"Toute situation est dépendance et centaines de dépendances. Il serait inouï qu'il en résultât une satisfaction sans ombre ou qu'un homme pût, si actif fût-il, les combattre toutes efficacement, dans la réalité.
Une des choses à faire : l'exorcisme.
L'exorcisme, réaction en force, en attaque de bélier, est le véritable poème du prisonnier."
(Henri Michaux, préface d'Epreuves, Exorcismes, 1940-1944, Gallimard, 1946)
A l'âge de 15 ou 16 ans, la découverte d'Henri Michaux me fut, je pense, le plus grand choc poétique de ces années-là. Poète, il n'était pas ce petit être sensible et fragile, souvent souffreteux, que colporte encore le terme. Aucune mièvrerie dans son oeuvre, mais une tension permanente, une inquiétude, un défi radical posé devant un monde prêt à vous enfermer. Michaux se fait la belle, à vingt et un ans, il s'évade (c'est le verbe qu'il emploie) de la vie des villes, s'engage comme marin. Il en reviendra, ne jouera jamais le jeu des mondanités, ne viendra jamais chez Pivot, à Apostrophes, rendez-vous quasi obligé de son époque. Plus largement, il ne cessera de rejeter interviews, photos, radio, télévision, hommages, colloques, prix littéraires, rééditions en poche, traductions, adaptations théâtrales et cinématographiques, publication dans la Pléiade, ce dont témoigne un réjouissant recueil de ses lettres aux solliciteurs, Donc c'est non, publié en 2016 après sa mort.
Henri Michaux (1899 - 1984) |
Mais pourquoi parler aujourd'hui d'Henri Michaux ? Je ne le fais que parce qu'il m'est apparu à trois reprises ces temps derniers. Et c'est comme quand quelqu'un frappe avec insistance trois fois de suite à la lourde, il est bien rare qu'on ne consente pas à ouvrir, judas ou pas judas. La première fois c'est dans Les alchimies de Sarah Chiche, ce roman autour duquel je ne cesse de tourner ces dernières semaines. A la page 199, alors que Jeanne de La Brusse raconte à Camille Cambon une journée à la plage, on peut lire ceci :
"Bien des années plus tard, chaque fois que j'essaierais de me souvenir de la suite de cette journée, il ne me reviendrait que ce moment où, se tournant vers moi, Léa m'avait dit tout à coup : "Oh, Jeanne, tu as du sable sur la bouche." Elle m'avait débarbouillée doucement de son pouce, avait approché son visage du mien, m'avait regardé avec une expression que je ne lui avais jamais vue, avait déposé un baiser sur ma joue brûlante, avant de se plonger dans un livre qui ne la quittait plus depuis quelques jours. C'était Connaissance par les gouffres d'Henri Michaux, dont elle voulut me lire quelques lignes de sa voix basse, voilée :
Les drogues nous ennuient avec leur paradis.
Qu'elles nous donnent plutôt un peu de savoir.
Nous ne sommes pas un siècle à paradis."
Cette citation est curieusement en tête de la notice que Gallimard consacre à ce livre, où Michaux relate ses expériences avec les psychotropes (mescaline, LSD 25 et psilocybine) qu'il a menées de janvier 1955 à 1960.
Il se trouve que le même jour où j'ai acheté Les alchimies, j'ai aussi acquis (en bon boulimique de l'imprimé que je continue à être) deux petits essais (par le format), Respire de Marielle Macé (Verdier, 2023), et Etre à sa place, Habiter sa vie, habiter son corps, de Claire Marin (Editions de l'Observatoire, 2022. Or, ces deux ouvrages mentionnaient aussi, et de façon encore plus importante que chez Sarah Chiche, l'oeuvre de Michaux.
Dans Respire, la première citation surgit à la page 25, extrait du poème "Je rame" :
L'air que tu respires a un air de cave
Est un air qui a déjà été expiré
qui a été rejeté par des hyènes
Le fumier de cet air personne ne peut plus
le respirer
Suivi, page 44, d'un extrait de "Les Emanglons", du Voyage en Grande Garabagne :
"Quand un Emanglon respire mal, ils préfèrent ne plus le voir vivre. Car ils estiment qu'il ne peut plus atteindre la vraie joie, quelque effort qu'il y apporte. La maladie ne peut, par le fait de la sympathie naturelle aux hommes, qu'apporter du trouble dans la respiration d'une ville entière.
Donc, mais tout à fait sans se fâcher, on l'étouffe.
[...] C'est vite fait. Le malade n'a pas le temps d'être vraiment étonné que déjà il est étranglé par des mains fortes et décidées, des mains d'homme de devoir."
Et enfin, page 78, d'un passage de "En respirant" de La nuit remue :
"Parfois je respire plus fort et tout à coup, ma distraction continuelle aidant, le monde se soulève avec ma poitrine. Peut-être pas l'Afrique, mais de grandes choses."
Trois citations très emblématiques de l'art et de la tonalité de l'écriture de Michaux, avec cet humour noir, ce détachement faussement cynique : Donc, mais tout à fait sans se fâcher, on l'étouffe.
De même, Michaux intervient très vite dans l'essai de Claire Marin, dès le premier chapitre, Une place à soi ?. Réfléchissant sur le déplacement, qui est aussi dégagement, sur cette volonté de certains de tenter l'aventure, de s'extraire d'un monde clos et de viser l'ouvert, la philosophe cite très opportunément Michaux : "Il a fallu larguer les amarres du confortable état premier où l'on était, sur lequel on s'appuyait, et perdre ses excellentes localisations, qui tenaient l'infini hors des remparts." Phrase extraite de L'Infini turbulent, publié en 1957, qui s'appuie lui aussi sur l'expérience des drogues.
On le retrouve également dans le chapitre L'espace du dedans, qui reprend d'ailleurs le titre de l'un de ses recueils, et qui lui est entièrement consacré.
Cette expérience des drogues, comme beaucoup de mes amis, je l'ai faite aussi, mais je dois sans doute à Michaux et à quelques autres (je pense en particulier à Ernst Jünger), de ne jamais être tombé dans l'addiction. Car, comme lui, ce n'est jamais le paradis de la drogue que je recherchais, un état de bien-être ou de béatitude, mais bien plutôt un supplément de savoir, de connaissance (visée qui est bien sûr en grande partie une illusion).
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