jeudi 19 septembre 2019

Portrait de la jeune fille en feu

Il se passe quelque chose. Je consigne ici les synchronicités, les résonances, les coïncidences pétrifiantes, qu'importe le nom, qui surviennent presque chaque jour si l'on sait être disponible aux signaux faibles de la réalité. Mais si je dis qu'il se passe quelque chose c'est que j'ai l'impression d'assister ces derniers jours à la manifestation d'une figure plus vaste, plus complexe, plus imposante, qui trouve son point de cristallisation dans ce petit éloge des brumes de Corinne Atlan, mais remonte bien avant dans le temps, jusqu'à ces jours de 2009, où de la lecture tressée de trois recueils de poésie différents surgirent deux verbes : se retourner/oublier.

C'est en allant voir le nouveau film de Céline Sciamma, Portrait de la jeune fille en feu, que cette plongée dix ans en arrière a trouvé soudain sa justification. C'est peu dire si je l'attendais ce film, car avant même sa sortie en salles il s'était invité dans le texte que j'écrivais autour de cet autre film tourné quarante ans plus tôt, en 1979, Flammes d'Adolfo Arrietta. Réalisateur espagnol dont le critique de cinéma Jean-Claude Biette qualifiait l'oeuvre de "cinéma phénixo-logique". Et j'écrivais alors :
"Et sur le site Avoir à lire, rendant compte du livre d'Azoury [entretiens avec Adolpho Arrietta], n'est-il pas étrange de voir, en contrepoint à Flammes et à la couverture d' Un morceau de ton rêve..., l'affiche du nouveau film de Cécile Sciamma, Portrait de la jeune fille en feu, où Adèle Haenel semble, comme le Phénix, s'élever au-dessus d'un nid de flammes ?"

Cet article était le 700ème article d'Alluvions. Et il me plaisait que Céline Sciamma ait placé son film en 1770. Date arbitraire, aucun événement historique ne la justifie. Il fallait se placer avant la Révolution, c'est tout, alors oui, 1770, c'était pour moi comme une promesse. 
Marianne (Noémie Merlant), peintre, doit réaliser le portrait d'Héloïse (Adèle Haenel), une jeune femme qu'on vient de sortir du couvent à la suite de la mort mystérieuse de sa soeur et que sa mère entend bien marier. Mais Héloïse refuse de poser et a déjà usé la patience d'un peintre. Marianne se prête à un subterfuge : passant pour une dame de compagnie, elle se fait fort de mémoriser les traits de la jeune femme pour les transcrire sur la toile. Tout ceci se déroule sur une île ou un promontoire de Bretagne, où pas une goutte de pluie ne viendra ternir la lumière estivale. Ce qui donnera lieu incidemment à quelques plans magnifiques, comme celui-ci, dont journaux, magazines et affichistes se délectent :




Cette femme de dos, seule face à l'océan, le dessin net des ombres sur le sable, l'étagement contrasté des falaises du proche au lointain, la lumière des vagues écumeuses se dressant contre le sombre des roches, impossible de ne pas penser à Edward Hopper, même si aucun tableau précis ne s'impose dont ce plan serait en somme le décalque. Non, c'est bien plus fort : l'esprit du peintre est présent sans qu'il y ait, à ma connaissance, aucune référence évidente (mais je veux bien être contesté sur ce point). Ce qui est singulier, c'est que le plan est très court dans le film. Céline Sciamma ne s'attarde pas, et d'une manière générale, c'est ce qu'elle pratique : de courtes séquences, comme ces traits de fusain qui ouvrent le film, rapides esquisses sur le papier grenu.

Je reviens à l'histoire. Le manège fera long feu, Marianne avouera à Héloïse qu'elle est venue pour la peindre. Le premier tableau ne résistera pas à ses critiques : «C’est moi ? Vous me voyez comme ça ?». Marianne recommencera, consciente qu'elle n'a pas su capter la vie de son modèle. Et de ces jeux de regard, de cette approche chaque jour renouvelée, naîtra la passion, superbement filmée. Passion condamnée à l'éphémère, impossible à poursuivre dans la société d'alors. Et qui trouve un écho dans la lecture d'un passage des Métamorphoses d'Ovide,  l'histoire d'Orphée descendu aux Enfers, où le héros a obtenu d'Hadès de revenir avec Eurydice, à la seule condition qu’il ne pose sur elle aucun regard avant la sortie.
« Ils prennent, au milieu d’un profond silence, un sentier en pente, escarpé, obscur, enveloppé d’un épais brouillard. Ils n’étaient pas loin d’atteindre la surface de la terre, ils touchaient au bord lorsque, craignant qu’Eurydice ne lui échappe et impatient de la voir, son amoureux époux tourne les yeux et aussitôt elle est entraînée en arrière ; elle tend les bras, cherche son étreinte, et veut l'étreindre elle-même, l'infortunée que saisit que l'air impalpable."
"Cette scène des Métamorphoses d’Ovide qu’Héloïse lit aux deux autres un soir près de l’âtre, écrit Ingrid Merckx dans Politis. est un moment clé de Portrait de la jeune fille en feu Pas seulement en raison des reflets des flammes sur leur peau qui apparentent les plans à quelque tableau d’un maître flamand. Pas seulement du fait de l’écho des mots sur chacune : Héloïse (Adèle Haenel) s’enflamme dans sa lecture tandis que Marianne (Noémie Merlant) scrute l’effet sur l’une puis l’autre de ce livre qu’elle a apporté et qui semble être le seul à leur disposition. Mais aussi parce que, la mère d’Héloïse étant partie, elles sont – la jeune peintre qui doit portraiturer la future mariée, celle-ci et la petite servante – seules dans une pièce qui abolit momentanément leurs appartenances sociales et les conventions qui régissent leur relation."

Moment clé encore parce qu'il résonnera au départ de Marianne, à qui Héloïse intimera de se retourner avant de passer définitivement le seuil du manoir.
Moment de questionnement sur le sens du mythe : 
« Mais pourquoi ne respecte-t-il pas la consigne ? » (Sophie, la servante)
"En se retournant, Orphée fait un choix, le choix du poète et non celui de l'amoureux (Marianne )
- Mais c'est peut-être Eurydice qui lui a demandé de se retourner ? " (Héloïse)

Se retourner : le retour sur le verbe émergé en 2009 sonnait pour moi comme une évidence. La boucle était bouclée, ce qui n'aurait jamais été possible sans la lecture de Corinne Atlan, sans sa mention de Tomas Tranströmer, sans la coïncidence avec le Flammes d'Arrietta.
Se retourner pour fixer le souvenir, pour ne pas oublier : le second verbe de 2009 prend sens comme on dit prendre feu. Et si l'on veut bien se souvenir que feu* placé devant un nom indique la nature défunte de l'être désigné, tout ceci apparaît furieusement cohérent. L'amour voué à être perdu apparaît d'ores et déjà à Marianne sous une forme spectrale.


Avant même la vision de ce film, un rêve matinal et une coïncidence de recherche avaient déjà contribué à enrichir la constellation symbolique née des brumes, mais il me semblait qu'il fallait d'abord aller au plus vif, au plus ardent. 
Il se passe quelque chose et cela ne fait que commencer.

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* Feu : "D'un lat. vulg. *fatutus « qui a telle destinée », dér. du class. fatum « destin » (Cnrtl)

1 commentaire:

GranTorino a dit…

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