mercredi 30 mai 2018

Devenir du feu pour te plaire davantage

Le 8 octobre 2014, la Cinémathèque française inaugurait une grande exposition consacrée à François Truffaut, trente ans après sa disparition le 21 octobre 1984. Le 18 avril dernier, ayant rapporté de la médiathèque le catalogue édité à cette occasion, je suis particulièrement retenu par un texte du critique  Bernard Benoliel intitulé La peau et les os, et qui commence par cette affirmation : "Volontairement et visiblement, François Truffaut a placé son oeuvre sous le signe de l'embrasement (...)" Suit une liste d'exemples que je ne reproduirais pas ici, liste qu'on pourrait allonger, dit-il, ou "tout résumer par la déclaration d'Anne à Claude" (dans Les Deux Anglaises et le Continent) :" Je voudrais devenir du feu pour te plaire davantage." "L'embrasement, précise Benoliel, comme figuration évidente, irrésistible, spectaculaire de l'amour, vu comme un feu de prairie ou le feu aux poudres." J'avoue n'avoir jamais vu Les deux Anglaises, ni au cinéma ni à la télé, et je veux alors combler cette lacune à l'occasion de la rédaction de cet article, mais hier je ne le trouve pas dans les rayonnages de la médiathèque (et après vérification, par malchance, il semblerait bien que ce soit l'un des rares Truffaut qui ne soient pas au catalogue).
Mais rien n'est tout à fait perdu, car la réplique que je cherche se trouve par bonheur dans une bande-annonce du film (à 1 : 24).


Selon Benoliel, il existe un autre embrasement, plus intime et en quelque sorte invisible, parce qu'il "figure moins le désir qu'une perception à jamais traumatisée de soi." Un indice en serait donné par un plan bref sur la table de nuit de Bertrand Morane (L'homme qui aimait les femmes) où l'on peut deviner le titre d'un roman de Stig Dagerman, L'enfant brûlé.
A la question : qu'est-ce qu'un enfant brûlé ? Benoliel propose l'exemple de Plato dans La Fureur de vivre, un orphelin qui dort avec un revolver sous son oreiller. "Pour Truffaut aussi, si épris des films de Nicholas Ray, c'est un enfant un peu ou beaucoup abandonné, ignoré, qui n'y paraît pas, mais presque cramé au fond de n'avoir pas été chauffé par un premier regard qui manquera toujours à l'appel : Antoine Doinel, en mal de "foyer" dans Les Quatre Cents Coups, Adèle Hugo, "née de père complètement inconnu" (L'Histoire d'Adèle H.) C'est un enfant qui grandit avec ses blessures, solitaire et séduisant, voleur et vengeur, suicidaire et révolté, qui a "la peau dure" et cicatrice à force : "Toutes ces marques sur son corps sont comme des récits de bataille" (le professeur Pinel à propos de Victor, l'"enfant sauvage" de l'Aveyron."

Ce 16 avril, je suis dans la saison 5 de Lost. Et il se trouve que l'épisode de ce jour, épisode 10, Le prisonnier, tourne beaucoup autour de la figure d'un autre enfant brûlé, Benjamin Linus. Emily, sa mère, a accouché de Ben à seulement sept mois de grossesse dans une forêt près de Portland en Oregon*, alors qu'elle faisait une randonnée avec Roger, son mari. Elle meurt ensuite dans ses bras. Roger ne cessera plus de tenir Ben comme responsable de la mort de sa mère. De ce malheur, et de la faute imputée injustement à l'enfant, découleront de terribles événements. Dans cet épisode 10, Ben fera intervenir le feu de manière très concrète en précipitant un van incendié sur une des maisons du village de l'Initiative Dharma.


Enfin, comment ne pas mentionner cette animation autour du feu auquel j'assistais ce même 16 avril à Saint-Marcel, au musée d'Argentomagus  ? Olivier Bruère, du service éducatif, nous montra comment les hommes de la préhistoire avaient inventé le briquet à percussion en frappant un morceau de marcassite avec un éclat de silex au-dessus d'un petit tas d'amadou (chair d'un champignon, l'amadouvier,  Fomes fomentarius, poussant sur les arbres - on a d'ailleurs découvert un morceau d'amadou dans le matériel d'Ötzi, cet homme de l'âge du cuivre, retrouvé en 1991 parfaitement conservé dans un glacier à la frontière austro-italienne). Après quelques essais infructueux, Olivier avait réussi à  enflammer sa coupelle. Un instant - le jaillissement du feu - qui a toujours la saveur du miracle.

Par trois fois, le feu m'avait été désigné.
Ce n'était pourtant qu'un début.
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* En recherchant l'histoire de Ben Linus, et en particulier ce détail capital de la naissance prématurée dans une forêt de l'Oregon, je ne pus que m'étonner d'une coïncidence avec le seul livre que j'avais acheté la veille à la librairie La Poterne, à Bourges : Le champignon de la fin du monde. Sur les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme, d'Anna Lowenhaupt Tsing, (trad. Philippe Pignarre), Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2017. Dans ce livre, qualifié de très important par Bruno Latour dans son dernier livre, Où atterrir ? Comment s'orienter en politique, Anna Tsing développe toute une réflexion sur le monde d'aujourd'hui à partir de la cueillette d'un mystérieux champignon, le matsutake, qui pousse dans les forêts détruites de l'Oregon, où il est cueilli par des travailleurs précaires, vétérans des guerres américaines ou immigrés sans papiers, pour être revendu comme produit de luxe dans les épiceries fines japonaises.


Ce livre, je le dois en fait à Nunki Bartt qui eut l'idée de cette petite escapade berruyère (lui-même acheta les Mythologies de Roland Barthes, histoire peut-être de rendre hommage à son homonyme). Et c'est le même Bartt qui m'appela vers midi  pour me signaler qu'Anna Tsing passait au même moment à la Grande Table sur France Culture. Une belle synchronicité pour le coup !



2 commentaires:

sylvie Durbec a dit…

Essai sur le fou de champignons de P.H. aussi..

Patrick Bléron a dit…

Pas lu encore, mais cela ne saurait tarder. Merci, Sylvie.