"Voilà, ç'a été Ravenne sans que je m'en aperçoive, d'abord le silence, puis on a parlé de toi, le seul moyen d'exprimer tout haut le seul nom qui habitait ce poignant silence. Ravenne, un repas, la route, ici les valises, bientôt onze heures, les gestes inévitables du départ, cette nuit qui va être trop courte, puis la route, la route - et au bout le vieux monde connu, le vieux monde de toute ma vie passée, où je vais t'introduire, à qui je vais te présenter. C'est Franca, noire, nuit, feu, belle et laide, passion et raison extrêmes, démesurée et sage, tout ce que vous voudrez, tout ce que vous pourrez en dire (...)"
Louis Althusser, Lettres à Franca, 15 septembre 1961, p. 12
Lettre de Louis à Franca, 21 mai 1962.
Voilà, je navigue en cette heure entre ces lettres superbes de Louis à Franca, et la vague amoureuse qui submerge Michelet dans son Journal, en cette année 1849 où il va épouser la jeune Athénaïs. Mais c'est d'une autre femme encore, d'une autre amour que je veux rendre compte aujourd'hui. Et il faut pour cela en revenir encore à ce fameux numéro du Magazine littéraire de novembre 1992.
A côté de Daniel Rondeau, nous voyons André Hardellet. J'ai déjà évoqué ici ce poète peu connu mais pour qui j'ai une particulière affection. Un article lui est donc consacré à l'occasion de la publication du troisième volume de ses Oeuvres aux éditions de l'Arpenteur : Hardellet, le traqueur de merveilles, et c'est signé Vincent Landel. Et cela commence ainsi :
"Il revient du fin fond des "grandes vacances", de l'autre côté des choses, d'un pli du temps. Quel est ce lieu, quel est ce centre ? André Hardellet guettait les moments où la mémoire et le présent offrent une coïncidence. Où la ville d'hier recoupe celle d'aujourd'hui."[C'est moi qui souligne]
Ne serait-pas là une bonne manière de décrire par exemple l'expérience de Jean Palou à Ravenne ? Dans la surgie d'une femme du passé dans la présente nuit d'un écrivain : "Chasseur d'images, Hardellet pensait qu'il y avait des déchirures dans les filets du temps, des corridors dans le tissu du présent.(...) Sous la ville neuve, il y a une ville fantôme. Vous marchez, et soudain une femme d'il y a un siècle vous adresse un signe de sa fenêtre. Il n'y a bien sûr pas de fenêtre, a fortiori pas de femme, et peut-être la ville n'est-elle plus que ruines ; mais "l'autre ville", lourde de passé, lente à s'estomper, vous a adressé un signe."
Et sera-t-on vraiment surpris de voir encore une fois apparaître dans cet article le couple Aragon-Breton ? Landel rappelle qu'Aragon "disait que "l'image est un stupéfiant". Et un peu plus loin, dans le même paragraphe, "L'auteur de Lady long solo eut même les honneurs d'André Breton, lequel, tombant par hasard sur Le seuil du jardin pendant une nuit d'insomnie, y reconnut les régions qu'il voulait défricher : '(...) Rien d'aussi nécessaire, d'aussi convaincant, d'aussi exaltant ne m'était parvenu depuis fort longtemps. Vous abordez là, en conquérant, les seules terres vraiment lointaines qui m'intéressent, et la reconnaissance que vous y poussez offre un nouveau ressort à tout ce que me connais comme raisons de vivre"...
J'ai devant moi ce court roman, que j'ai acheté, si j'en crois l'inscription au crayon du libraire encore visible, en septembre 1978. Le tableau de Magritte en couverture, dont le titre est La condition humaine, poursuit son irradiation subtile, et je me souviens encore de l'exaltation qui m'avait saisi, à l'instar de Breton, devant les sortilèges de cette écriture qui mêlait les accents populaires des vieux quartiers parisiens aux rêveries infinies échafaudées dans les brèches du temps. André Hardellet c'est tout ensemble René Fallet et Marcel Proust.
"Dans les coulisses où nos désirs contrariés, ajournés, préparent leur revanche, se trame une tapisserie dont le dessin se révèle parfois en pleine clarté. Pour certains, l'ultime joie réside en la rencontre du mythe avec son incarnation fortuite. La surprise nous ravit à une longue pénitence.
La plus grande des jeunes filles frôla sa robe de la main, une main gantée de violet, effaçant, pour ainsi dire, le tissu. Des tresses blond-fauve pendaient contre ses épaules. Elle s'épanouit nue, au soleil, d'une beauté flamande, royale.
"Venez, dit-elle à Masson. Vous avez bien tardé !"
Les mots qu'il prononça montèrent d'un tréfonds où la vacance, le temps devant soi et la certitude du bonheur ne faisaient qu'un." (p. 93)
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NB : Je vous invite à lire le dernier article de Rémi Schulz sur le site Quaternite, Ana Mor, mords-moi à mort, j'y suis présent, mon nom étant l'exacte anagramme de Rolben, le meurtrier de Temps glaciaires, l'avant-dernier livre de Fred Vargas (que je n'ai pas encore lu)... J'ai trouvé plus agréable comme apparentement, mais Rémi se loge à la même enseigne : "Dans son roman suivant, L'armée furieuse, j'ai identifié le criminel dès la vue de son nom, le gendarme Emery. Puis vient Lebrun alias Charles Rolben dans Temps glaciaires, or le Schulz le plus connu a pour prénom Charles, devenu celui de son héros Charlie Brown, Charles Le Brun ?"
"Je ne suis vraiment qu'un chasseur de souvenirs imaginaires..."
André Hardellet
Citation en exergue du livre Le voyageur inachevé d'Eric Poindron. Et cela seul aurait suffi à me convaincre d'emporter l'ouvrage en question, posé sur la table des nouveautés (ce qu'il n'est pas vraiment, ayant été publié en 2021). D'Eric Poindron, je ne connaissais que le blog Curiosa & Coetera, et n'avais lu aucun de ses nombreux livres. J'avais souvenir aussi d'une agréable causerie musicale l'an dernier au café Equinoxe à l'occasion de l'Envolée des livres, qu'il avait animé en compagnie, entre autres, de CharlElie Couture et de Jean-Pierre Siméon.
André Hardellet, l'un de ces écrivains méconnus et secrets que j'affectionne, que j'ai eu le plaisir de citer dans plusieurs articles, se trouvait donc être au début mais aussi à la conclusion de ce livre inclassable d'Eric Poindron, que Richard Blin, dans le Matricule des Anges de juin 2021, décrit fort justement : "Dans Le Voyageur inachevé, ce rôdeur des frontières du sens, ce disciple d’André Hardellet, « notre frère de chemins de tangente », ce chasseur de hasards et de coïncidences, qui se croit et s’espère « enfant naturel » de Restif de La Bretonne, nous propose un voyage à l’intérieur des livres qu’il aime, de la littérature et de lui-même ou plutôt du musée « aux pièces sombres et aux miroirs ombrageux » que chaque homme porte en lui. Un voyage en vingt-six nuits comme les vingt-six chapitres des Nuits d’octobre de Gérard de Nerval."
"Chaque homme porte en lui un musée aux pièces sombres et aux miroirs ombrageux" est la première phrase de la Nuit I, "Vestibule en guise de préambule", page 17. Une première phrase que j'ai immédiatement notée parce qu'elle venait si fort en résonance avec le Tlön Uqbar Orbis Tertius de Borges, dont j'avais tiré chronique au matin même de de ce 27 janvier. Résonance avec la première phrase de la nouvelle que j'avais déjà relevée en ce qu'elle venait percuter la propre histoire de Serge Lehman : "C'est à la conjonction d'un miroir et d'une encyclopédie que je dois la découverte d'Uqbar. Le miroir inquiétait le fond d'un couloir d'une villa de la rue Gaona à Ramos Mejia ; l'encyclopédie s'appelle fallacieusement The Anglo-American Cyclopoedia (New York, 1917)."
Cette rencontre n'était pas fortuite. Borges n'allait pas tarder à se montrer ; c'était deux pages plus loin :
"Je pousse la mystification jusqu'au bord du précipice. L'art du faux ou du presque vrai est une bien séduisante vérité. Et le taquin voyant Borges d'ajouter qu'il n'est peut-être personne qui, pour écrire, ne se dédouble ou, pour le moins, n'exagère ses singularités et ses certitudes."
Et vingt pages en aval, encore, associé à cette réminiscence de l'Islay du troll de la rue Mouffetard :
"Il pleut des lanternes sur Inverness.
Un jour, au bord du Loch Ness, par ce que les eaux froides ne sont jamais si froides. Un autre jour, sur l'Ile de Islay, pour des couchers de soleil qui durent encore plus longtemps que l'imagination
Il pleut sur les Borgesiana fragiles qui révèlent les secrets du temps et de l'autre." (p. 39)
Jorge Luis Borges, 1984 by Ferdinando Scianna
Et, pour en finir provisoirement, cette allusion à Pierre Michon, dans la salle du bestiaire de la Nuit III :
"Avec Pierre, l'écrivain & homme de vigie, il nous arrive de converser quand les étoiles apparaissent, que les chats sont gris et que nous ne le sommes pas encore. Il me parle de mansuétude, du "chat-qui-s'en-va-tout-seul", de l'Argentine de Borges et de la Creuse. Nous sauvons des mots anciens et n'échafaudons aucune théorie. L'amitié, cette lanterne vivace qui éclaire les chemins de crête et de contrebande." (p. 41)
Cette rencontre de la Creuse et de l'Argentine me ravit particulièrement. Moi, l'Aigurandais, qui vécut si longtemps en cette frontière entre Indre et Creuse, sur la ligne de partage des eaux entre ces deux rivières, seuil entre cités gauloises rivales, Lémovices et Bituriges, dont les noms baptisèrent Bourges et Limoges, moi, l'Aigurandais qui inaugura en ce premier contrefort du Massif Central les longues amitiés qui durent toujours, et se ravivent chaque année en février, à la confluence des trois zones de vacances scolaires, réunissant les comparses dispersé(e)s en ce lieu désormais pour nous mythique de la Forêt-du-Temple, en Creuse précisément, juste à côté du monument aux morts où l'on peut lire qu'Emma Bujardet, après la mort de ses proches dans les lointaines tranchées de l'Argonne et d'ailleurs, mourut de chagrin.
Puis je m'avise aussi que deux des citations d'Eric Poindron comportent une lanterne. Mot clé : l'auteur dit d'ailleurs que le livre aurait pu s'intituler Le Flâneur de lanternes, expression qu'il reprend à la page suivante en l'associant au miroir : "Flâneur de lanternes et bibliographe consciencieux, il collectionnait les épigraphes et les logogriphes qu'il conservait derrière le miroir sans fond, dans les coulisses d'un musée battu par les vents du vieil harmonium." (p. 19)
Page 11, l'épigraphe du chapitre introductif, Sur le seuil, est empruntée une nouvelle fois à André Hardellet, et l'on ne sera pas surpris d'y observer une nouvelle lanterne (même si Vieille ici, pour le coup) :
"Il vous faudra seulement de la patience et le goût de humer le vent sur les bords de la Seine, ou parmi des rues dont je ne peux même pas vous garantir l'existence ; la rue de la Vieille-Lanterne par exemple."
Lanterne qui fascinait aussi Hardellet. Dans la préface à Les Chasseurs, ce petit livre merveilleux que je découvris en Poche alors que je n'avais pas vingt ans, avec une toile de Magritte en couverture, il met lui-même en épigraphe cette phrase d'André Breton, puisée dans Arcane 17 : "Où va si tard le voiturier, peut-être ivre, qui n'a même pas l'air d'avoir de lanterne ?", et commente ensuite :
"Soudain, au tournant de la page, une telle phrase nous arrête net ; nous y avons reconnu aussitôt le timbre que de très rares voix seulement nous permirent d'entendre, le don de faire lever les souvenirs de leurs sillons.
Je tiens cette phrase, isolée de son contexte, pour un poème achevé qui, en trois lignes, s'étend jusqu'à de mystérieux territoires défendus par l'ombre."
"Ce voiturier, écrit-il un paragraphe plus loin, qui n'a pas besoin d'une lampe-tempête pour y voir clair dans l'obscurité, évoque cet autre enchanteur : R.L. Stevenson. Pew et John Silver se tient non loin de là, en alerte."
Sur le nom de Stevenson, une note de bas de page précise : "Parmi les vivants, je ne connais guère que Borges et Mac-Orlan qui rendent hommage convenablement à ce très grand écrivain."
"La veille, en passant devant un libraire, j'avais remarqué la reproduction d'un Terborch qui montre, de dos, une jeune femme jouant du violoncelle. Elle portait une robe argentée dont le peintre avait fixée le chatoiement avec une exactitude presque effrayante. La scène - mais la scène vivante et non pas son image - surgit du halo. Il n'y eut pas de lacune dans ma conscience ; je me trouvai dans la pièce, derrière la musicienne, comme si je ne l'avais jamais quittée sinon en rêvant. (...) La jeune femme me prit par la main et, sans un mot, me conduisit dans la rue d'une petite ville hollandaise d'autrefois. (...) Je l'ai revue, en effet, plusieurs fois, dans des rêves ultérieurs, toujours prête à resurgir quand je l'évoquais. Tantôt elle portait la robe peinte par Terborch, tantôt elle était vêtue comme à notre époque, mais je ne m'y trompais pas. Cette nuit-là, je me bornais à vivre dans un enchantement continu."
André Hardellet, Le Seuil du jardin, 1966.
Celui qui parle ici est le professeur Swaine, l'inventeur de la machine à rêver, qui vous propulse dans des songes aussi tangibles que la réalité. Il s'adresse à un autre pensionnaire de la pension Temporel, le peintre Steve Masson, sorte de double de l'écrivain Hardellet. Le tableau du peintre hollandais Gérard Terborch (ou ter Borch) dont il s'agit est très certainement Le Concert (1675).
Cette rencontre est prodigieuse pour Masson, qui cherche obstinément dans sa peinture à retrouver les sensations que lui ont laissées un rêve insolite où il se trouvait au seuil d'un jardin désert, avec des kiosques en ruine écrasés par la chaleur de l'été. Plus tard, la machine de Swaine sera détruite et le peintre quittera Paris pour New York, où il fera fortune (sa toile, Le Seuil du jardin, sera acquise par une soi-disant collection Beuckler).
Ces associations entre la peinture hollandaise et New York, cette rêverie persistante sur la mémoire et le temps sont autant de points communs inattendus entre Donna Tartt et André Hardellet.*
Achevons maintenant la lecture de cette page 23, où Theo Decker écoute sa mère parler de distorsion spatiale et temporelle :
"Non, non, mon poussin, je parlais juste du quartier." Elle m'ébouriffa les cheveux et m'adressa un sourire en coin un peu gêné : mon poussin était mon surnom enfantin, je ne l'aimais plus, pas plus que de me faire ébouriffer les cheveux, mais aussi penaud que je me sente j'étais content de la voir de meilleure humeur. "C'est toujours comme ça quand je viens par ici. Chaque fois, c'est comme si j'avais de nouveau dix-huit ans et que je débarquais du Kansas."
Poussin : encore un nom d'oiseau, après le chardonneret et l'ibis.
La mère de Théo dit plus loin qu'à l'endroit de New York où ils sont rien n'a changé depuis sa première visite. C'est un tunnel temporel.
Dans Lourdes, lentes..., publié en 1969, autre roman d'André Hardellet où le personnage principal se nomme Steve Masson (et pour lequel il passera devant les tribunaux pour "outrage aux bonnes mœurs"), il écrit : "C'est à Londres qu'aboutissent et d'où partent ce que je nomme les corridors du Passé, ces voies parallèles qui vous permettent de sauter en marche sur une autre trajectoire du Temps. J'ai souvent rêvé d'un Guide qui enseignerait, avec plan à l'appui, où et comment pénétrer dans ces couloirs comme dans les merveilleuses gares clandestines dont parlait Alphi, vous savez : celui qui laissait sa porte ouverte, la nuit, dans l'espoir qu'une dame nue de toute beauté se tromperait enfin de chambre et entrerait chez lui."
Cependant, après avoir opéré ces rapprochements, j'étais un peu sceptique, insatisfait, quelque chose semblait manquer pour les légitimer pleinement. Je dus alors quitter la table pour me rendre à Equinoxe, au spectacle Méduses, qui associait danse et vidéo (et qui bien sûr était un élément supplémentaire à ajouter aux Carnets de la Méduse).
Au retour, je reprends la lecture du Chardonneret, tout en prenant en route le biopic de James Marsh sur Stephen Hawking. Oui, deux choses en même temps... Qui a osé dire que l'homme n'était pas multi-tâche ? Bon, de fait, je n'ai pas lu longtemps, d'une part parce que le film était bouleversant, avec la formidable performance d'acteur d'Eddy Redmayne, d'autre part parce que très vite je suis tombé sur une page essentielle dans le livre de Donna Tartt, et que je n'avais pas le désir d'aller plus loin avant d'en rendre compte ici.
Au moment donc où je replonge dans l'histoire de Theo Decker, il vient de traverser le continent américain avec les bus Greyhound. Fuyant Las Vegas après la mort de son père, il arrive un soir à New York, à la gare routière de Port Authority, brûlant de fièvre. Il entreprend néanmoins de marcher jusqu'à Central Park South, un lieu autrefois familier.
"Les odeurs, les ombres, même les troncs tachetés et pâles des platanes me rendaient heureux, pourtant c'était comme si je voyais un autre parc en dessous de celui qui était visible, une cartographie du passé, un parc fantôme assombri de souvenirs, de sorties scolaires et de visites au zoo reléguées si loin dans ma mémoire. J'ai marché le long du trottoir du côté qui donnait sur la 5ème Avenue, jetant un coup d'oeil, les sentiers étaient ombragés par des arbres avec le halo des réverbères, arbres mystérieux et accueillants comme les bois dans Le Monde de Narnia. Si je bifurquais et marchais le long de l'un de ces chemins éclairés, est-ce que je ressortirais dans une année différente, peut-être même dans un avenir différent où ma mère, tout juste sortie du travail, m'attendrait légèrement décoiffée par le vent sur le banc (notre banc) à côté de l'étang : elle rangerait son téléphone portable et se lèverait pour m'embrasser : Bonjour, mon poussin, c'était comment tes cours, qu'est-ce que tu veux manger ce soir ?" [C'est moi qui souligne]
La coïncidence avec le texte d'Hardellet sur les corridors du Passé était vraiment pétrifiante, comme dirait Breton. Theo aussi rêvait de bifurquer sur une autre trajectoire du Temps.
Mais quel est le titre du film de James Marsh ? Ni plus ni moins que La merveilleuse histoire du temps, qui fait référence à Une brève histoire du temps - Du big bang aux trous noirs, ouvrage publié en 1988 par Stephen Hawking.
Ce n'est pas fini. Une troisième coïncidence s'impose au moment de l'annonce du journal de France 3 qui fait suite au film. J'apprends qu'une tentative d'attentat terroriste a eu lieu ce matin près d'une gare routière de New York.
Vous avez bien lu : l'attentat a eu lieu près de Port Authority, la gare même où Theo Decker arrive à New York. Heureusement la charge a explosé prématurément.
Comment prendre l'exacte mesure de cette triple synchronie***, qui tisse l'actualité la plus criante au Passé le plus lointain (le Big Bang qui était aussi la figure d'une métaphore employé par le père de Théo**) ? C'est un abysse de méditation qui s'ouvre devant nous.
PS : [Ajout du 15 /12 ] Le dernier billet de l'année de Rémi Schulz, oui, l'effet Papillon tue, étudie, entre autres, les interférences entre Quaternité et Alluvions. Il revient par exemple sur La serpe de Philippe Jaenada, Les quatre fleuves de Fred Vargas et Baudoin, et finit sur la pochette de Physical Graffiti, de Led Zeppelin, en proposant d'autres coïncidences numériques remarquables. La lecture de ce billet a par ailleurs aussitôt été le point de départ d'une autre série de résonances éplapourdissantes, ainsi que Rémi aime à dire, que je développerai dans une prochaine note.
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* Mais on me permettra de préférer les 126 pages denses du Seuil du jardin aux 800 pages trop souvent délayées du Chardonneret.
** "Ce qui m'accrochait, dans ces brefs comptes rendus des livres de la bibliothèque, c'était l'élément de hasard : les désastres aléatoires, le sien et le mien, convergeaient vers le même point invisible, le big bang comme l'appelait mon père sans sarcasme ni mépris, plutôt une reconnaissance respectueuse des pouvoirs du hasard qui gouvernaient sa propre vie." (Le chardonneret, p. 312, passage cité à l'article précédent)
*** Elle salue en quelque sorte le trois centième article.
J'ai replongé avec bonheur dans l’œuvre d'André Hardellet et, après Le Seuil du jardin, j'ai relu Donnez-moi le temps, l'avant-dernier essai* qui fut publié un mois après sa mort (juillet 1974). Bien que parler d'essai pour Hardellet soit un peu trompeur : à la vérité, chez lui, essai, roman, poème trempent dans la même matière rêveuse, les mêmes thèmes s'y rencontrent et le traitement ne diffère guère. En tout cas, cela n'a rien d'une dissertation abstraite où l'auteur adopterait une neutralité prudente. Non, Hardellet est tout entier présent dans chacune de ses phrases, qui sont tissées de ses souvenirs, car, comme il dit, "écrire ses souvenirs, c'est se donner du temps, propos de ce livre : puisque les autres inclinent si peu à nous en concéder, autant se servir soi-même." Et, un peu plus loin, il développe ainsi :
"A chaque instant de notre vie, même si nous n'en avons pas conscience, nous nous livrons à une activité de l'esprit qui constitue un scandale, un défi : nous nous souvenons. Autrement dit, nous rendons actuels des faits tombés dans le gouffre du passé ; ne serait-ce que pour traverser une rue au feu vert. A L'Homme, chassé du Paradis, il a été offert ce pauvre ersatz de l'éternité (toute relative) qui lui permet de dire Je et d'entretenir sa conscience. Hier devient aujourd'hui et, parfois, le recouvre si complètement que Proust a pu parler de "l'incompréhensible contradiction du souvenir et du néant." (p.35)
C'est cette même citation proustienne qui figure en épigraphe du Seuil du jardin. Cela montre bien l'importance que le poète attachait à la figure du souvenir. D'ailleurs le roman lui-même est une fiction autour d'une machine, la machine de Swaine, capable de vous faire revivre de façon charnelle vos propres souvenirs.
Vendredi dernier 22 septembre, je n'interrompis cette lecture que pour me rendre au cours que je devais donner cet après-midi là. Dans la voiture, la radio est cette fois branchée sur France-Culture. Il est 15 heures et des poussières. Soudain, j'ai la surprise d'entendre la voix magnifique de Jean Negroni, la voix narratrice de La Jetée de Chris Marker, que je venais d'évoquer deux jours plus tôt dans un article.
(Le passage débute à 2 : 30)
Dans ce court moment, ces quelques minutes seulement qui me séparaient de l'école, avait surgi ce formidable écho au souvenir hardelletien. La poésie ici ne sortait pas seulement du livre, elle s’immisçait fantastiquement dans le quotidien de la vie.
Revenu à la maison, je me reportai à ce précieux livre sur Anatole Dauman (une des pépites trouvées à Noz, je le rappelle), où texte et photos de La Jetée étaient reproduits.
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* André Hardellet, Donnez-moi le temps suivi de La promenade imaginaire, Collection L'Imaginaire (n° 640), Gallimard.
"Pourquoi ne pas imaginer que Patricia ait un jour ouvert, par hasard, un recueil qui traînait dans les locaux et qu'elle ait été séduite par deux vers au passage ? Pas séduite, Vivonne n'était pas un séducteur, mais happée par une émotion inconnue, celle qui ne saisit qu'une demi-douzaine de fois dans leur vie les lecteurs : elle avait vu une contrée nouvelle s'ouvrir devant elle, elle avait franchi la porte au fond du jardin, une image récurrente chez Vivonne, une porte qui donne sur une autre dimension, une éternelle après-midi d'été où le temps est dompté. "
Jérôme Leroy, Vivonne, pp. 177-178.
Derrière cette porte au fond du jardin, se cache un écrivain, certes pas des plus connus, et surtout du grand public, mais essentiel pour quelques-uns d'entre nous. Et je ne me targue pas d'une grande découverte en donnant son nom : André Hardellet. Eric Naulleau, dans Transfuge, écrit que "l’auteur sème chemin faisant quantité de cailloux littéraires — Pirotte,
Norge, Follain, Guillevic, Réda, Laforgue, Nabokov, Proust, Rimbaud,
Apollinaire… Auxquels il faut ajouter André Hardellet, sans doute
l’influence la plus évidente (...)." Et Leroy lui-même, dans une carte blanche accordée par le site libraires.fr, inclut dans une liste de quatorze ouvrages en lien avec son roman, Le Seuil du jardin, un court roman d'André Hardellet, adoubé à sa sortie en 1966 par André Breton, qui devait mourir la même année : "'(...) Rien d'aussi nécessaire, d'aussi convaincant, d'aussi exaltant
ni d'aussi parfait ne m'était parvenu depuis fort longtemps... Vous abordez là, en
conquérant, les seules terres vraiment lointaines qui m'intéressent, et
la reconnaissance que vous y poussez offre un nouveau ressort à tout ce
que me connais comme raisons de vivre." J'ai par d'ailleurs consacré un article à ce roman, et de nombreux autres portent la trace d'Hardellet.
Le Seuil du jardin est un tableau peint par Steve Masson, le personnage principal du roman :
"Son sujet lui avait été fourni par un rêve dont l'insistance à se reproduire lui semblait un avertissement. D'une nuit à l'autre, le décor variait légèrement, mais la même impression de joie incommunicable s'en dégageait. Masson approchait d'un jardin à l'abandon, désert, touché par la lumière d'été. Sa porte vermoulue était ouverte, mais il n'éprouvait pas l'envie d'y pénétrer ; il lui suffisait de savoir que ce jardin existait et de le contempler jusqu'à ses limites perdues dans les broussailles, entre des bassins et des kiosques en ruine. [...] Puis, à un moment donné, il se trouvait à l'intérieur du jardin, bien qu'il n'ait jamais eu conscience du passage. Une paix surnaturelle l'entourait, un bonheur sans équivalent dans la veille. Ce sommet dans la joie annonçait la fin du rêve ; de toutes ses forces Masson s'accrochait à l'image du jardin désert, mais celui-ci se défaisait inexorablement, par lambeaux, devant lui en dérobant son énigme ensoleillée."
C'est pour tenter de fixer ce rêve, faute d'en résoudre le sens, que Masson s'emploie à le transposer sur la toile. Par deux fois, il échoue et détruit ses tentatives avant de parvenir à quelque chose qui le satisfasse :
"Masson était parvenu à rendre sensible l'insolite répit qui stagnait sur ces ruines et ces bosquets confits dans la chaleur. Au fond, une porte, semblable à la première, s'ouvrait sur un second jardin, suggérant l'idée d'un labyrinthe prolongé jusqu'à l'horizon"
Voici donc la fameuse porte au fond du jardin de Vivonne, ce nom dont nous avons identifié l'origine proustienne, Proust dont une phrase est en exergue du Seuil du jardin : "Cette incompréhensible contradiction du souvenir et du néant." Élément de phrase plutôt car la phrase complète, issue de Sodome et Gomorrhe, est celle-ci : "Pourlapremièrefoisjecomprisqueceregardfixeetsanspleurs (cequifaisaitqueFrançoiselaplaignaitpeu) qu’elleavaitdepuislamortdemagrand’mèreétaitarrêtésurcetteincompréhensiblecontradictiondusouveniretdunéant."Cette "porte qui donne sur une autre dimension, une éternelle après-midi d'été où le temps est dompté" trouve un écho dans la notice de présentation du Seuil du jardin dans l'édition du Livre de poche avec laquelle je l'ai découvert : "C'est peut-être qu'à travers ce récit l'auteur touche à l'un des rêves les plus fous de l'homme, arrêter le temps sans doute pour mieux le retenir. Et ces terres lointaines où il nous mène ne sont-elles pas celles du "temps suspendu" si proches de celles du "temps retrouvé" ?"
Ce qui me semble tout aussi essentiel que cette idée du temps suspendu est ce motif de la joie qui s'attache au rêve du jardin, cette joie incommunicable, cette paix surnaturelle qui l'accompagnent. U ne joie qui est aussi le trait caractéristique d'Adrien Vivonne. Le poète est un être de joie. Son biographe, Alexandre Garnier, parle de cette "étonnante joie de vivre qui fut la sienne, malgré de nombreuses vicissitudes dans une époque sombre, et qui le devint de plus en plus."(p. 70) "Beaucoup, ajoute-t-il, se sont heurtés à ce mur invisible de la joie d'Adrien Vivonne (...). Ainsi la joie d'Adrien Vivonne semblait pouvoir être la nôtre par sa clarté, sa transparence, son évidence, jusqu'au moment où elle nous renvoyait à nous-mêmes, brutalement, au point parfois de susciter des haines irréductibles, mais j'anticipe." Garnier veut voir un lien de cause à effet entre la joie de Vivonne et sa naissance aquatique, dans une clinique expérimentale de Rouen, mais il émet aussi une autre hypothèse en soulignant que pendant ses "neuf mois d'apesanteur amniotique, les sons qui lui parvinrent furent les voix des Marvelettes, des Shirelles, des Monotones, de Dion et des Belmonts, de Marvin Gaye, d'Otis Redding, ce fut le son Motown, Stax et toutes ces choses qui, à titre personnel, m'agacent prodigieusement. Mais ces airs coulèrent dans le sang d'Adrien Vivonne et furent son paysage sonore originel." (p. 94)
Et il considère cette seconde hypothèse confirmée par "Retrouvailles", un poème en prose écrit après la l'écoute pour la première fois de manière consciente de la chanson Wonderful World de Sam Cooke, dans la lit d'Agnès Villehardouin, rue Saint-Nicolas, "alors qu'ils viennent de faire l'amour et que le désordre des draps dans le silence d'un dimanche de 1982 les enchante." Pour Garnier, c'est évident : "pour qu'une chanson provoque en lui une telle extase, c'est qu'elle avait été écoutée par ses parents, le soir où ils le conçurent dans l'appartement de la rue Lézurier-de-La-Martel, lors d'un réveillon en tête-à-tête de Noël 63."
Cette joie n'est pas du goût de tout le monde, on l'a bien senti à travers les réserves de son ami et éditeur Alexandre Garnier, à commencer par celui-ci qui, au cœur du désastre climatique et social qu'il subit de plein fouet, doit bien finir par s'avouer à soi-même sa détestation de Vivonne. Une jalousie féroce, asphyxiante, "une jalousie existentielle, Vivonne réussissait là où Garnier avait échoué : la poésie. Parce que pour le reste, Vivonne n'avait rien, ne vivait de rien mais ce sale con était si heureux, si libre. Ce n'était pas supportable, ce putain de bonheur avec mille euros par mois, dans une chambre de bonne près de la gare du Nord, rue de Maubeuge." (p. 172) Et Garnier fit en sorte que Vivonne ne trouve pas son public, publiant ses recueils mais s'arrangeant pour qu'ils demeurent confidentiels, faisant capoter une demande de traduction aux États-Unis en réclamant des droits démesurés. Et pourtant, ce n'est pas faute d'avoir éprouvé l'effet de l'écriture "bleutée, douce, heureuse" d'Adrien :
"Lorsque, des années plus tard, Garnier avait reçu le manuscrit de D'autres îles qui évoquait la première fugue importante de la vie d'adulte de Vivonne, avec Agnès Villhardouin, il avait vu lui aussi la porte au fond du jardin. Il s'était refusé à la franchir par pure bêtise, cet autre visage de la jalousie." (p. 177)
Cette révélation à soi-même fait l'effet d'une bombe chez Garnier. Il se persuade alors de ressusciter Vivonne, de lui rendre justice d'une façon ou d'une autre, et il va alors partir à sa recherche, et tenter d'écrire sa biographie.
Dans Andreï Roublev (tourné en 1966, donc l'année de publication du Seuil du jardin), un personnage tient lui aussi le flambeau de la jalousie : c'est Kirill, autre moine peintre d'icônes. C'est Kirill qui rend visite au vieux peintre Théophane dit le Grec, et qui, après avoir brièvement fait l'éloge de son ami Roublev, tente de convaincre Théophane de l'accepter dans son atelier pour
réaliser des fresques dans l'église cathédrale de la Sainte-Annonciation à Moscou.
Mais quand les moines du monastère Andronikov reçoivent un émissaire de Théophane, c'est Andreï et non Kirill qui est prié de le rejoindre. Kirill, jaloux, quitte alors la vie monacale pour le monde séculier, tandis qu'Andreï, accompagné du jeune apprenti Foma, part pour Moscou.
Dans le tableau précédent, c'est le même Kirill qui avait dénoncé un bouffon aux soldats. Les trois
moines peintres d'icônes, Andréï, Kirill et Daniil, avaient demandé
l'hospitalité, le temps d'un orage, dans une pièce où tous les habitants étaient réunis et où un skomorokh *faisait le spectacle en se moquant des boyards. Appréhendé, assommé contre un arbre, il est emmené par les cavaliers. On le retrouvera beaucoup plus tard, à Vladimir, sur le chantier de la cloche, où il accusera injustement Andreï de l'avoir vendu aux soldats (et au moment où il est menacé par la hache tenue par le
bouffon, il est sauvé in extremis par Kyrill, l'auteur de la trahison).
Les trois moines (Kirill est à droite, Andreï au centre)
Kirill chez Théophane le Grec
Dans le septième tableau, Le Silence (hiver 1412), où Roublev est revenu au monastère Andronikov (il a renoncé à peindre et a fait vœu de silence), Kirill se représente et supplie le père supérieur de le réintégrer. Sa
demande est acceptée, mais en pénitence il doit recopier quinze fois les
Écritures. Il retrouve Roublev et manifeste ses remords : "la jalousie me rongeait." C'est dans cette séquence que Kyrill, comme s'il était la voie de la
conscience de Roublev, dit : "c'est un péché de ne plus peindre."Mais il faudra attendre l'épisode final de la cloche pour que Roublev renoue avec sa vocation.
Le film de Tarkovski joue aussi beaucoup sur le symbolisme puissant de la porte, comme le montre Cinémancie, un site que j'ai découvert en rédigeant cette chronique. Mais il y a là tant à lire et à explorer encore que je remets l'affaire à une prochaine fois.
_______________________
* Les skomorokhs étaient des amuseurs
publics, à la fois musiciens, acteurs, chanteurs, danseurs qui furent
persécutés à partir du XVe siècle lorsque l'Église a vigoureusement propagé sa conception de vie ascétique. (Wikipedia)
En présentant naguère le principe de sérialité de Paul Kammerer, j'argumentais en affirmant que les véritables synchronicités étaient plutôt rares. Comme pour me faire mentir, j'en observai une samedi 16 septembre avec l'écrivain Daniel Rondeau, présent en même temps sur mon Ipad et sur l'écran de télévision. Or ce jeu de miroirs s'est reproduit une semaine plus tard, samedi 23. Les enfants regardaient une émission ( pour être précis, elle portait sur l'homme augmenté, Scientastik, France 4) tandis que je terminais la lecture de La promenade imaginaire, d'André Hardellet, son dernier essai. L'émission terminée, je bascule sur Arte et les dernières minutes d'un documentaire-fiction sur les sorcières de Salem :
On sait que la sorcellerie est un thème récurrent dans ces pages. Or, au même moment, je suis parvenu à la page 144 du livre d'Hardellet, et, alors qu'il n'a nullement été question de sorcellerie dans les pages antérieures, voici soudain que surgissent les sorcières, comme par enchantement, si j'ose dire...
"Parfois, au cours d'une soirée, j'ai l'intuition que, soudain, le vent change ; quelqu'un, croirait-on, s'est chargé à notre place de donner le coup de pouce providentiel et a ouvert toutes grandes les portes d'une féerie tenue cachée. L'air qui pénètre dans la pièce vient de lointaines clairières foulées par les sorcières d'Hans Baldung et, levant les yeux, vous découvrez devant vous le visage d'une femme irretouchable (c'est rarissime mais cela se produit quand même parfois). A l'instant, un ami pose sur l'électrophone l'enregistrement que vous désirez précisément entendre, un autre vous tend le verre de champagne dont vous aviez envie. Votre sabbat personnel peut commencer..." [C'est moi qui souligne]
Moments magiques que l'on ne saurait provoquer ni prévoir, qu'il faut juste vivre pleinement car leur nature est d'être éphémères. Ces synchronicités tiennent de la féerie - je reprends le mot employé par le poète -, le monde est à nouveau enchanté. Saut soudain d'une carpe dans l'étang endormi.
Hans Baldung Grien, Le Sabbat des sorcières, gravure, 1510.
Ce fut d'abord l'incrédulité qui domina, non, ce ne pouvait pas être possible, puis je fus traversé par une onde de tristesse qui me fit littéralement reculer dans le canapé où j'étais installé. Agnès Varda était morte. J'avais tellement tourné autour de son oeuvre ces derniers temps, tellement affronté justement ce que cette oeuvre portait comme méditation sur la mort, que ce soit avec Cléo de 5 à 7 ou Sans toi ni loi, que la nouvelle soudaine de sa disparition résonnait presque de manière trop cohérente, trop logique. Et en même temps, malgré ses 90 ans, on n'imaginait pas un instant que cet être vif et fantasque, éternellement curieux de la vie et des autres, était si proche de la mort.
Sur le programme que je m'étais fixé à La Bourboule, sur un petit carnet orange, il me restait un article à écrire, et qui devait traiter précisément, encore une fois, d'Agnès Varda. Le temps est donc venu de s'y mettre, et puisse cela tenir lieu d'hommage à la grande petite dame.
Signaler tout d'abord qu'elle apparaît dans Alluvions le 7 août 2014, dans le billet Dernières nouvelles du martin-pêcheur. C'est le titre d'un récit de Bernard Chambaz, relatant sa traversée à vélo des Etats-Unis, de la Côte est à la Côte ouest, du cap Cod à Los Angeles, voyage effectué deux décennies plus tôt, avec leurs trois fils. Le cadet, Martin, en avait gardé un « souvenir éclatant » : c’est ce qu’il avait dit à son père lors de leur dernière conversation avant sa mort, à 16 ans, dans un accident de voiture. Chambaz reprend la même route le 11 juillet, pour le dix-neuvième anniversaire de son décès, traquant les coïncidences, se
mettant aux aguets de signes que son fils pourrait lui envoyer, "tel ce
martin-pêcheur, animal totem de l'adolescent, "cet être léger que la nature semble avoir produit dans sa gaieté", qui se manifeste à l'heure exacte de la mort du garçon, au moment du départ, le 11 juillet."
Le périple de Bernard Chambaz et de sa femme s'achevait donc dans la Cité des Anges, Los Angeles, le 21 août 2011, sur une plage venteuse où s'étaient échoués une dizaine de phoques.
"Or, écrivais-je alors, voici que le film, que j'ai téléchargé aujourd'hui sur Mubi avant
qu'il ne disparaisse, se déroule aussi à Los Angeles. Il s'agit du Documenteur, d'Agnès Varda, réalisé en 1981. En voici le synopsis :
"Documenteur raconte l’histoire d’une Française à Los Angeles, Émilie, séparée de l’homme qu’elle aime, qui cherche un logement pour elle et son fils de 8 ans, Martin. Elle en trouve un, y installe des meubles récupérés dans les déchets jetés à la rue. Son désarroi est plus exprimé par les autres qu’elle observe que par elle-même, vivant silencieusement un exil démultiplié. Elle tape à la machine face à l’océan. Quelques flashes de sa passion passée la troublent et elle consacre à son fils toute son affection."
Le fils qui s'appelle Martin, joué par le propre fils d'Agnès Varda,
Mathieu Demy, voilà qui est troublant. D'autant plus que le film montre,
dès son entame, précisément la plage, et Martin qui demande à sa mère
une canne à pêche. Celle-ci étonnée : "Je croyais que ça te dégoûtait,
la pêche ?", et lui de répondre : "Je voudrais être un pêcheur qui ne
prend pas de poissons." Martin pêcheur, donc. Sans poissons.
En novembre 2011, l'année donc du voyage de Bernard Chambaz, Mathieu Demy sort son premier film, Americano, qui est en quelque sorte la suite du Documenteur. Il y joue Martin, qui revient trente ans plus tard à Los Angeles, après la mort de sa mère. Dans ce film, il inclut de nombreux extraits du Documenteur.
Cette apparition de Varda sur Alluvions en 2014 coïncide donc avec cette thématique de la jeunesse adossée à la mort, si prégnante, on l'a vu, dans Cléo de 5 à 7. S'il faut maintenant attendre 2019 pour revoir Varda sur le site, c'est le 30 septembre 2017 qu'apparaît le peintre inspirateur de Cléo, Hans Baldung Grien, avec # 234/313 - Le vent change.J'y faisais état d'une synchronicité tout à fait exemplaire entre un documentaire d'Arte sur les Sorcières de Salem et une page de La promenade imaginaire d'André Hardellet que je lisais au même moment :
"(...) parvenu à la page 144 du livre d'Hardellet,
et, alors qu'il n'a nullement été question de sorcellerie dans les pages
antérieures, voici soudain que surgissent les sorcières, comme par
enchantement, si j'ose dire...
"Parfois, au cours d'une soirée, j'ai l'intuition que, soudain, le vent change
; quelqu'un, croirait-on, s'est chargé à notre place de donner le coup
de pouce providentiel et a ouvert toutes grandes les portes d'une féerie
tenue cachée. L'air qui pénètre dans la pièce vient de lointaines clairières foulées par les sorcières d'Hans Baldung et, levant les yeux, vous découvrez devant vous le visage d'une femme irretouchable (c'est
rarissime mais cela se produit quand même parfois). A l'instant, un ami
pose sur l'électrophone l'enregistrement que vous désirez précisément
entendre, un autre vous tend le verre de champagne dont vous aviez
envie. Votre sabbat personnel peut commencer..." [C'est moi qui souligne]
Moments magiques que l'on ne saurait provoquer ni prévoir, qu'il faut
juste vivre pleinement car leur nature est d'être éphémères. Ces
synchronicités tiennent de la féerie - je reprends le mot employé par le
poète -, le monde est à nouveau enchanté. Saut soudain d'une carpe dans
l'étang endormi."
Hans Baldung Grien, Le Sabbat des sorcières, gravure, 1510.
Notons en passant que l'on retrouve dans cette gravure de Baldung Grien, cette nudité féminine si prisée chez Agnès Varda (encore présente dans l'affiche du Documenteur).
Enfin, dernier élément important de l'univers vardien déjà cité dans Alluvions plus récemment, le Parc Montsouris.
Il est fait mention du parc dans l'article du 3 avril 2018, L'embouchure du temps. Titre d'un ouvrage autobiographique de Cécile Reims, paru en septembre 2017 au Temps qu'il fait. Elle y évoque, écrivais-je, avec force et lucidité les dernières années au côté de Fred Deux,
son compagnon (c'est ainsi qu'elle ne cesse de le désigner dans
l'ouvrage) de plus de six décennies, et le temps d'après sa disparition.
Le passage que je vais citer vient immédiatement après le rappel du feu
créateur qui animait l'artiste Fred Deux, ce "religieux sans religion", qui dessinait, écrivait-il, "pour faire reculer la mort", qui devait "aller plus loin, toujours plus loin, ne pas laisser la main devenir servante de l'habitude". Mais ce jour-là, il n'a plus envie et Cécile lui propose d'écouter de la musique :
"Je me suis assise à ses côtés et, ensemble, nous avons écouté le
violoncelle dispenser les notes que mon compagnon, dans un autrefois
bien antérieur au naguère, faisait naître en pinçant les cordes de sa
guitare.
Comment en était-il arrivé à désirer posséder cet instrument et à y
parvenir, je ne me souviens pas, mais je garde le souvenir de nos
sorties au parc Montsouris tout proche, où sortant de sana, je venais
"prendre l'air". Là, avec un bâton, j'avais tracé dans le sable, une
portée, avec une clef et des notes. Je n'en savais pas plus." (p. 54)
Ceci fut le premier élément d'une constellation symbolique qu se construisit autour du parc Montsouris, réunissant Yannick Haenel, Nicolas de Staël, le film Dernier domicile connu de José Giovanni et Hélène Cixous. Puis le 6 avril tomba la nouvelle de la mort de Jacques Higelin. Deux jours plus tard, j'écrivis un nouvel article :
"Jacques Higelin est mort. Cette nouvelle, hier 6 avril, avait
quelque chose de sidérant. Parce qu'il était si formidablement vivant,
parce que même s'il avait vieilli et si sa crinière folle avait blanchi,
personne ne pensait à dire de lui qu'il était vieux, il était
difficile d'imaginer que la mort ait pu le rattraper. Et pourtant, bien
sûr, elle l'avait fait, la camarde avait pris rendez-vous en ce début de
printemps.
Et j'avais envie de réentendre sa voix, de le mieux connaître encore car
je savais bien que je ne l'avais pas suivi très régulièrement, j'avais
acheté quelques albums mais pas tous, je l'avais vu en concert, mais
deux fois seulement, la dernière c'était au festival Darc à Châteauroux,
où il était en solo ou presque. Et puis, allant donc sur la notice Wikipédia, égrenant la liste des albums, je découvre qu'en 1988, dans l'album Tombé du ciel, la quatrième chanson, dédiée à son père, est Parc Montsouris. Le même parc Montsouris dont je parlais ici le 3 avril, dans L'embouchure du temps. Comment deviner alors qu'il était lui aussi dans l'embouchure du temps ?
Et, à vrai dire, je me suis souvenu d'avoir croisé cette référence dans
la notice Wikipédia consacrée au parc, mais je n'y avais prêté plus
d'attention que ça. Et cela montre bien que j'étais loin d'être un fan
absolu car la chanson je ne la connaissais pas.
Et pourtant, en l'écoutant, je compris vite que ce n'était pas une
chanson quelconque, non, c'était même l'un des joyaux de son répertoire."
Ça commence ainsi : "Le Parc Montsouris c'est le domaine
Où je promène mes anomalies
Où j'me décrasse les antennes
Des mesquineries de la vie"
Et ça finit comme ça :
Je vis pas ma vie, je la rêve
Le soleil fait la grève et moi aussi
C'est comme une maladie
Que j'aurais chopé quand j'étais tout petit
Et qui va pas m'lâcher avant qu'elle m'achève?
Je vis pas ma vie, je la rêve, c'est le titre qu'il donnera au récit autobiographique écrit avec Valérie Lehoux (Fayard, 2015).
Et je poursuivais ainsi :
Est-elle fortuite cette coïncidence de la disparition du chanteur avec
l'émergence du motif du Parc Montsouris ? Faut-il encore une fois se
contenter de lui accoler l'adjectif "troublante" et passer son
chemin ? Mais l'inverse n'est-il pas péché d'orgueil ? N'est-il pas
extravagant de relier l'obscure méditation d'un provincial à la destinée
d'un grand de la chanson française ? D'un grand qui écrivait pourtant :
"Les artistes sont des plaques sensibles mettant en relation des
choses qui n’en ont aucune. Je me sers de tout ce qui traîne sur la
planète, de tout ce qui me tombe sous la main. Il faut vivre les choses
pour les comprendre, et quand on les vit, on ne se les explique pas. Ce
qui est fait est fait, ce qui est dit doit être fait, ce qui est fait
était écrit. (…)" Prétention encore de revendiquer si peu que ce
soit ce terme d'artiste ? Pensée magique ? Mais comment passer sous
silence (j'avais écrit d'abord "penser", beau lapsus : penser sous silence)
que c'est la mort aussi qui forme le terreau du thème du parc
Montsouris ? De Cécile Reims relatant les derniers temps de la vie avec
Fred Deux, celui qui dessinait pour faire reculer la mort, à
Hélène Cixous narrant les derniers mois de l'agonie de sa mère, le
passage n'est-il pas aisé avec ce fou furieux de la vie qui déclarait : "La camarde, j’y pense tout le temps, depuis toujours.
Après tout, la première chanson que j’ai écrite et composée, à la fin
des années soixante, s’intitulait : « Je suis mort, qui dit mieux ? » " ?
La mort qui est aussi inscrite fortement dans l'histoire même du parc : "Le site choisi se situe sur les anciennes carrières
désaffectées de Montsouris. L'aménagement de ces carrières posa de
multiples problèmes. Ce lieu avait été utilisé pour y transférer et y ensevelir les 813 tombereaux d’ossements que l'on avait dû retirer du cimetière des Innocents lors de sa fermeture définitive." [C'est moi qui souligne]
Il est une heure du matin, mais j'ai commencé à écrire cet article le 7 avril.
C'est le 7 avril 1786 que le transfert des ossements a eu lieu. C'est sur cet événement qui ne dit rien à personne que Philippe Muray commence son énorme et hirsute Histoire du XIXème siècle à travers les âges. Il y voit pourtant la scène primitive, "l'acte inaugural d'où va sortir une civilisation tout armée."
Ceci dit, il ne faudrait surtout pas rester sur une vision macabre de ce parc Montsouris, car c'est aussi tout aussi bien le lieu de la vie, avec ses pelouses inondées de la lumière de ce premier jour d'été : c'est là que Cléo rencontre Antoine, le soldat en permission qui va retourner en Algérie, un jeune homme plein d'humour qui va lui apporter un réconfort inespéré. "Cet homme
curieux de tout, écrit François Giraud, aime partager sa culture avec sa charmante
interlocutrice sur telle variété d’arbre ou sur les résonances
sémantiques de ses deux prénoms, Cléo et Flore : « Florence, l’Italie, la Renaissance, Botticelli, une rose. Cléopâtre : l’Egypte, le Sphinx, et l’aspic, une tigresse..."
Et aucune autre image ne saurait mieux exprimer la complicité narquoise de l'artiste Varda avec la peinture de la Renaissance que cet autoportrait de 1960 qui la représente devant un tableau de Bellini :
" Quelle noblesse y a-t-il à rafistoler un tas de vieilles tables et de vieilles chaises ? Il est fort possible que ce soit corrosif pour l'âme. J'ai vu trop de successions pour l'ignorer. L'idolâtrie ! Trop se soucier des choses peut vous tuer. Si ce n'est que, si vous vous souciez suffisamment d'une chose, elle prend vie, non ? Et n'est-ce pas leur but, quand elles sont belles, de vous relier à une beauté supérieure ? Ces premières images qui font s'ouvrir votre coeur en grand et que vous passez le reste de vos jours à pourchasser, ou à essayer de retrouver, d'une façon ou d'une autre ? Parce que réparer les vieilles choses, les préserver, s'en occuper, en un sens, il n'y a pas de raisons rationnelles pour le faire..."
Donna Tartt, Le chardonneret, pp. 772-773.
C'est le vieux Hobie, le restaurateur de meubles, homme noble et généreux, qui parle à Theo Decker à la fin du livre. Car j'y suis parvenu à cette fin, après dix-huit jours d'une traversée contrastée, faite de calmes plats frisant l'ennui et d'extraordinaires embardées, qui à elles seules légitiment le voyage. Dans ce livre sombre, avec son personnage principal malmené, orphelin souffrant de stress post-traumatique, plongeant dans l'alcool et l'addiction, aimant une femme sans véritable espoir de retour, entraîné dans une dérive criminelle, perce néanmoins une lumière. Dont quelques personnes, comme Hobie, sont les passeurs. Et sans doute est-il le porte-parole de Donna Tartt quand il explique à Theo la raison qui fait aimer une oeuvre d'art :
" (...) si une tableau se fraie vraiment un chemin jusqu'à ton coeur et change ta façon de voir, de penser et de ressentir, tu ne te dis pas "oh, j'adore cette oeuvre parce qu'elle est universelle", "j'adore cette oeuvre parce qu'elle parle à toute l'humanité". Ce n'est pas la raison qui fait aimer une oeuvre d'art. C'est plutôt un chuchotement secret venu d'une ruelle. Psst, toi. Hé, gamin. Oui, toi." Un bout du doigt qui glisse sur la photo fanée - le toucher du conservateur, un toucher sans toucher, un toucher de la taille d'une hostie entre la surface et son index. "Un choc cardiaque individuel. Ton rêve, celui de Welty, celui de Vermeer. Tu vois un tableau, j'en vois un autre, le livre d'art le place encore à un autre niveau, la dame qui achète la carte à la boutique du musée voit encore tout à fait autre chose, et je ne te parle pas des gens séparés de nous par le temps, quatre cents ans avant nous, quatre cents ans après notre disparition, cela ne frappera jamais quelqu'un de la même manière, pour la grande majorité des gens, cela ne les frappera jamais en profondeur du tout, mais un vraiment grand tableau est assez fluide pour se frayer un chemin dans l'esprit et le coeur sous toutes sortes d'angles différents, selon des modes uniques et particuliers. A toi, à toi. J'ai été peint pour toi." [C'est moi qui souligne]
Je trouve ce passage extraordinaire. Et d'autant plus extraordinaire qu'il vient puissamment résonner avec ces phrases d'André Hardellet que j'ai déjà citées, extraites de son essai Donnez-moi le temps, mais que je redonne ici parce qu'il ne faut jamais regretter de relire et re-relire des fragments aussi éclairants surce qui véritablement représente ce sel de la vie qu'évoquait si bien Françoise Héritier :
"En marchant, je laisse le hasard me poser la main sur l'épaule ; tout à coup, ça fait tilt,
je brûle. Un arbre, un balcon, un angle de rue, à côté desquels
j'allais passer indifférent, se détachent, subissent une étrange mise au
point." (...) C'est sans doute bien peu au cours d'une existence, mais
ces secondes paradisiaques sont d'une intensité telle qu'on ne peut les
oublier ; cela n'est comparable qu'à un orgasme spirituel qui irait
croissant jusqu'à la perte de conscience, et l'expression mourir de joie
prend ici toute sa valeur. (...) Quelques mots encore : toutes les
descriptions que j'ai lues des "voyages" procurés par le L.S.D., le
peyotl, etc., marquent clairement la différence avec mes petites
excursions personnelles : les hallucinogènes vous introduisent dans un
univers fantastique où, d'ailleurs l'enfer côtoie le paradis. Au
contraire, dans mon cas, tout reste conforme, ou presque à la réalité
que nous connaissons, mais une réalité rectifiée par un maître
incomparable. A tel point que les épisodes les plus heureux de notre vie
ordinaire n'apparaissent que comme des brouillons sans valeur. La
nuance est à la fois sensible et considérable ; ceux qui ont contemplé
le plus moderne des paysages de Vermeer - La ruelle - me comprendront." [C'est moi qui souligne]
Donna Tartt a-t-elle lu Hardellet, auteur peu connu et dont je n'ai pas vu de traductions anglo-saxonnes ? J'en doute. Cela ne rend que plus étonnant cette association entre Vermeer et la ruelle dans le discours de Hobie. Mais achevons celui-ci :
"Et...oh, je ne sais pas, arrête-moi si je radote (il s'est passé une main sur le front) mais Welty lui-même parlait d'objets fatidiques. Chaque marchand d'art et chaque antiquaire les reconnaît. Ce sont ces objets qui apparaissent et disparaissent. Pour quelqu'un qui ne serait pas marchand d'art, il ne s'agira peut-être pas d'un objet. Cela peut être une ville, une couleur, une heure de la journée. Le clou sur lequel ta destinée est susceptible de s'accrocher et de se déchirer.
- Je croirais entendre mon père.
- Eh bien... formulons-le autrement. Qui a dit que la coïncidence était juste la façon qu'a Dieu de rester anonyme ?
- Maintenant vous ressemblez vraiment à mon père.
- Qui peut dire que les joueurs ne sont pas mieux à même de les comprendre que quiconque ? Une partie n'a pas de prix, si ? Le bien ne peut-il pas pénétrer parfois par des portes dérobées ?" (pp. 773-774, c'est moi qui souligne)
Donna Tartt ne donne pas la réponse à la question de Hobie sur la coïncidence. La maxime est souvent attribuée à Albert Einstein mais je me méfie : ce qui est certain c'est qu'avant lui,Théophile Gautier a écrit "Le hasard, c'est peut-être le pseudonyme de Dieu, quand il ne veut pas signer."(La Croix de Berny, éd. Librairie Nouvelle, 1855, lettre III (« À monsieur le prince de Monbert »), p. 28.)
Recherchant l'auteur de cette citation, Dieu, le hasard, ou l'Attracteur étrange m'ont conduit en tout cas vers un bel article d'une blogueuse, journaliste à Europe 1, Margaux Baralon, consacré au Chardonneret. Elle le termine par les derniers mots du livre, pleins d'espérance :
« J’ajoute mon propre amour à l’histoire des amoureux des belles choses, eux qui les ont cherchées, les ont arrachées au feu, les ont pistées lorsqu’elles étaient perdues, ont œuvré pour les préserver et les sauvegarder tout en les faisant passer de main en main, littéralement, leurs chants éclatants s’élevant du naufrage du temps vers la prochaine génération d’amoureux, et la prochaine encore. »
Allant par curiosité sur l'accueil, j'y découvre que le dernier billet, remontant au 9 octobre, a été consacré à Blade Runner 2049, de Denis Villeneuve, jugé moins réussi que "l'excellent Premier Contact", dont elle avait donné une critique au 14 décembre 2016. Film dont je rappelle qu'il constitua le second billet de cette longue chronique.
"Si Denis Villeneuve évite avec habileté de sombrer dans le
larmoyant et le pathétique, c’est parce que le cinéaste, tandis qu’il boucle la
boucle, suggère et ne montre pas. Premier contact devient sur la fin un
film à trous, que le spectateur doit compléter -par ailleurs jolie métaphore du
cinéma, le septième art étant autant affaire de champs que de hors champs, de
vides que de pleins, de présence que d’absence. Le spectateur y parvient, le
procédé marche, parce que le cinéaste ne fait jamais appel qu’à ce qu’il y a de
proprement humain chez chacun d’entre nous pour comprendre les turpitudes
intérieures de son héroïne : la conscience de la mort imminente qui, si forte
soit-elle, n’entrave pas la fureur de vivre."
Encore un indice de ce bouclage sur le début de l'année : ce matin, dans mon fil FB, la revue en ligne Internetactu.net me signale un article de Ted Chiang sur l'intelligence artificielle. Or Ted Chiang (né en 1967) n'est autre que l'auteur de Histoire de ma vie, nouvelle qui a servi de base à Premier Contact. C'est la seule et unique fois de l'année où le nom de Ted Chiang est revenu sur mes tablettes.
Jeudi dernier, à la Grange aux pianos, près de Chassignolles, avait lieu la lecture annuelle de Théatralacs. L'ami Jean-Claude avait choisi un ensemble d'extraits de Fragments du Journal d'un rebellesolitaire de Jean de Boschère, que le pianiste Cyril Huvé, maître des lieux, accompagna avec Scriabine et Chopin (à ce que j'ai crû comprendre, car ma culture musicale bien lacunaire m'ordonne la plus élémentaire prudence). J'avoue n'être pas emballé par la prose bosschérienne, que j'ai découvert voici quelques années déjà : de belles images la parcourent certes, mais je suis saisi assez vite par une sensation d'étouffement. Artiste réfugié à La Châtre pendant la guerre, il y vécut jusqu'à sa mort en 1953 (la notice de Wikipédia n'en souffle mot, tandis que celle de Larousse précise que "C'est au fond de la province française, à La Châtre, que Boschère vécut, solitaire, ses dernières années"- j'aime beaucoup ce "au fond de la campagne française", qui s'ajoute à ce "fin fond du Berry" que j'ai entendu la semaine dernière). Le fond de la campagne française a tout de même honoré la mémoire de celui qu'elle avait accueilli. Et qui ne s'est guère montré reconnaissant dans son écriture, où vous chercherez en vain le berrichon. Car si Jean de Boschère aime à observer faune et flore, pigeons, hérissons, rats, vaches, il accorde en revanche peu d'attention au troupeau de ses congénères. Le titre du livre de souvenirs de sa compagne Elisabeth d'Ennetières est d'ailleurs tout à fait significatif : Nous, et les autres.
Mais qu'importe, la soirée fut belle sous les voûtes rustiques, et l'after fut à l'avenant, avec la traditionnelle galette aux patates de Jackie, une nouvelle fois au-delà de tout éloge. Nous étions près d'une vingtaine dans le grand salon, autant dire que la table n'y suffisait pas. On ramena force chaises et une petite table, et nous prîmes place comme les gosses dans un repas de famille. Le hasard, dans son objectivité maintenant bien connue, me plaça à côté d'un Suisse allemand, goguenard et rigolard, qui nous instruisit, entre autres, de l'origine de l'expression "boire en Suisse".
On sait que le Suisse est, enfin fût, pendant longtemps, mercenaire. Au service du Roi de France ou du Pape, au choix. Et ce depuis le fameux traité de Fribourg, après la bataille de Marignan, où François 1er signa une Paix perpétuelle entre la France et les cantons suisses.
Paix perpétuelle, une idée surréaliste si l'on y songe bien, car je crois bien que c'est le seul exemple de paix perpétuelle jamais signé, et le comble est que ça a réussi, ça a tenu (et ça devrait tenir encore un peu, l'invasion de la Suisse n'étant pas à l'ordre du jour malgré l'évasion fiscale et Jérôme Cahuzac). Que n'a-t-on pas généralisé cette idée de Paix perpétuelle ?
Bref, revenons à nos mercenaires suisses, qui buvaient donc en Suisse, c'est-à-dire qu'ils ne remettaient pas leur tournée dans les tavernes comme on en a l'habitude en France. Est-ce pour préserver leur solde et la ramener entière au pays, ou bien simplement coutume locale ignorante de la ruineuse tournée ? Je ne sais plus.
En tout cas, ce Suisse ne buvait pas en Suisse cette nuit-là. La preuve, il avait même amené deux bouteilles d'excellent blanc.
A un moment donné, je ne sais pas non plus pourquoi, il me parla de Zwingli.
Zwingli, je connaissais, et depuis belle lurette, depuis la plus tendre enfance où j'aimais à parcourir le dictionnaire Larousse, dans l'édition où, comme disait André Hardellet, des jeunes filles étaient employés à souffler sur les fleurs de pissenlit. Dans la section des noms propres, j'aimais commencer par la fin, et dans cette fin, il y avait bien sûr Zwingli, ce prédicateur protestant encore plus radical que Luther.
Quelques jours plus tard, j'ouvre Mourir de penser, le dernier ouvrage de Pascal Quignard, acheté la semaine dernière mais que je gardais en réserve. Bon, j'y jette un oeil, par curiosité, et le premier paragraphe bien sûr me retient :
L'année 699, les Frisons consentirent à se convertir au christianisme. Au mois de mars 700, le premier d'entre eux, Rachord, roi des Frisons, devant l'ensemble de ses tribus, se prépara à recevoir le baptême. Déjà, il était tout nu, il avait mis un pied dans les fonts quand, pris de doute, hésitant à plonger l'autre pied dans l'eau qui était sainte, il demanda, avec inquiétude, au prêtre qui s'apprêtait à l'ondoyer :
- Mais où sont les miens ?
Je lis la suite bien sûr (je ne vous raconte pas), et puis tout le chapitre premier. Et puis voilà, page 12, ce court paragraphe :
Zwingli mourut en s'écriant :
- Vos ancêtres y seront aussi !
Les catholiques le découpèrent en morceaux parce qu'ils désiraient le manger comme une bête sauvage. Myconius s'empara de son cœur et le jeta dans le Rhin de sorte que les catholiques ne le déchirent pas en le dévorant et ne le fassent pas leur en digérant.
La coïncidence est frappante (on ne parle pas de Zwingli tous les jours, vous l'avouerez). Comme je poursuis ma lecture, je parviens au troisième chapitre, que je me retiens difficilement de ne pas citer en entier tant il m'apparaît essentiel. J'en donne tout de même le début, et un peu plus :
Ulysse en haillons est reconnu par son vieux chien Argos.
Homère a écrit, il y a 2800 ans, dans Odyssée XVII, 301 : Enoèsen Odyssea eggus eonta. Mot à mot : Il pensa "Ulysse" dans celui qui s'avançait devant lui.
La scène est bouleversante parce qu'aucun homme et aucune femme sur l'île d'Ithaque n'a encore reconnu Ulysse déguisé en mendiant : c'est son vieux chien, Argos, qui reconnaît cet homme tout à coup. Le premier être surpris à penser, dans l'histoire européenne, est un chien.
C'est un chien qui pense un homme.
[...] Argos, quant à lui, lève les yeux, tend son museau dans l'air, "pense" Ulysse dans le mendiant, remue la queue, couche ses deux oreilles, meurt.
Il pense et il meurt.
Ainsi le premier être qui pense dans Homère se trouve être un chien parce que le verbe "noein"(qui est le verbe grec qu'on traduit par penser) voulait dire d'abord "flairer". Penser, c'est renifler ma chose neuve qui surgit dans l'air qui entoure. C'est intuitionner au-delà des haillons, au-delà du visage barbouillé de noir, au sein de l'apparence fausse qui ne cesse de se modifier, la proie, une vitesse, le temps lui-même, un bondissement, une mort possible."
La suite est aussi forte, et en rapport direct avec les traces de l'autre jour, mais, la nuit étant trop avancée, ce sera pour une prochaine fois.