Dante étant au coeur des derniers articles, je m'avisai tout à coup qu'un essai sur lui m'attendait depuis pas mal de temps dans le fouillis de la bibliothèque. Jusque-là je n'y avais jeté guère plus qu'un regard furtif, la complexité du sujet m'ayant un peu refroidi : il s'agissait de Dante écrivain ou l'Intelleto d'amore, de Jacqueline Risset, connue par ailleurs pour une traduction de La Divine Comédie considérée comme l'une des meilleures.
Je ne sais plus très bien où j'ai déniché ce livre, je crois sans en être sûr qu'il faisait partie des 22 livres trouvés sur le trottoir un matin de brocante des Marins, en juin 2018. Publié en 1982, il préfigure quarante ans plus tôt ce que dira Yannick Haenel dans sa conférence chaminadourienne, en pointant ce que le lecteur de Dante, le plus souvent, oublie : "C'est uniquement à l'espace infernal que se rapporte l'adjectif "dantesque" ; et la fascination des romantiques pour Francesca, pour le comte Ugolino et pour les horribles tourments des damnés ont dévié tout à fait le regard : dans la Vita Nuova nous voyons naître en fait le "poème sacré" comme glorification et contemplation de cette "Béatrice bénie", qui contemple Celui qui est "béni pour tous les siècles". Et ici se comprend le sens de l'étude : parvenir à parler dignement de Béatrice voudra dire à la fois acquérir les instruments techniques de cette parole nouvelle et se rendre soi-même spirituellement digne du lieu où pouvoir la contempler : tout le mouvement d'ascèse et de préparation au voyage chamanique que sera la Comédie est annoncée par ces quelques mots." (p. 39)
Pause. Je fais un break dans cette narration, mais c'est pour mieux y revenir. J'ai écrit l'autre jour qu'avant Haenel on avait pu entendre un duo d'écrivains de romans noirs, Alexandre Civico et Xavier Boissel, qui avaient vanté un auteur britannique du nom de David Peace. Ils avaient réussi à m'intriguer et j'avais envie d'en savoir un peu plus long sur ce Peace, dont le nom semblait à l'antipode de ses romans. Pas un volume de Peace à Arcanes. Et à la médiathèque, quelques titres à l'inventaire, mais un seul en rayonnage : Tokyo revisitée, Rivages/Noir, 2022. Je l'emprunte, on verra bien.
Le soir, je lis les deux livres en alternance, une pincée de Dante, un morceau de Peace en plat de résistance, dans cet ordre. Qui croirait qu'une résonance puisse se glisser entre les deux ? Et pourtant, j'ai reposé le Risset depuis peu lorsque j'aborde ce passage où l'inspecteur de police Harry Sweeney débarque dans un quartier glauque de Tokyo :
"Sur cette île, dans ce pays étranger, au coeur de la nuit, dans l'air chargé d'humidité, l'homme au pistolet et l'homme à la machette, et les autres costauds armés, toisent Harry Sweeney, les yeux remplis de haine, le coeur rempli de haine, puis l'homme au pistolet secoue la tête et leur dit : Leur père est mort, il reste seulement leur mère.
Ça fera l'affaire, dit Akira Senju.
C'est une mudang, précise l'homme au pistolet. Une chamanesse.
Je m'en contrefous, je me fous de savoir si c'est la réincarnation de votre foutue reine Min, dit Akira Senju. On veut la voir !"(p. 134)
Les deux hommes accèdent alors à une petite pièce où une vieille femme est agenouillée au centre, procédant à un rituel. Elle ne répond à aucune question, verse de l'eau dans un bol, met du kimpche dans un autre, - kimpche, est-il précisé en note, étant un mélange utilisé par les chamans pour entrer en transe - avec du poisson séché et des algues, puis des piments, des piments rouges, des cendres, du sel et de l'huile puis allume la mèche, et "dans un jaillissement de flammes vacillantes, une colonne de fumée s'élève..."
La vieille femme continue d'ignorer les deux hommes, qui veulent savoir où se trouve son fils aîné, Lee Jung-Hwan. La description qui suit est saisissante :
"A la lumière des flammes vacillantes, dans la fumée qui monte, tremblant de tout son corps, les yeux brillants - le corps et le regard libérés de tout poids, désincarnés, flottant librement au-dessus du sol et détachés de toutes contingences, la pièce n'existe plus et le plafond non plus, l'île s'est envolée, le monde n'existe plus, elle tourne et tourbillonne, légère et libre, sous les lunes et les soleils, sous les étoiles filantes et les nuages qui font la course, lunes montantes, lunes décroissantes, lever de soleil et couchers de soleil, devant les dieux, devant les esprits, leurs portes ouvertes, toutes ouvertes - les yeux brillants, tremblant de tout son corps, en une ronde mouvante, elle se frotte les mains l'une contre l'autre, les mains jointes pour communier, jointes pour prier. " (p. 135-136)
Je posai le roman, retournai dans l'essai, retrouvai la page où il était question du voyage chamanique de la Comédie, avec les lignes qui suivaient où s'exaltait un même mouvement circulaire, extatique et cosmique :
"Encore, on peut décrire cette trajectoire comme le passage de l'extérieur à l'intérieur du cercle : à la fusion finale avec le Cercle d'Amour. "Je suis comme le centre du cercle, et tu n'es pas ainsi", disait Amour, obscurément, dans la Vita Nuova. Le parcours sera accompli quand le "tu" devenu "je" pourra dire qu'il tourne avec l'Amour, et que, frappé de foudre à la vision de Dieu, il s'est fondu dans son tournoiement, dans la force qui "meut le soleil et les autres étoiles"."(p. 39)
Il ne faut pas bien sûr poser une relation d'équivalence entre les deux textes. L'Amour n'a guère de place dans l'île tokyoïte : la chamanesse crachera au visage de Sweeney et lèvera son couteau sur lui. Il reste que ce mouvement halluciné, plus infernal qu'édénique, est comme un double perverti du Paradis de Dante.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire