le sens de la liberté.
Mais la tangente tient toujours à la courbe et ne peut jamais en être totalement détachée."
Paradoxalement, cette brocante est une de celles qui m'a coûté le plus cher. Après Gérard, je suis tombé sur un lavis magnifique qui m'a immédiatement accroché l’œil, alors que je ne chine jamais les tableaux en règle générale. Le jeune brocanteur avait aussi un masque Fang du Gabon, reproduit dans un ouvrage sur Brancusi, j'ai bien failli craquer aussi.