mardi 28 décembre 2021

Ilona llega con la lluvia

La pluie, la pluie toujours, qui cingle au moment même où j'écris la fenêtre du bureau. La pluie au centre des deux derniers articles, et qui s'invite encore une fois. Je recherchais encore désespérément Les Immémoriaux de Victor Segalen, pour suivre mon fil polynésien, et une nouvelle fois ce livre demeurait introuvable. Il était l'un des 22 récupérés le dimanche 3 juin 2018, dans des cartons oubliés sur le trottoir de la brocante des Marins. Je finissais par en douter mais une photo prise ce jour-là, montrant une petite partie du butin, m'a confirmé qu'il était bien dans la maison. Je ne l'ai pas prêté, donc il hante un rayonnage, se cache dans une pile, en tout cas se joue de moi. C'est très énervant, un livre qui se dérobe. Je le traquais donc une fois encore lorsque je tombais sur un autre naufragé de la brocante, l'un des 22, un livre des Cahiers Rouges de chez Grasset, Ilona vient avec la pluie, d'Alvaro Mutis


Ilona vient avec la pluie (en espagnol, les allitérations en donnent un titre plus poétique encore, Ilona llega con la lluvia). Je ne l'avais encore pas lu, et n'avait aucunement prévu de le faire, mais là c'était trop tentant. Je n'avais en réalité rien lu de Mutis, mais j'en savais assez pour que déjà, en 2018, je choisisse ce livre parmi bien d'autres. Il était possible maintenant que le titre, bien que contenant la pluie, ne soit qu'un détail, sans que le motif ne soit traité avec quelque profondeur.

Le soir-même, je le lus avidement. Non pas seulement dans la préoccupation de cet écho avec le motif, mais avec le plaisir intrinsèque de la découverte d'une histoire forte et d'un style personnel. Le roman se déroule à Panama, où échoue le personnage emblématique d'Alvaro Mutis, Maqroll el Gaviero, marin, aventurier, baroudeur à la Corto Maltese, en plus poissard et mélancolique. Il s'enfonce peu à peu dans la dèche lorsque survient la saison des pluies "qui s'abattent sur l'isthme avec l'énergie démesurée d'une trombe et transforment les rues en fleuves opulents et infranchissables." Sa situation périclite encore dangereusement, et puis, quelques jours plus tard : "J'étais sur le point de tomber au fond de l'abîme lorsque survint le miracle sauveur. Il apparut, accomplissant un rituel de ma vie à ce point régulier et fidèle que je ne peux que l'attribuer à l'indéchiffrable volonté des dieux tutélaires qui me guident, avec des fils invisibles mais incontestables, au milieu de leurs obscurs desseins."

Et ce miracle prend la forme d'une femme. Une après-midi, alors que Maqroll se rapprochait du quartier des grands hôtels, avec ses deux derniers dollars en poche,"sans qu'aucun signe ne l'annonçât, une averse s'abattit qui se transforma très vite en une véritable trombe menaçant de tout emporter." Il se réfugie sous la porte d'un petit hôtel, où il retrouve, jouant sur une machine à sous, Ilona Grabowska, née à Trieste d'un père polonais et d'une mère triestine, fille de Macédoniens. Ilona, avec qui il avait déjà vécu bien des aventures. Il l'avait connue dans une crêperie d'Ostende où, déjà, il s'était réfugié pour se protéger de la pluie : "Une de ces pluies glaces, menues, persistantes, typiques des Flandres, qui nous trempent en quelques secondes sans que nous nous en apercevions." Ils vécurent ensemble plusieurs mois, occupés de contrebande d'or dans les ports de la Manche et de Bretagne, avant de s'installer à Chypre, où les rejoignit leur ami Abdul Bashur, autre personnage emblématique de la geste Maqrollienne. Une relation amoureuse d'Ilona avec ce dernier les sépare de Maqroll : "Comme seule Ilona savait le faire, tout se passa sans la moindre difficulté entre nous et sans que la vieille et mutuelle considération qui nous unissait, Bashur et moi, en souffrît le moins du monde." Et ils ne se virent plus pendant plusieurs années jusqu'au jour où ils se retrouvent en prenant le ferry pour l'île de Man : "Il tombait cette sempiternelle pluie écossaise qui aide tellement à rehausser le vert de la végétation."

Ainsi, par trois fois, les apparitions d'Ilona se produisent par hasard, dans les endroits les plus inattendus, par un temps, comme le dit la quatrième de couverture, "invariablement pluvieux."

Le hasard, la rencontre et la pluie, c'était déjà beaucoup pour moi. Mais il y avait mieux. J'avais un autre volume d'Alvaro Mutis en ma possession, et celui-ci non plus je ne l'avais pas lu. Je l'avais même depuis plus longtemps que le roman, c'était un recueil de poésie nommé Et comme disait Maqroll el Gaviero, publié en 2008 chez Gallimard et acheté à Noz, autre lieu magique, en 2015. La singularité de Mutis c'est bien d'avoir promené son personnage de Maqroll aussi bien dans la prose que dans le poème. Je lus avidement aussi la préface de Eduardo Garcia Aguilar, qui commence par nous dire que le poète naît à Bogota le 25 août 1923, et je ne peux pas ne pas penser aux images de Bogota dans le dernier film d'Apitchapong Weerasethakul, Memoria, évoqué encore récemment. Préface traduite par Michèle Lefort, qui dans une "note sur cette édition" m'apporte la plus belle des résonances avec le motif qui m'occupe ces derniers jours de l'année :

"La Summa de Maqroll et Gaviero, titre sous lequel est publiée en espagnol la poésie écrite par Alvaro Mutis de 1948 à 1988, s'ouvre par "La crue" et se termine par "Visite de la pluie", deux poèmes qui donnent à l'ensemble une forme cyclique hautement symbolique. Une lecture attentive met aisément en évidence le lien étroit qui unit ces deux poèmes. En effet, l'eau, sous toutes ses formes - mer, fleuve, pluie, neige - est l'élément primordial essentiel auquel est associée toute la vie de Maqroll el Gaviero, comme bien sûr, celle d'Alvaro Mutis. Elle est à la fois source et véhicule de toute vie, lieu de régénération aussi bien que de mort, force fécondante ou destructrice, magnifiant ou oxydant lentement tout ce qu'elle touche. Pour Alvaro Mutis, la pluie est le catalyseur de la mémoire dont le fleuve est la métaphore, pluies et fleuves ayant constitué l'environnement naturel de son adolescence à Coello, dans "la terre chaude" de Colombie. Le crépitement de la pluie sur les toits revisite le passé et ressuscite de l'oubli tout ce que la crue avait apporté ou emporté avec elle : jeux et peurs de l'enfance, cadavres et alluvions, histoires de pirates et de chercheurs d'or, mystère de la Grotte du Farfadet... A l'image du cycle naturel des eaux de pluie qui grossit les rivières, "Visite de la pluie" renvoie à "La crue" : elle est la grande fête des eaux voyageuses" qui ressuscite "le train arrêté devant le viaduc emporté par la pluie". Mais elle est aussi bien davantage, car elle est le point du cercle où tout recommence, sorte de charnière du temps cyclique qui porte en germe et féconde la renaissance de Maqroll el Gaviero, laquelle prend forme dans le premier des sept récits qui lui sont consacrés : La Neige de l'Amiral, dont l'écriture est presque contemporaine de celle de "Visite de la pluie"." [C'est moi qui souligne]

Nous retrouvons, avec cette forme cyclique du recueil, les figures du cercle et de l'anneau visibles chez Ursula K. Le Guin et Bernard Moninot.

Voici les derniers vers de "Visite de la pluie" :

Souvenus-nous toujours de la visite de la pluie. Yeux clos, essayons de nous rappeler sa clameur,
et assistons, encore une fois, à la victoire de ses troupes, un instant victorieuses de la mort.

3 commentaires:

Alain sennepin a dit…

Je suis loin de bien connaître Apitchatpong Weerasethakul, mais en amoureux des tigres et des tigres-esprits, j'avais, il y a bien des années, beaucoup apprécié l'atmosphère de "Tropical Malady"...
Et quant au fil polynésien (Victor Segalen, Paul Gauguin...), voici un navigateur majuscule oublié, à la cartographie mentale d'une "stupéfiante" (et donc banale) puissance...
https://knowablemagazine.org/article/society/2021/reading-pacific-navigators-mysterious-map?fbclid=IwAR2F02_QhtVX2uJLCW7DQ94jkN5GLc3EwYxW61sgZzeYv9p9HMhhl3zH0H4
Bien cordialement.
Alain Sennepin

Patrick Bléron a dit…

Bonjour Alain,
Merci pour le lien vers l'article.
Vous n'êtes pas sans influer sur mon inconscient. L'avant-dernière nuit, j'ai rêvé d'un tigre (et j'en avais bien peur)...
Bien cordialement,

Alain sennepin a dit…

A bon droit, car "celui que je regarde, c'est moi-même"... qui est, comme chacun le sait intimement, mon pire ennemi, et peut-être le seul...