Oui. Le déplacement, après le retour de la marée, et le mien. Une question surgit du calme, puis avance, d'un pouce à la fois: ce jour a-t-il déjà été, ou émane-t-il des profondeurs, d'une ligne, d'un son ?
Lorsque nous nommons simplement les choses, avec des mots suivis de leur sens, une narration cosmique se produit. La découverte des origines efface-t-elle la poussière? Le miroitement de l'horizon atténue toutes les autres perceptions. Cela me rappelle une enfance de vide, qui m'aura peut-être rapprochée des origines de l'espace et du temps.
Etel Adnan, Déplacer le silence, in Le destin va ramener les étés sombres, Points Poésie 2022, p. 269 *
Je dois à Am Lepiq (monsieuye)**, de par son commentaire à Eloge de la poussière, la découverte de Marianne Alphant et de son dernier ouvrage, inclassable, ni roman, ni récit, ni essai ni poème, mais selon l'autrice elle-même, "plutôt une dérive, une quête, un objet hybride". L'Atelier des poussières (P.O.L, 2025) est une merveilleuse évocation de cet objet si peu objet, de cette insignifiance pourtant omniprésente, la poussière, mais aussi, et peut-être même surtout, de celles et ceux en charge de la traquer, de l'effacer, de la faire disparaître (mais elle revient toujours), autrement dit les valets, les bonnes, les servantes, les humbles, les humiliés souvent, trop souvent. Le livre s'achève d'ailleurs par deux listes, celle des valets, qui va d'Almanzor (valet de Cathos et Madelon dans Les Précieuses ridicules) et Anders (domestique de Kierkegaard) à Vendredi, Wagnière (valet puis secrétaire de Voltaire) et Watt (valet de Jonathan Swift) ; celle des servantes, d'Adèle (servante des Josserand, dans Pot-Bouille de Zola) et Augustine (servante de Jules Renard) à Sophie Bliaux (servante d'Auguste Comte), Susan (servante de Samuel Pepys) et Thérèse Levasseur (ménagère de Jean-Jacques Rousseau). C'est tonique, souvent drôle, impertinent, joyeusement érudit.
A la racine de mon attention à la poussière, j'ai dit qu'il y avait Élevage de poussière, la photo de Man Ray et Marcel Duchamp, eh bien, je ne tardai pas à la retrouver, car elle est à la première page chez Marianne Alphant :
Sixième jour de la Création du monde.D'emblée est évoquée aussi cette éruption du volcan Tambora, près de Java, en avril 1815. Éruption cataclysmique qui projeta dans la stratosphère un voile de poussière qui allait filtrer le rayonnement solaire pendant plusieurs années. Longtemps ignoré des livres d'histoire, ce bouleversement climatique fit des millions de morts. Marianne Alphant y revient un peu plus loin : "1816 sera l'année sans été, frozen-to-death, gelée à en mourir. Le froid, la neige, les tempêtes, des déluges,ici, des sécheresses ailleurs, une météo biblique." (p. 17) Ma lecture, voici quelques années, de L'année sans été, de Gillen d'Arcy Wood, avait été une révélation. Il n'était pas anodin de savoir que le Frankenstein de Mary Shelley, par exemple, était une conséquence collatérale du cataclysme : en visite en juin 1816 à Cologny, près de Genève, avec son amant et futur mari Percy Shelley, et ne pouvant sortir à cause de la pluie incessante de cet "été perdu » que décrit son poème Darkness, Byron propose le 16 à ses hôtes d'écrire chacun une « histoire de fantôme » (ghost-story). C'est Mary — alors âgée de dix-neuf ans — qui signa avec Frankenstein ou le Prométhée moderne le texte le plus abouti.
Explosion du Tambora dans un nuage de cendre volcanique.
Colère de Jonathan Swift dans une cabane galloise.
Sacrée poussière.
Fertile, chez Pasteur. En élevage sur le Grand Verre de Duchamp. Tourbillonnante chez Lucrèce. Quark et suie, petits corps subtils, raclures d'atomes en pleine vitesse, poudre à priser ou de perlimpinpin, poudre Legras pour les crises d'asthme.
Collatéral, c'est aussi le nom d'une revue culturelle en ligne où j'ai lu un bel entretien de Marianne Alphant avec Johan Faerber. Le titre reprend une phrase de l'autrice : "J’avais toujours eu le projet d’écrire sur le ménage, cette activité rituelle, négligée, surtout féminine ».
Elle est née en 1945, comme Annie Dillard, dont j'ai terminé hier Enfance américaine. J'y ai noté un passage qui résonne bien avec L'Atelier des poussières. Elle évoque Margaret Butler, la servante noire de ses parents à Pittsburgh :
"Tel était le monde que je connaissais. Les femmes faisaient du travail bénévole, s'occupaient de la maison, élevaient les enfants ; elles étaient les gardiennes de la tradition et enseignaient par exemple les différentes manières d'aimer. Ma mère frottait les cuivres, nettoyait les cendriers, montait pieds nus sur le sofa pour accrocher un tableau. Margaret Butler lavait les vitres, qui semblaient couiner sous son chiffon. Ma mère époussetait et frottait les gros philodendrons, tendrement, feuille à feuille, comme si elle lavait des visages de bébés. Margaret descendait l'escalier en soupirant, une corbeille à papiers ou un panier de linge sale dans les bras. Ma mère inspectait les nappes pour un dîner ; elle sortait du placard le dessus de feutre qu'elle dépliait sur la table. Margaret remettait l'aspirateur en marche. Ma mère et Margaret changeaient les draps, les taies d'oreiller.
Puis Margaret nous quitta. A cette époque je la suivais de pièce en pièce, essayant de lui faire cracher le morceau : c'était quoi, être noir ? Elle s'affairait. Rien ne changea. Ma mère nettoyait la cuisinière ; elle dirigeait la maison le dos tourné. Nous entendions des à-coups dans sa voix et voyions la force énergique de son coude tandis qu'elle frottait une petite tache de soupe séchée sur l'émail : elle y mettait toute sa force pour la détacher tout en continuant de demander à Amy qui la conduirait au cours de danse, ou qui me ramènerait du sport. Pas une page de livre ne décrivait le travail ménager, personne n'en parlait ; il n'existait pas. Inconnu au bataillon." (p. 300, c'est moi qui souligne)
A la fin de l'entretien avec Johan Faerber, Marianne Alphant cite le vers de T.S. Eliot, dans The Waste Land, déjà évoqué ici : « Je te montrerai ta peur dans une poignée de poussière ». Elle ne le donne pas dans le livre, pas plus que cette mention de Sebald par quoi elle termine, et qui me réjouit bien sûr : "L’écrivain W.G. Sebald qui n’aimait pas les maisons trop propres où l’on maintient un ordre froid, trouvait réconfortant celles dont les occupants laissent la poussière s’installer. Il a raconté dans un entretien l’expérience de paix, de sérénité merveilleuses éprouvée dans une bibliothèque pleine de poussière en attendant un rendez-vous. Et si le désordre était créateur ? La paix, le silence de la poussière : n’est-ce pas au fond ce dont nous avons besoin pour écrire ? "
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* J'ai acheté ce livre par curiosité le 5 avril, je ne connaissais pas du tout Etel Adnan, et je suis tombé ce matin sur L'instant poésie de Wajdi Mouawad, sur France Culture, du jeudi 10 avril, où lecture était donnée de ce poème, où je ne pouvais manquer de frissonner à cette phrase : La découverte des origines efface-t-elle la poussière ? Etel Adnan a 95 ans quand elle compose Déplacer le silence.
** Am Lepiq (monsieuye) est toujours de bon conseil. C'est grâce à lui aussi que j'ai découvert Daniel Sangsue, le diariste des fantômes, collectionneur comme votre serviteur de hasards objectifs.
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