vendredi 12 avril 2019

Nox et amor

Au fil de différentes chroniques de ces derniers mois, une singulière galerie de femmes, le plus souvent dénudées, s'est progressivement constituée, sur laquelle il ne me semble pas inutile de revenir. Commençons donc par Die Nacht, gravure d'Heinrich Aldegrever (1502 - 1555 ou 1561), dont je dois la découverte à Dimitri Karadimas dans son étude, La part de l'Ange. L'influence de Dürer est dite manifeste dans ses premières œuvres : son monogramme, AG, évoque d'ailleurs sans ambiguïté celui de Dürer, AD.

Die Nacht - Heinrich Aldegrever (d'après Hans Sebald Beham), 1553
De Dürer justement, nous avons croisé plus récemment Les Quatre Femmes nues, dit aussi Les Quatre Sorcières (1497).



On ne sait si Aldegrever rencontra Dürer, en revanche il est certain que Hans Baldung Grien (1484 - 1545), après avoir fait son apprentissage auprès d'un maître inconnu, vint se perfectionner dans l'atelier du grand maître, à Nuremberg, entre 1503 et 1507.

Hans Baldung Grien, Le Sabbat des sorcières, gravure, 1510.
Ajoutons encore cette gravure de 1517 attribuée à Niklaus Manuel (1484 -1530), où la Mort lutine gaillardement une jeune femme.


Aldegrever, Dürer, Baldung, Manuel, quatre artistes allemands de la Renaissance qui s'engouffrent avec passion dans la représentation de ces femmes à la sensualité ostentatoire. Le message manifeste est bien sûr de la condamner, certains d'entre eux en adoptant les vues de la Réforme prôneront même une morale rigoureuse proche du puritanisme (ainsi Niklaus Manuel, qui fut aussi mercenaire en son jeune temps, devint en 1529 membre du "petit conseil" de Berne, "qui fit promulguer, nous dit la notice de Wikipedia, des lois sévères contre les soudards, le port d'arme, l'adultère et la danse"). On peut tout de même avoir des doutes sur la sincérité ultime de ces positions : n'était-il pas bien commode d'oeuvrer sous le prétexte de dénoncer les turpitudes féminines ? C'était l'époque où l'on brûlait beaucoup de sorcières, beaucoup plus qu'au Moyen Age. Les imaginations s'enflammaient autour de ces femmes entre elles ou dans la solitude d'un lit. Une dernière gravure, datée de 1548, découverte sur le site de La mort dans l'art, illustre à merveille l'obsession pour le sexe de la femme. Elle est de Hans Sebald Beham (1500 - 1550), qui inspira, on l'a vu, Aldegrever.


Né à Nuremberg, dans la ville donc de Dürer, Hans Sebald Beham était le frère aîné de deux ans du peintre et graveur Barthel Beham. Wikipedia : "À l'issue d'un procès organisé par le Conseil de la ville de Nuremberg sous obédience luthérienne en 1525, il fut chassé de cette ville avec son frère et Georg Pencz pour hérésie. Les trois artistes furent qualifiés de « peintres impies ». En 1528, Sebald est de nouveau banni de la ville mais cette fois pour plagiat d'un travail inédit d'Albrecht Dürer intitulé Les proportions du cheval. Bien qu'il n'ait pas été officiellement l'élève du maître de Nuremberg, il est probable que Sebald le côtoya durant ses dernières années (1521-1528)." Sebald, ce nom  m'évoque bien sûr l'écrivain allemand, la personne la plus citée ici sur Alluvions, sans pourtant que je puisse y voir beaucoup de résonance et de proximité. C'est que l'écrivain du XXème siècle fait montre d'une pudeur qui n'est pas à l'évidence la qualité première du graveur renaissant. Voyons donc de plus près cette image.

Dans Die Nacht, Dimitri Karadimas avait montré comment un jeu de lignes concourait à la description de l'accès nocturne à des plaisirs solitaires, ce que rappelait aussi la citation d'Ovide gravée au fronton du lit, Nox et amor virumque nihil moderabile suadent ("Ni la nuit, ni l'amour, ni le vin n'engagent à la modération").

Dans l'oeuvre de Sebald, la vulve est encore plus apparente que dans celle d'Aldegrever, mieux, elle se situe à la croisée des diagonales, mise en valeur par la position de sommeil hautement improbable de la jeune femme. Le squelette ailé pose son sablier sur l'épaule gauche, à la verticale du genou droit, tandis que l'autre genou surplombe le pot de chambre, objet que l'on retrouve aussi sur la gravure d'Aldegrever, près de la fenêtre. Notons également la coiffure torsadée commune aux deux femmes ainsi qu'à la "sorcière"de dos dans la gravure de Dürer. Ce n'est certainement pas un hasard.


Je m'avise ce soir que ce schéma divisant l'image en neuf rectangles, auquel j'ai abouti par tâtonnement, se retrouve dans une autre œuvre de Sebald :

Hans Sebald Beham, Livre des proportions du cheval, pp. 17-18, British Museum, London, inv. 1918,0309.3

 Ou encore dans celle-ci :

Page tirée de l'ouvrage Das Kunst vnd Lere Büchlin, Sebalden Behems. Malen vnd reissen zulernen, nach rechter Proportion, Mass vnd aussteylung des Circkels, 1557, Houghton Library, Harvard University, Typ 520.57.201.

.

1 commentaire:

sylvie Durbec a dit…

Sebald le pudique et Sebald l'impudique...