Alors que j'ai déjà bien du mal à ne pas me perdre dans le dédale de connexions suscité par l'aventure de Thomas Jones, dans le Saisir de Jean-Christophe Bailly, ne voilà-t-il pas qu'un autre fil a surgi ces derniers jours, que je ne puis négliger car il se trouve qu'il fut en d'autres temps longuement au centre de ma réflexion, et que par ailleurs ces deux fils ont fini par converger, rendant la toile encore plus inextricable. Ce que je dis là est bien sûr peu clair, et je vais tenter de démêler tant soit peu l'affaire, mais il y a fort à parier que je n'en viendrais pas à bout en une seule chronique. Bref, nous voilà partis pour une enquête au long cours. Partons donc du jour ou, pour être plus précis, du soir où tout cela a commencé.
Nous étions, ma compagne et moi, en visite chez le Baroudeur, en ermitage dans sa campagne profonde du Boischaut Sud, bien occupé à peaufiner sa thèse sur les savoirs traditionnels et l'automédication des éléphants au Laos (non, ce n'est pas une plaisanterie, comme en témoigne la vidéo en lien ci-dessus). Le Vicomte nous a rejoints pour les libations vespérales et seule une légère averse nous a contraints à finir nos verres dans l'intérieur rustique dudit Baroudeur. Connaissant la passion de ma douce pour les cétacés, orques, baleines et autres cachalots, il avait mis de côté un livre au titre déjà assez étonnant, écrit par un certain Alain Sennepin, "spécialiste des bêtes sauvages" (est-il écrit en quatrième de couverture (il s'intéresse aussi au tigre, comme en témoigne son blog sur le retour du fauve en Europe)).
J'ai trouvé plus tard, une fois revenu à la maison, cette présentation du livre par l'auteur lui-même sur le site de Causeur. Autant vous dire tout de suite que je n'ai guère été convaincu (pas plus que le Baroudeur) par la thèse centrale, à savoir que les cachalots aurait en somme mené une guerre coordonnée contre les navires baleiniers, une "véritable « Première Guerre du Pacifique » d’avril 1820 à janvier 1862". C'est un fait avéré que certains bâtiments ont été coulés sous les coups de boutoir des cachalots, ainsi l'Essex a-t-il fait naufrage le 20 novembre 1820 à la suite de l'attaque d'un grand mâle, mais Sennepin va plus loin en soutenant l'idée que les cachalots se sont stratégiquement entendus pour mener une guerre d'usure à la flotte baleinière américaine. Il évoque "un véritable « iceberg stratégique », à vocation essentiellement défensive et protectrice, pleinement fonctionnel à l’orée des années 1820. Les destructions de navires, dont le nombre explose à partir des années 1830, dissimulent au regard des baleiniers le cœur du dispositif cétacéen".
Cela amène l'auteur à reconsidérer la contribution à cette histoire d'Herman Melville (qui s'inspira effectivement du naufrage de l'Essex) : "Son roman Moby-Dick, publié en 1851, est le récit d’une défaite qui vient d’advenir. Légende des légendes, mythe fondateur des États-Unis d’Amérique, monument d’architecture littéraire aux étranges reflets marmoréens, il met en lumière la partie immergée de l’Histoire, la face cachée du Monstre. Il est le miroir de la Première Guerre du Pacifique, dont on peut retrouver intégralement les principaux épisodes et acteurs."
Ayant ici beaucoup écrit autour de Moby Dick, il va sans dire que je fus intrigué par cette vision nouvelle de ce livre majeur, aussi ai-je lu dès le lendemain l'essai d'Alain Sennepin. Sans partager, je l'ai dit, sa thèse centrale, je recueillis néanmoins des vues dignes d'intérêt, et surtout il me fit connaître la stimulante étude d'Emmanuel Lézy, géographe*, maître de conférences à l’université Paris X – Nanterre, « La Saison et la ligne » ou Moby-Dick, une leçon de géographie métisse.
C'est cette étude, seize pages seulement mais d'une richesse énorme, que je me promets d'explorer dans une autre chronique à venir.
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* C'est la seconde fois en peu de temps que nous croisons la route d'un géographe. Pour Thomas Jones, c'était Alexis Metzger (dont je vois qu'il a publié en 2018, L'hiver au Siècle d'or hollandais : Art et climat, Presses de l'Université Paris-Sorbonne).
3 commentaires:
De la part d'Alain Sennepin. Je viens juste de découvrir votre page blog concernant mon livre sur les cachalots.
Je ne sais si ce qui suit est susceptible de vous faire changer d'avis sur la thèse principale de mon ouvrage, en tout cas, pour information peut-être utile : de nouveaux éclairages ont permis d'établir qu'il existe des racines préhistoriques (Pleistocène) à ce sens de l'organisation si particulier de ces animaux pour la survie...
http://europe-tigre.over-blog.com/2020/01/patience-et-longueur-de-temps.html
http://europe-tigre.over-blog.com/2020/11/le-mirage-de-l-essex-ou-une-chronique-de-la-nuit-des-temps.html
...et ont cautionné scientifiquement ma thèse, aussi bien sur le plan de l'efficacité défensive et offensive des cachalots que sur l'importance sociale mésestimée des mâles (voir dans la page suivante, à partir du paragraphe "Melville et Sarano" qui référence et détaille les découvertes du premier trimestre 2021 réalisées par François Sarano sur le rôle social inattendu des mâles, et les résultats des travaux de Hal Whitehead concernant l'efficacité des cachalots dans leur conflit avec les baleiniers).
https://europe-tigre.over-blog.com/2021/03/sommets-et-precipices.html
Il est donc désormais explicite que, si l'histoire du tigre du Nord relève continûment de la géopolitique humaine, depuis au moins la fin du XVIème siècle et l'invasion de la Corée par Hiyedoshi, le cachalot a bel et bien, quant à lui, un Esprit Thalassopolitique.
Par contre, articuler une partie de "Moby-Dick" d'Herman Melville sur une victoire d'un cachalot balafré au large des côtes du Japon à l'automne 1842 s'avère, en définitive, probablement infondé :
http://europe-tigre.over-blog.com/2021/03/open-questions-about-a-journalistic-enigma.html
https://europe-tigre.over-blog.com/2021/12/the-questions-remain-open.html
Je vous félicite, par ailleurs, pour la qualité de vos recherches et leur caractère souvent très fécond littérairement... J'ai évoqué Godzilla dans mon livre mais j'ignorais tout de l'épisode du "dragon chanceux" que vous avez mentionné il y a quelques jours... Soyons donc bienheureux de pouvoir marcher "dans le fouettement furieux des ailes de l'Ange" comme le dit Giono en inventant une biographie fictive de Melville derrière laquelle se dissimule la sienne propre...
Cordialement.
Alain Sennepin
Bonsoir,
Je vous remercie vivement pour votre passage ici, et d'avoir pris le temps d'un commentaire très détaillé. Je n'ai pas encore eu le temps de lire attentivement les textes en lien que vous indiquez, mais je ne manquerai pas de le faire. Je ne sais pas si mon avis changera sur la pertinence de votre thèse, mais mon sentiment n'a en somme que peu d'importance. Votre idée d'une conjuration organisée des cachalots est vraiment fascinante, et je ne demande en réalité qu'à y croire.
Oui, marchons donc avec Giono dans le "fouettement furieux des ailes de l'ange". De Giono et de Melville, je sais que je reparlerai bientôt.
Bien cordialement,
A la bonne heure. Et constatons cette Poésie Performative avec laquelle les grands animaux tracent leur sillon à travers l'Histoire, avec, par exemple, ce foyer de cachalots blancs méditerranéens en formation...
https://europe-tigre.over-blog.com/2021/12/resonance.html
...invitation à une reviviscence de la culture gréco-latine, baume apaisant après les tribulations de ce fils de Poséidon, Polyphème à l'oeil/évent, puis ceux d'Orcaferon, mort le 7 octobre 1943...
https://europe-tigre.over-blog.com/2018/10/une-strategie-de-long-terme.html
Bien Cordialement.
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