Passons. Pour rendre hommage comme elle le mérite à Cécile Reims, je me permets de reproduire ici l'article que j'ai écrit pour La Bouinotte en 2019, à la suite d'une rencontre de deux heures avec l'artiste, en compagnie d'Yvan Bernaer.
Cécile Reims en famille à Kibarty (Lituanie) à l'âge de 4 ans. Aucun de ces enfants n'a survécu. |
“J’ai eu besoin d’être une ombre.”
Cécile Reims nous
reçoit dans sa maison de la rue Notre-Dame, ancien relais de poste
dans cette voie étroite et anguleuse du vieux La Châtre. La très
belle exposition rétrospective qui lui est consacrée au château
d’Ars, L’ombre portante, a donné lieu à beaucoup de
rencontres troublantes, de retrouvailles inespérées et aussi à
quelques contraintes médiatiques inhabituelles, sources de fatigue,
mais comme l’écrivait Jean-Louis Chrétien, la “ fatigue n’a
rien de mauvais : elle est simplement signe d’humanité”. Le
corps frêle porte un esprit toujours vif, d’une lucidité que la
charge des ans et des épreuves de la vie n’a semble-t-il fait
qu’aiguiser.
Cette reconnaissance
aujourd’hui unanime fut toutefois lente à se dessiner, et la
petite ville a mis longtemps à prendre conscience de la valeur et de
l’importance de ce couple d‘artistes qui avait discrètement
investi les lieux en 1985, après avoir connu bien d’autres ports
d’attache, loin du Berry. La rencontre avec Fred Deux, à Paris, en
novembre 1951, qui aurait dû être sans lendemain - “tout nous
opposait. Seul point commun : l’Art”-, fut au contraire le
début d’un compagnonnage qui ne cessa qu’à la mort de Fred en
2015. Fred, l’ancien ouvrier électricien, qui avait passé son
enfance dans une sorte de cave à Boulogne, avec une plaque d’égout
au centre de la pièce, d’où sortaient les rats lors des
inondations de la Seine. Fred, irradié un beau jour à Marseille par
la découverte de Paul Klee. Cécile, née à Paris en 1927,
orpheline de mère, élevée par les grands-parents maternels dans le
village lituanien de Kibarty - où la vie s’écoule dans le cadre
rituel de la tradition juive, et dont elle gardera à jamais
l’empreinte, non d’une contrainte étouffante, mais d’une
“merveilleuse magie”: “je garde le souvenir
absolument extraordinaire de la fête de Pâque - on était peut-être
trente ou quarante à table -, du jour où j’ai été assez grande
pour poser les quatre questions.” Elle a six ans lorsqu'elle
rejoint son père à Paris : sa langue maternelle n’est alors autre
que l’allemand.
Il est intrigant ce nom
de Reims quand on a déduit, de par l’une des oeuvres les plus
puissantes de Fred, le dyptique Pour mémoire, les Milç et les
Rems (visible dans l’exposition) que Rems, le patronyme de
Cécile, avait été francisé. L’origine en remonte à un oncle
qui avait fui la longue conscription de sept ans imposée alors en
Lituanie sous domination russe. Engagé dans les corps francs pendant
la Grande Guerre, devenu traducteur, il avait gagné la nationalité
française et ce nom de Reims où s’était glissé le i, le Yod
hébraïque, cette toute petite lettre qui, malicieusement, en
appelait donc à la ville du sacre des rois de France, à cette ville
où fut signée le 7 mai 1945, dans un collège technique, la
capitulation sans conditions de l’Allemagne.
Plaies d'arbres, 2008, burin et pointe sèche, Musée Saint-Roch Issoudun. |
Un nom taillé pour la
clandestinité, obligatoire pendant l’occupation nazie. A quatorze
ans, Cécile rejoindra la résistance juive dans le sud de la France,
échappera à toutes les rafles, grâce parfois à ce Hasard qui
revient si souvent sous sa plume, “ce guide surprenant”
qui l’a accompagnée à chaque moment décisif de sa vie : “Je
me souviens, à Toulouse, je devais recevoir des ordres - j’étais
une petite main dans l’histoire - mais au coin de la rue - j’étais
jeune -, je n’ai pas pu m’empêcher de rentrer dans un Monoprix,
pour regarder, pas pour acheter. Cela m’a mis en retard, de dix
minutes, et quand je suis arrivée, j’ai vu que la Gestapo était
là.”
Pour d’autres, le
Hasard salvateur n’aura pas lieu. Cécile apprendra à la
Libération l’extermination de toute sa famille de Lituanie,
partira en Palestine, y plantera au kibboutz de Nevé-Ilan des arbres
qui aujourd’hui forment une “magnifique forêt”, puis
séjournera à Jérusalem mais en reviendra vite, menacée par une
tuberculose qui ne pouvait être soignée sur la terre de l’utopie.
Au kibboutz, 1946 |
Il faut lire Tout ca
n’a pas d’importance*, son avant-dernier livre
autobiographique, pour savoir la part cruciale que prit Fred dans la
guérison, surtout lors d’une grave rechute qui la contraignit à
un long séjour au sanatorium de Hauteville dans l’Ain. Sa lettre
quotidienne, ses visites, sa conviction inébranlable renversèrent
le cours logique des choses. Sortis de cette épreuve, la vie commune
n’allait plus cesser : ”On était l’un à l’autre un mur
de soutènement.”
Une vie de travail :
ici, à La Châtre, Fred dessinait ou écrivait à l’étage, dans
deux pièces attenantes, descendant toujours plus loin au fond de
lui-même ; Cécile gravait dans une petite pièce du
rez-de-chaussée, qu’on pourrait dire cellule monacale, où elle
cultive l’absence à soi-même : “Si je ne me dépossédais
pas de ma personne, je n’aurais pas pu graver. Ou, si j’avais
gravé, cela serait resté lettre morte.” Formée dans sa
jeunesse à l’école de Joseph Hecht, c’est en 1966 qu’elle
devint, dans le secret, le graveur d’interprétation de Hans
Bellmer. De cette autre ombre, elle ne
sortira qu’à l’occasion d’une exposition de ses gravures à la
Bibliothèque nationale de France, sous l’insistance bienveillante
de Jean-Noël Jeanneney. Elle gravera aussi des oeuvres de Fred Deux
et de Léonor Fini, et ne cessera de lire et d’écrire (son premier
ouvrage, L'Épure, paraît en 1962 sous le pseudonyme d’Anna
Roth).
Avant cela, il y avait
eu le tissage, qu’elle pratiqua surtout entre 1960 et 1966, alors
qu’ils habitaient à Lacoux, un village au bout-du-monde dans le
Haut-Bugey. A partir d’un métier à tisser d’occasion retapé
par Fred, Cécile, dans l’ignorance des usages, invente des trames
nouvelles, des tissus originaux qu’elle finit même par vendre pour
la haute couture, assurant ainsi l’existence matérielle du couple.
“Période merveilleuse” où elle jouait, dans
l’antichambre des maisons prestigieuses, à être représentante
d’elle-même, émerveillée par la munificence des laines qu’elle
achetait ensuite dans le Sentier pour répondre aux commandes.
Si l’oeuvre de Fred
est une plongée sans retour dans les abysses d’une réalité
imaginaire, celle, personnelle, de Cécile s’attarde plus sur le
réel tel qu’il s’offre à nos yeux, et cela est visible dès ses
gravures de jeunesse où elle surprend, de son trait incroyablement
agile et délié, les Visages d’Espagne, les hommes et
femmes au travail sur les côtes de Catalogne. Beaucoup plus tard,
après 1986, son regard se posera sur les paysages, les arbres aux
écorces labyrinthiques, jusqu’à ces citadelles si rarement
considérées, sentinelles sur les horizons vides de Champagne, ces
“forteresses de paille” dont le burin incisera les
fissures secrètes, la ruine à l’œuvre, la promesse furtive de
l’effondrement final.
Forteresse de paille, burin et pointe sèche, 2005, Musée Saint-Roch Issoudun. |
Autour de nous, en
cette pièce où nous conversons, les murs portent témoignage de ce
travail incessant : aux dessins et gravures se mêlent aussi les
objets rituels venus d’autres continents, les travaux d’artistes
complices, les glanes de promenades anciennes. Cécile confesse que
cet ordonnancement est presque exclusivement la marque de Fred
:”chaque objet avait sa place et son sens”. Le projet
existe que cette maison survive à ceux qui lui ont donné cette âme.
Au moment de repartir,
Cécile nous demande de refermer de l’extérieur les volets du
salon qu’elle avait ouverts pour nous. Trop lourds pour elle
maintenant. Dans la rue, nous entendons une dernière fois sa voix
qui nous remercie. Revenu à la maison, je songe à ce vers de Paul
Celan : Il parle Vrai, celui qui dit l’Ombre."
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* Le Temps qu’il
fait, 2014.
7 commentaires:
Je ne sais si tu le sais, mais Tsila vient évidemment de l'hébreu tsel, "ombre". Pour certains commentateurs, le prénom signifierait "à l'ombre de Dieu".
Son nom REMZ me rappelle que mon Luis MERZ dans Novel Roman, poète anagrammeur et fibonaccien, est inspiré par Mario Merz.
Tu m'avais déjà signalé le fait dans un commentaire du 10 juillet 2019, sur le billet L'ombre portante, https://alluvions.blogspot.com/2019/06/lombre-portante.html
J'avais signalé ce sens à Cécile Reims pendant l'entretien que j'avais eu avec elle plus tard, mais je ne me souviens plus de ce qu'elle m'en avait dit (il faudra que je réécoute l'enregistrement).
Merci pour ce texte précis qui sonne si juste pour moi qui n'ai rencontré Cécile que trois fois, mais dans lequel je retrouve mes impressions et surtout sa façon son style.
Pardon mon commentaire n'est pas signé : je suis Catherine Stef.
bonsoir,
je découvre votre site au hasard de déambulations suivant le fil de cécile. je vous remercie pour les articles que vous avez écrits sur elle.
sans doute êtes-vous déjà au courant mais, au cas où, j'en profite pour évoquer ici l'hommage que le musée d'art et d'histoire du judaïsme lui rendra jeudi 25 novembre, à 19h.
https://www.mahj.org/fr/programme/hommage-a-cecile-reims-45800
si vous êtes dans les parages, au plaisir de vous y rencontrer!
salutations,
tristan
Bonsoir Tristan,
Merci de me prévenir de cet hommage dont je n'avais pas connaissance.
Je ne serai malheureusement pas présent le jeudi 25, mais je vous aurais rencontré avec plaisir. Le travail que vous réalisez sur votre blog est proprement incroyable.
J'invite tous ceux qui aiment Fred et Cécile à le découvrir sans tarder : https://fredologieencours.blogspot.com
Bien à vous,
Patrick
bonsoir patrick,
votre retour sur la fredologie me touche.
essayons de nous rencontrer un de ces bientôts !
tristan
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