mercredi 23 avril 2025

Le cinquième plan de "La Jetée"

                   "Le hasard a des intentions qu'il ne faut pas prendre pour des coïncidences"

 Chris Marker 

Il y a cinq ans, en avril 2020, j'avais consacré un article à Hélène Châtelain, qui venait de mourir. Hélène Châtelain, c'était l'héroïne de La Jetée, le court métrage de Chris Marker sorti en 1962, un chef d’œuvre qui n'a jamais cessé de me fasciner. Aussi, quand j'ai vu qu'Arte diffusait un film documentaire de Dominique Cabrera dont le titre était Le cinquième plan de "La Jetée", je ne pouvais manquer cela pour rien au monde. Et je n'ai pas été déçu : tous les thèmes qui tissent mes obsessions, les coïncidences, le temps, la mémoire, le vertige, s'y rencontraient et s'y entrecroisaient. Tout part de la visite à la Cinémathèque du cousin de la réalisatrice, Jean-Henri, pour l'exposition consacrée à Marker en 2018. Un cliché retient son attention : photographiés de dos, un couple et un enfant regardent les avions sur les pistes de l'aéroport d'Orly. 

 

Or Jean-Henri se reconnaît dans ce petit bonhomme en culottes courtes, les oreilles décollées, juché sur la balustrade, comme il lui semble reconnaître la silhouette de ses parents. Cela semble incroyable, mais en cette année 1962, dramatique pour la famille Cabrera, les trois viennent souvent à Orly le dimanche pour tenter de reconnaître d'autres pieds-noirs débarquant d'une Algérie maintenant indépendante. Ce photogramme n'est autre que le cinquième plan de La Jetée.


Cette reconnaissance est-elle véritable ou bien n'est-elle qu'une illusion ? Dominique Cabrera mène l'enquête, interrogeant aussi bien des membres de sa famille que des proches ou d'anciens collaborateurs de Chris Marker. Et d'autres coïncidences tout aussi étonnantes surgiront au fil de l'enquête (ainsi, Dominique Cabrera découvre que Davos Hanich (Bou-Hanich de son vrai nom), qui incarne le héros et alter ego de Marker, est étrangement né à Saint-Denis-du-Sig, le village de sa famille en Algérie).

Mais au bout du compte, cette question ne constitue pas l'essentiel du film, qui est bien plutôt de confronter l'histoire intime d'une famille à la grande Histoire qui impose des ruptures sans retour. Et c'est aussi un superbe hommage à un artiste dont le philosophe Vincent Jacques écrit : "Critique, caustique, plein d'humour et de fantaisie, Marker sait aussi être poétique : se pencher sur l'histoire du siècle visera alors à éprouver le "vertige du Temps"..."*


 Rachid Taha (né le 18 septembre 1958 à Saint-Denis du Sig)

_____________________

* Vincent Jacques, Les médias et le XXe siècle, Le revers de l'histoire contemporaine, Créaphis Éditions, 2018, p. 10.

 

vendredi 18 avril 2025

L' Ombre du vent

J'ai terminé l'article précédent, consacré à Marianne Alphant et à son très beau L'atelier des poussières, par cette référence qu'elle donne de Sebald : "L’écrivain W.G. Sebald qui n’aimait pas les maisons trop propres où l’on maintient un ordre froid, trouvait réconfortant celles dont les occupants laissent la poussière s’installer. Il a raconté dans un entretien l’expérience de paix, de sérénité merveilleuses éprouvée dans une bibliothèque pleine de poussière en attendant un rendez-vous. " 

Or, il m'avait été donné, peu de temps auparavant, de tomber sur cette même association de la bibliothèque et de la poussière. C'était à la lecture de L'Ombre du vent, de Carlos Ruiz Zafón, livre choisi par R., l'un des deux détenus que j'accompagne à la centrale de Saint-Maur dans le cadre de Lire pour en sortir. L'histoire commence à Barcelone, aux premiers jours de l'été 1945, le père du personnage principal, le jeune Daniel Sempere, le conduit au Cimetière des livres oubliés, une gigantesque bibliothèque secrète, dont la description ne peut manquer de faire penser à celle de l'abbaye du Nom de la Rose, d'Umberto Eco. Selon la coutume, celui qui vient ici pour la première fois doit choisir un livre pour faire en sorte qu'il ne disparaisse jamais. Daniel commence alors par déambuler dans "les mystères de ce labyrinthe qui sentait le vieux papier, la poussière et la magie." Bientôt l'idée s'empare de lui qu'un univers infini s'ouvrait derrière chaque couverture : "Est-ce à cause de cette pensée, ou bien du hasard ou de son proche parent qui se pavane sous le nom de destin, toujours est-il  que, tout d'un coup, je sus que j'avais déjà choisi le livre que je devais adopter. Ou peut-être devrais-je dire le livre qui m'avait adopté." (Hasard et destin, ce couple d'opposés me faisait revenir en mémoire à ce chapitre Hasard et destin du livre d'Etienne Klein, Courts-circuits, que j'ai traité naguère dans Il ne faut jamais éclaircir le mystère.) Ce livre, relié en cuir lie-de-vin, c'était L'Ombre du vent, de Julián Carax. On ne s'étonnera pas de retrouver la poussière au moment de son exfiltration du rayonnage : "Libéré de sa geôle, il laissa échapper un nuage de poussière dorée."

 

Plus tard, menacé par un inquiétant personnage qui veut s'emparer du livre, il revient au Cimetière des livres oubliés pour y dissimuler L'Ombre du vent, et évidemment on n'évite pas la mention de la poussière : "Dans des nuages de poussière, diverses comédies de Moratin et un superbe Curial § Güelfa alternaient avec le Tractatus theologico-politicus de Spinoza. En guise d'ultime pied-de-nez, je choisis de faire reposer le Carax entre un annuaire de 1901 des jugements des tribunaux civils de Gerona et une collection de romans de Juan Valera." (p. 99) Ce moment est réévoqué à peu près cent pages plus loin : Daniel, dans l'appartement de son père (lui-même libraire d'ancien), ouvre une boîte en fer-blanc où il range, selon ses dires, toutes sortes de bricoles inutiles mais dont il est incapable de se séparer : "Au milieu de tout ce fatras surnageait le coin de journal sur lequel Isaac Monfort m'avait noté l'adresse de sa fille Nuria, la nuit où je m'étais rendu au Cimetière des livres oubliés pour y cacher L'Ombre du Vent. Je l'étudiai à la lumière poussiéreuse qui passait entre les étagères et les cartons empilés." (p. 190)

Et il semble bien qu'il soit impossible que le livre ne soit pas corrélé à la poussière. Page 231, Daniel revient encore une fois au fameux Cimetière, accompagné par Beatriz, son amoureuse : "Je m'agenouillai près de la dernière étagère et cherchai mon vieil ami caché derrière les rangées de volumes ensevelis sous une couche de poussière brillant comme du givre à la lueur de la lampe. Je pris le livre et le tendis à Bea.
- Je te présente Julián Carax.
-
L'Ombre du Vent, lut Bea en caressant les lettres à demi effacées de la couverture. Je peux l'emporter ? "

Bibliothèque et poussière, j'en trouvai encore hier une autre occurrence en lisant l'entretien avec l'anthropologue écossais Tim Ingold dans Télérama :

 

Enfin, pour conclure sur une note plaisante, je vous invite à visionner La vie privée de Sherlock Holmes de Billy Wilder. A 7'20'', une petite altercation entre Sherlock Holmes et sa gouvernante, Mme Hudson (encore une histoire de domestique) vaut franchement le détour (Merci mille fois à Nunki Bartt, qui m'a envoyé le lien).

 

mercredi 16 avril 2025

Inconnu au bataillon

Oui. Le déplacement, après le retour de la marée, et le mien. Une question surgit du calme, puis avance, d'un pouce à la fois: ce jour a-t-il déjà été, ou émane-t-il des profondeurs, d'une ligne, d'un son ?

Lorsque nous nommons simplement les choses, avec des mots suivis de leur sens, une narration cosmique se produit. La découverte des origines efface-t-elle la poussière? Le miroitement de l'horizon atténue toutes les autres perceptions. Cela me rappelle une enfance de vide, qui m'aura peut-être rapprochée des origines de l'espace et du temps.

Etel Adnan, Déplacer le silence, in Le destin va ramener les étés sombres, Points Poésie 2022, p. 269 *

 

Je dois à Am Lepiq (monsieuye)**, de par son commentaire à Eloge de la poussière, la découverte de Marianne Alphant et de son dernier ouvrage, inclassable, ni roman, ni récit, ni essai ni poème, mais selon l'autrice elle-même, "plutôt une dérive, une quête, un objet hybride". L'Atelier des poussières (P.O.L, 2025) est une merveilleuse évocation de cet objet si peu objet, de cette insignifiance pourtant omniprésente, la poussière, mais aussi, et peut-être même surtout, de celles et ceux en charge de la traquer, de l'effacer, de la faire disparaître (mais elle revient toujours), autrement dit les valets, les bonnes, les servantes, les humbles, les humiliés souvent, trop souvent. Le livre s'achève d'ailleurs par deux listes, celle des valets, qui va d'Almanzor (valet de Cathos et Madelon dans Les Précieuses ridicules)  et Anders (domestique de Kierkegaard) à Vendredi, Wagnière (valet puis secrétaire de Voltaire) et Watt (valet de Jonathan Swift) ; celle des servantes, d'Adèle (servante des Josserand, dans Pot-Bouille de Zola) et Augustine (servante de Jules Renard) à Sophie Bliaux (servante d'Auguste Comte), Susan (servante de Samuel Pepys) et Thérèse Levasseur (ménagère de Jean-Jacques Rousseau). C'est tonique, souvent drôle, impertinent, joyeusement érudit.


 

A la racine de mon attention à la poussière, j'ai dit qu'il y avait Élevage de poussière, la photo de Man Ray et Marcel Duchamp, eh bien, je ne tardai pas à la retrouver, car elle est à la première page chez Marianne Alphant :

Sixième jour de la Création du monde.
Explosion du Tambora dans un nuage de cendre volcanique.
Colère de Jonathan Swift dans une cabane galloise.
Sacrée poussière.
Fertile, chez Pasteur. En élevage sur le Grand Verre de Duchamp. Tourbillonnante chez Lucrèce. Quark et suie, petits corps subtils, raclures d'atomes en pleine vitesse, poudre à priser ou de perlimpinpin, poudre Legras pour les crises d'asthme. 
D'emblée est évoquée aussi cette éruption du volcan Tambora, près de Java, en avril 1815. Éruption cataclysmique qui projeta dans la stratosphère un voile de poussière qui allait filtrer le rayonnement solaire pendant plusieurs années. Longtemps ignoré des livres d'histoire, ce bouleversement climatique fit des millions de morts. Marianne Alphant y revient un peu plus loin : "1816 sera l'année sans été, frozen-to-death, gelée à en mourir. Le froid, la neige, les tempêtes, des déluges,ici, des sécheresses ailleurs, une météo biblique." (p. 17) Ma lecture, voici quelques années, de L'année sans été, de Gillen d'Arcy Wood, avait été une révélation. Il n'était pas anodin de savoir que le Frankenstein de Mary Shelley, par exemple, était une conséquence collatérale du cataclysme : en visite en juin 1816 à Cologny, près de Genève, avec son amant et futur mari Percy Shelley, et ne pouvant sortir à cause de la pluie incessante de cet "été perdu » que décrit son poème Darkness, Byron propose le 16 à ses hôtes d'écrire chacun une « histoire de fantôme » (ghost-story). C'est Mary — alors âgée de dix-neuf ans — qui signa avec Frankenstein ou le Prométhée moderne le texte le plus abouti.    


Collatéral, c'est aussi le nom d'une revue culturelle en ligne où j'ai lu un bel entretien de Marianne Alphant avec Johan Faerber. Le titre reprend une phrase de l'autrice : "
J’avais toujours eu le projet d’écrire sur le ménage, cette activité rituelle, négligée, surtout féminine ».

Elle est née en 1945, comme Annie Dillard, dont j'ai terminé hier Enfance américaine. J'y ai noté un passage qui résonne bien avec L'Atelier des poussières. Elle évoque Margaret Butler, la servante noire de ses parents à Pittsburgh : 

"Tel était le monde que je connaissais. Les femmes faisaient du travail bénévole, s'occupaient de la maison, élevaient les enfants ; elles étaient les gardiennes de la tradition et enseignaient par exemple les différentes manières d'aimer. Ma mère frottait les cuivres, nettoyait les cendriers, montait pieds nus sur le sofa pour accrocher un tableau. Margaret Butler lavait les vitres, qui semblaient couiner sous son chiffon. Ma mère époussetait et frottait les gros philodendrons, tendrement, feuille à feuille, comme si elle lavait des visages de bébés. Margaret descendait l'escalier en soupirant, une corbeille à papiers ou un panier de linge sale dans les bras. Ma mère inspectait les nappes pour un dîner ; elle sortait du placard le dessus de feutre qu'elle dépliait sur la table. Margaret remettait l'aspirateur en marche. Ma mère et Margaret changeaient les draps, les taies d'oreiller.
Puis Margaret nous quitta. A cette époque je la suivais de pièce en pièce, essayant de lui faire cracher le morceau : c'était quoi, être noir ? Elle s'affairait. Rien ne changea. Ma mère nettoyait la cuisinière ; elle dirigeait la maison le dos tourné. Nous entendions des à-coups dans sa voix et voyions la force énergique de son coude tandis qu'elle frottait une petite tache de soupe séchée sur l'émail : elle y mettait toute sa force pour la détacher tout en continuant de demander à Amy qui la conduirait au cours de danse, ou qui me ramènerait du sport. Pas une page de livre ne décrivait le travail ménager, personne n'en parlait ; il n'existait pas. Inconnu au bataillon." (p. 300, c'est moi qui souligne)

A la fin de l'entretien avec Johan Faerber, Marianne Alphant cite le vers de T.S. Eliot, dans The Waste Land, déjà évoqué ici : « Je te montrerai ta peur dans une poignée de poussière ». Elle ne le donne pas dans le livre, pas plus que cette mention de Sebald par quoi elle termine, et qui me réjouit bien sûr : "L’écrivain W.G. Sebald qui n’aimait pas les maisons trop propres où l’on maintient un ordre froid, trouvait réconfortant celles dont les occupants laissent la poussière s’installer. Il a raconté dans un entretien l’expérience de paix, de sérénité merveilleuses éprouvée dans une bibliothèque pleine de poussière en attendant un rendez-vous. Et si le désordre était créateur ? La paix, le silence de la poussière : n’est-ce pas au fond ce dont nous avons besoin pour écrire ? "

________________

* J'ai acheté ce livre par curiosité le 5 avril, je ne connaissais pas du tout Etel Adnan, et je suis tombé ce matin sur L'instant poésie de Wajdi Mouawad, sur France Culture, du jeudi 10 avril, où lecture était donnée de ce poème, où je ne pouvais manquer de frissonner à cette phrase : La découverte des origines efface-t-elle la poussière ? Etel Adnan a 95 ans quand elle compose Déplacer le silence.

** Am Lepiq (monsieuye) est toujours de bon conseil. C'est grâce à lui aussi que j'ai découvert Daniel Sangsue, le diariste des fantômes, collectionneur comme votre serviteur de hasards objectifs.

samedi 12 avril 2025

Bourges à double tour

"A Bourges, j'allais changer d'époque. Je faisais l'expérience de la singularité, une nouvelle façon de voir les choses, un système de valeurs inconnu."

Jean-Paul Kauffmann, L'Accident, p. 265. 

Ce n'est pas la première fois que Jean-Paul Kauffmann évoque son séjour de jeunesse à Bourges, en 1961. Dans son récit précédent, Venise à double tour (Équateurs, 2019), après le compte rendu de son entrevue avec don Antonio, archidiacre du chapitre de la basilique Saint-Marc, il insère, sans qu'il y ait de rapport évident avec ce qui précède, l'épisode de son job de vacances à la cathédrale Saint-Etienne. 

Avant de s'y pencher plus avant, rappelons que Venise à double tour raconte la quête de JPK sur les églises closes de la ville (et elles sont nombreuses). Installé pendant plusieurs mois dans un appartement de la Giudecca, il ne cesse de trouver les moyens pour se faire ouvrir ces édifices qui abritent parfois des œuvres remarquables :"Mon séjour à Venise, je vais le consacrer à forcer les portes de ces sanctuaires. Approcher des administrations réputées peu localisables, régentées par une hiérarchie aussi contournée qu'insaisissable. La burocrazia." (p. 20)

 

On devine déjà que l'affaire ne sera pas simple. Il y faudra bien des rencontres, beaucoup de patience, de l’opiniâtreté même et, parfois, un brin de bonne fortune, pour réussir à pénétrer dans quelques-unes de ces églises de l'ombre et du secret. On suit l'écrivain dans son périple vénitien comme on suivrait un détective un peu foutraque dans un polar poisseux.

Bourges surgit donc sur ces entrefaites aux deux tiers du livre. JPK donne des détails qui n'apparaissent pas dans L'Accident, précisant par exemple qu'il commentait les scènes du Jugement dernier qui figuraient sur le tympan du portail central. "Le portail central ! s'exclame-t-il. Déjà le seuil à franchir pour s'introduire à l'intérieur ! A force d'arpenter les nefs , le sanctuaire n'avait plus de secrets pour moi. J'en connaissais tous les recoins."

Il raconte ensuite qu'il découvre un jour, dans une des chapelles de l'abside, une porte ingénieusement dissimulée au milieu d'une boiserie, qu'il suffisait de faire pivoter pour accéder à un passage donnant accès à tout l'arrière-décor de la cathédrale : "C'est une manie chez moi depuis le début : je veux m'introduire dans les lieux prohibés. "Interdit au public", "staff only", à la vue de ces inscriptions, je ne cherche pas aussitôt à entrer, mais j'essaie d'abord de comprendre ce qui bloque. Où est le code caché ? Quel est le sésame ?" Il rapporte alors comment il entraîne une jeune Berruyère dont il était amoureux dans ce dédale ignoré des touristes : "Nous restions des heures dans l'une des deux tours, alors inaccessibles aux visiteurs. De ce lieu interdit, appuyés à la balustrade, nous regardions, bien au-delà de la vieille cité, les faubourgs et la campagne au loin." Et pourtant, malgré les heures passées, le moment ne vint jamais pour le jeune Breton de déclarer sa flamme. Trop timide, dit-il dans L'Accident. Il est plus prolixe dans Venise à double tour : "L'alphabet occulte des entailles et marquages sur les poutres provenant d'arbres abattus au XIIIe siècle, les chapiteaux grossièrement sculptés de figures monstrueuses, tout ce monde clandestin à la fois nous menaçait et échauffait notre imagination. Aucun bruit. Nous étions intimidés par cet envers de voûtes et de coupoles. Parfois je croisais son regard noir intense et ses yeux moqueurs - ou peut-être méprisants. Attendait-elle un geste de ma part ? Les coulisses de cette cathédrale ont gardé pour moi une charge érotique."

Cathédrale Saint-Etienne (Wikimedia Commons)
 

Je me demande si cette porte dérobée dans une chapelle de l'abside existe toujours, si elle n'a pas été bloquée depuis 1961 (c'est le plus probable). Il est bien tentant d'aller le vérifier, je ne l'ai pas fait jusqu'à présent, mais un de ces jours peut-être...

mercredi 9 avril 2025

Le Chemin du Dragon

"J'ai adoré Bourges et sa cathédrale, les jardins de l'archevêché, les vieilles rues médiévales, son atmosphère balzacienne. Un côté confidentiel et relégué, comme esseulé au milieu de la carte de France. Elle reste pour moi l'une des villes les plus attachantes de ce pays."

Jean-Paul Kauffmann, L'Accident, p. 265

Ces dernières semaines, les thèmes et les motifs s'entrelacent au point qu'il m'est difficile de présenter un tableau clair de la situation. Différentes pistes demandent à être explorées, au risque de la perte et de la confusion. Après l'épisode de l’œil de Pierre Chanteau et de la poussière de Pierre Soulages, je dois en quelque sorte rebrousser chemin et revenir sur ce thème des Rogations suscité par la lecture de L'Accident de Jean-Paul Kauffmann.

Les Rogations furent en effet au cœur d'un article ancien de Fragments de géographie sacrée, écrit par l'ami Robin Plackert. Il citait déjà Philippe Walter, qui les présentait comme une fête agraire où, par « des rites ambulatoires, il s'agit de protéger les récoltes en pleine croissance non seulement à un moment critique de l'année où les risques de gelée n'ont pas encore disparu mais également à une période où la sécheresse peut être dramatique. C'est la saison très redoutée de la lune rousse dont on souligne encore les méfaits dans certains terroirs. Le roux et la rouille* sont d'ailleurs l'aspect dominant de toute la période des Rogations ; ils sont au cœur de ce mythe saisonnier. On notera cependant les silences ou les faiblesses de l'explication liturgique sur certains détails de la fête ( les dragons processionnels ou la triade festive par exemple). » (Mythologie chrétienne, Imago, 2005, p.136)

 

Il signale ensuite que cette fameuse fête n'a pas échappé au regard acéré de celui qui mit en lumière la géographie sidérale des pays d'Oc, à savoir Guy-René Doumayrou, qui mentionne lui aussi les Dragons des Rogations survivant encore en plusieurs cités du Languedoc. Il montre l'existence d'un Axe des Rogations, qu'il rapproche de la visée du premier mai :


 

« On a été tenté de l'appeler « axe du premier mai », parce qu'il vise le lever héliaque aux alentours de cette date. Toutefois, comme on le trouve souvent balisé en ligne droite sur des dizaines, voire des centaines de kilomètres, on ne peut l'associer à une position trop précise du soleil dans sa divagation saisonnière. On peut en revanche, sans craindre d'errer, le mettre en rapport direct avec le temps des Rogations puisque, tout aussi bien, l'ethnologie a déjà revalorisé ce vocable d'origine chrétienne pour désigner le groupe fabuleux, beaucoup plus archaïque, des dragons processionnels que l'on sortait pour célébrer ce « rite » destiné à faire descendre les dons du ciel sur la terre. Axe des Rogations donc, cet orient, dont le trait part du soleil levant au début mai pour s'éteindre avec le soleil couchant du début novembre, sera plus justement encore appelé le Chemin du Dragon. » (Évocations de l'Esprit des Lieux, p. 110)
Un peu plus loin, Doumayrou affirme que « le pays de Mélusine, serpente médiévale, ne pouvait manquer d'avoir le sien, le traversant de Poitiers à La Rochelle en passant par Niort, selon un azimut qui est, cette fois, effectivement celui du premier mai. Mais il est issu de Vézelay où rayonna, quelque temps, un des centres les plus importants de la Chrétienté, en l'honneur de Marie-Madeleine. La pleureuse aux longs cheveux n'était pas un dragon, sans doute, mais c'était une « moins que rien », déchue comme Lucifer, pourtant si fort illuminée par l'amour de l'homme divin qu'elle s'éleva à une dignité qui l'égalait presque à la vierge mère. [...] L'axe Vézelay - La Rochelle, qui frôle Bourges, dont la cathédrale est dédiée à saint Etienne le lapidé, l'homme dissous par la pierre brute, et traverse les marécages de la Brenne, gouffre ombilical des Gaules, pour aboutir à ce port dont le nom, La Roche-Hélios, la Pierre-Soleil, annonce la métamorphose, au bout du pays qu'illustrèrent les miracles de la Mère Lucine, est le chemin d'étoiles de la Femme Perdue, dragon humanisé."(id. p. 112, c'est moi qui souligne)

L'axe  des Rogations est indiqué sur cette carte, filant vers Prague.
 

La mention de Bourges m'intéresse au plus haut point. Outre que la ville a été traitée de nombreuses fois sur ce site, elle est devenue encore plus importante pour moi depuis la rencontre avec E. Cela est la première raison, mais il se trouve également que Bourges occupe tout un chapitre de L'Accident, où JPK évoque son cousin Georges Rousseau, curé de son état, qui convainquit ses parents de lui faire poursuivre ses études dans un pensionnat. C'est le même homme qui lui dénicha "ce qui pouvait ressembler à un job d'été, sauf que je n'étais pas payé. Je fus envoyé à Bourges où se trouvait une antenne de Pax Christi, une association œuvrant pour la réconciliation franco-allemande. Encore la filière catho !" (p. 263) Or, c'est très précisément à la cathédrale Saint-Étienne - celle-là même dont parle Doumayrou -,  que le jeune Kauffmann officiait comme guide dans la journée. Il accueillait les visiteurs à la grange aux dîmes, située en face du portail Nord, où une exposition était consacrée au Miserere de Georges Rouault. A l'époque, il ignorait tout du peintre, mais à présent il affirme connaître par coeur les cinquante-huit planches de la série : "Elles m'ont accompagné tout au long de ma vie. Le souvenir de l'une de ces eaux-fortes dénommée Demain sera beau, disait le naufragé ne m'a pas quitté pendant mes trois années libanaises.. J'en répétais le titre chaque jour - il y avait aussi l'estampe intitulée Le dur métier de vivre -, j'apprenais que l'espoir est une illusion. Il permet de gargner du temps mais ne résout rien. Je ne savais pas que l'univers tragique de Rouault allait s'accorder au mien car ce séjour à Bourges fut placé avant tout sous le signe de la joie."(p. 264)

 

Georges Rouault, Demain sera beau, disait le naufragé, Eau-forte et aquatinte sur papier vélin d'Arches  

Georges Rouault, Le dur métier de vivre, Eau-forte et aquatinte sur papier vélin d'Arches  

Je reviendrai un autre jour sur Bourges et JPK, je voudrais juste terminer en évoquant une autre découverte pendant notre petit séjour à Rodez. Après le musée Soulages et le musée Fenaille avec ses statues-menhirs, nous avions visité le petit musée Denys Puech, et j'avais eu la surprise de tomber sur un autre tableau représentant les Rogations. Jusque-là je n'avais guère trouvé sur le net que le tableau de Jules Breton, or voici que s'offrait à moi La procession des Rogations (La bénédiction des troupeaux) par le peintre aveyronnais Théodore Richard (1848).


 
                           La procession des Rogations (La bénédiction des troupeaux) Détail


_________________

* Le roux et la rouille sont abordés dans l'article Robert le diable ou le Teigneux.

lundi 7 avril 2025

Addi(c)tif à la poussière

La poussière œuvre dans le temps long : combien de semaines a-t-il fallu attendre pour que Man Ray puisse prendre cette photo dans l'atelier de Marcel Duchamp, à New York ? Près d'un siècle plus tard, à Sète, outre-Atlantique, Christian Bobin veut en prononcer l'éloge, se rendant par le train une nuit de Noël chez l'ami Pierre Soulages. J'ai dit comment le thème ne s'est pas imposé par irruption, invasion, effraction, mais par une lente sédimentation dans la conscience, répliquant en quelque sorte son mode physique d'envahissement des surfaces. Les étapes intermédiaires précédant l'avènement bobinesque, je n'en avais donc rien noté, mais j'avais besoin d'y retourner voir, pour m'assurer que je n'avais pas halluciné la répétition pulvérulente. 

Il me fallut revenir à ce récit d'Annie Dillard, la merveilleuse écrivaine découverte en juin 2024, et dont je lisais Une enfance américaine, acheté en février chez un bouquiniste de Saint-Sauveur-en-Puisaye, le village de Colette.



Il est encore question du temps dans cet ouvrage, la quatrième de couverture donne le la : "L'éternité est amoureuse des productions du temps", disait Blake. Annie Dillard, qui grandit à Pittsburgh dans les années 1950, écrit ici les épiphanies qui ont marqué son enfance (...)"

Les chapitres du livre ne sont ni numérotés, ni titrés. Celui qui s'amorce page 60 débute ainsi : "D'un côté, notre jardin était longé par un court chemin à l'abandon et sans issue. Nous ne le voyions pas de la maison ; nos parents avaient planté une rangée de peupliers pour le cacher. J'y trouvai une vieille pièce de monnaie." Annie Dillard raconte comment elle fouillait la terre sous un des peupliers, avec un bâton d'esquimau, quand elle a senti la pièce et creusé pour la dégager. Plus tard, elle la montra à son père : 

Il lut la date, 1919*, et me dit que c'était une vieille pièce, qui valait peut-être plus de dix cents.
Il m'expliqua que le passage du temps avait enterré la pièce ; la terre tend à s'accumuler autour des objets. A Rome, continua-t-il, en se  penchant par la fenêtre de la cuisine tandis que je m'accoudais à un meuble pour le regarder - à Rome, il avait vu de vieilles portes, deux ou trois étages sous terre. Là où autrefois les enfants sortaient directement au-dehors, les visiteurs devaient maintenant gravir deux escaliers pour retrouver la lumière de la rue. Je cessai d'écouter pendant une minute. J'imaginai que, si les enfants de Rome étaient, par je ne sais quel horrible hasard, restés assis suffisamment longtemps sur le pas de leur porte, perdus dans leur pensée au point d'en oublier de bouger, ils auraient été eux aussi enfouis sous la poussière, jusqu'au menton, non, par-dessus la tête ! mais à ce moment-là, bien sûr, ils auraient été très vieux. Ce qui était justement arrivé aux enfants de Rome - et la force de cette image me frappa -, qu'ils soient ou non restés sur le pas de leur porte. [C'est moi qui souligne]

Ce qu'Annie Dillard montre excellemment, c'est bien cette puissance des images forgées dans l'enfance, à travers le plus souvent de minuscules événements comme celui-ci : "Ce furent ces quelques pensées qui m'occupèrent pendant de longues années et laissèrent des traces dans ma vie intérieure." Traces dans l'esprit mais aussi traces dans le corps, dans la mémoire du corps, comme l'illustre cette seconde apparition de la poussière : "C'était mon corps qui connaissait ces trottoirs et ces rues. Mes os me faisaient mal à les parcourir, j'avais le goût de leur poussière brûlante sur mes lèvres écorchées ; leur gravier s'enfonçait dans mes paumes et mes genoux et y restait, bleu sous la nouvelle peau qui se reformait."(p. 146)

Un autre livre, à peine entamé, forma aussi relais vers l'assomption de la poussière. En février encore une fois, je fis l'acquisition de la réédition chez Zoé du Petit traité de la marche en plaine de Gustave Roud


Le premier texte, Adieu, n'est autre que le premier livre de Roud, commencé en novembre 1922, un mois après la publication de la photo de l’Élevage de poussière. Et la première phrase de ce premier livre est celle-ci : 

Route aiguë au cœur du village rose là-bas comme une flèche, ah par pitié rejette sur ta rive ce corps brisé par ta houle de poussière et de parfums, les mains percées de taons et qui étouffe.

*

A contrario de la survenue subreptice du topos de la poussière, voici comment surgit le 3 avril une troublante synchronicité : nous reçûmes ce jour-là du Doc le message suivant : "Bonjour les amis, je vous propose deux pages de l'ami John Berger. Il a écrit un "roman" dont la tactique est inspirée du "Feu pâle" de Nabokov. L'art est sous le feu du forgeron Berger, feu pâle poursuit, hante..."

La photo jointe est la suivante :

Je regarde attentivement, et je réalise alors que le Doc m'a envoyé deux pages du roman Un peintre de notre temps, que je venais précisément d'acheter à un bouquiniste de la Halle au blé dimanche 30 mars, quatre jours plus tôt. Un roman dont je n'avais  jamais entendu parler jusque-là, publié une première fois en 1958, retiré de la vente à cause des tensions de la guerre froide, et réédité en 1976. C'est l'édition française chez Maspero (1978) que j'avais achetée.

 

La coïncidence est d'autant plus incroyable que le Doc lui-même me confia ensuite qu'il ne savait même pas il y a dix jours que ce titre existait dans l’œuvre de Berger. L'édition qu'il avait était un fac-similé, "commandée livre neuf".

Il n'est sans doute pas anodin que deux des livres ici chroniqués soient issus des rayonnages de bouquinistes, en quelque sorte les braconniers du temps des livres. Et je songe tout à coup, en écrivant ces lignes, aux Chasseurs d'André Hardellet, qui donnent le titre de deux magnifiques recueils de poèmes. Dans le premier, édité chez Pauvert en 1966, le poème en prose, Les chasseurs, évoque l'apparition de cinq silhouettes à la lisière du bois des Arpents, "apparition qui semble née spontanément de la substance du taillis, très touffu dans ce secteur."

"Quelqu'un - vous, moi - grimpe au sommet du chêne Capitaine, d'où l'on peut voir la fin des Arpents et les champs qui leur font suite. Il attend, ce quelqu'un. Il attend que la scène se reproduise : le débouché des chasseurs en pleine lumière, l'alerte donnée aux corbeaux, des coups de feu, mais rien. Rien, personne. Le guetteur pourra bien demeurer des heures sur son perchoir, les Arpents ne relâcheront plus ce qu'ils ont capturé. Et pourtant le bois, limité à gauche par les murs de la Tuilerie, se termine à gauche par des coupes où cinq hommes passeraient difficilement inaperçus. [...] Les chasseurs ont peut-être fait halte, tout simplement, en attendant que j'aille les rejoindre lorsque j'aurai appris comment. Et qui sait s'ils ont bougé, depuis, sous le couvert ?"

La magie d'Hardellet, qui réside toujours dans ce jeu avec la suspension du temps, résonne pour moi aujourd'hui avec l'image des enfants de Rome dans le récit d'Annie Dillard.


 

___________

* 1919, année de naissance de Pierre Soulages.

jeudi 3 avril 2025

Eloge de la poussière

« Une photographie est comme une chose qui repose sur le sol et accumule de la poussière, vous voyez, quand les touffes de poussière se laissent prendre et se transforment peu à peu en une grosse pelote. À la fin, on peut tirer les fils. C’est à peu près ça. »  -

W. G. Sebald

Il semble que les motifs apparaissent de deux façons très différentes. Le plus souvent ils s'imposent, ils surgissent avec une sorte d'évidence. Ainsi, tout récemment, l’œil de Pierre Chanteau, repéré par une amie, transmis par son compagnon, et soudain au centre d'une actualité troublante : la mort même, quelques heures plus tard, de son créateur. Une quasi-synchronicité qui ne laisse pas d'être bluffante. Mais parfois l'attracteur étrange n'est pas si direct : le motif ne surgit pas ex nihilo, il ne prend pas immédiatement la lumière. Et c'est le cas de la poussière, dont je vais conter ici la lente survenue.

Tout commence avec l'achat du dernier hors-série de Reporters sans frontières, 100 photos pour la liberté de la presse, consacré à Man Ray. Je le parcours quelques jours plus tard, le 23 mars précisément. Parmi les photos reproduites, celle qu'il réalisa en 1920 à New York, avec Marcel Duchamp (la photo porte leurs deux signatures) : Élevage de poussière.

Élevage de poussière, Man Ray et Marcel Duchamp, 1920.
 

Le titre actuel est donné en 1934. "Un clin d’œil duchampien : dans son atelier new-yorkais, est-il écrit dans le hors-série, Le Grand Verre était accompagné d'un panneau indiquant Élevage de poussière : ne pas déranger"." Publiée pour la première fois en 1922 dans la revue dadaïste Littérature, la photo avait pour titre Vue prise en aéroplane. Une tromperie bien sûr, Man Ray avait juste photographié la poussière déposée sur une plaque de verre.

Je ne connaissais pas l'anecdote, tout cela était intéressant mais bon, je n'y accordai pas plus d'importance que ça et passai à autre chose. Dans les jours suivants, ce mot de poussière, je vais le rencontrer à plusieurs reprises. Sans que cela ne me pousse encore à en faire un sujet de réflexion, le terme est loin d'être rare, rien d'extraordinaire à le retrouver donc ici et là. Et puis voilà que nous nous rendons à Rodez pour un court séjour au pays de Pierre Soulages. Visite du musée bien sûr, mais aussi du très beau musée Fenaille (où je tenais absolument à voir les fabuleuses statues-menhirs). C'est là que j'achète le récit que Christian Bobin a écrit sur Soulages en 2019, Pierre, (avec la virgule dans le titre). Ce récit-poème je le commence le jour-même et le finis le lendemain, et c'est vraiment avec lui que se révèle le motif de la poussière, c'est comme si tout devenait clair d'un seul coup : la photo de Man Ray/Duchamp, les occurrences plurielles du mot que je n'ai pas notées et que je regrette maintenant parce que ce ne sera pas facile de les retrouver, oui, le motif est bien présent, indubitable : "25 décembre 2018. Un train m'attendait. Il avait passé la nuit prétendue sainte dans une écurie de fer. Une lassitude m'empoussiérait. Les trottoirs écaillés, gris, étaient signés Soulages. Je voudrais écrire un éloge de la poussière." *(p. 22)

Christian Bobin au Creusot en 2007 ©Getty - Jean-Luc PETIT
 

L'attracteur étrange creuse son sillon : E. me montre une des encres qu'elle a réalisées dernièrement, auxquelles elle a adjoint une ligne poétique.

 

Plus tard, une fois revenus à Bourges, dans ma recherche sur la photo matricielle, je découvrirai qu'elle fut au centre d'une exposition au BAL, 6, impasse de la Défense, dans le 18ème arrondissement, du 16 octobre 2015 au 31 janvier 2016. Sur le site, je lis que le même mois d'octobre 1922** où elle fut publiée, T.S. Eliot écrivait dans The Waste Land les vers suivants : 

« Et je te montrerai quelque chose qui n’est
Ni ton ombre le matin marchant derrière toi
Ni ton ombre le soir venue à ta rencontre ;
Je te montrerai ta peur dans une poignée de poussière. » ***

Je lis également qu'après avoir été renommée en 1934, "dès lors, elle commence à hanter la culture contemporaine. Les artistes conceptuels des années 1960 et 1970 vont être fascinés par ses implications. Elle est souvent invoquée dans les débats sur le statut de la photographie comme indice ou comme trace, dans les expositions sur l'abstraction, dans les textes sur l'utilisation artistique de matériaux « pauvres », jusque dans les débats sur la représentation du paysage. 

Et si cette étrange photographie, prise il y a si longtemps, marquait l'aube de l'ère moderne, dans toutes sa complexité ? Peut-on repenser l'histoire à partir d'une poignée de poussière ? »

L’exposition proposait un parcours thématique au travers de 150 œuvres et objets dont les travaux de Man Ray, John Divola, Sophie Ristelhueber, Walker Evans, Mona Kuhn, Aaron Siskind, Gerhard Richter, Xavier Ribas, Nick Waplington, Eva Stenram, Georges Bataille, Jeff Wall et aussi des vues aériennes, des images de médecine légale, des cartes postales, des photographies amateur…

Le second de la liste, suivant immédiatement Man Ray, est le photographe américain John Divola, dont l'une des œuvres est reproduite dans le bandeau photographique en haut de la page web. Je suis saisi par sa ressemblance avec l'encre de E.

John Divola, Vandalism, 1973-1974

Et puis c'est encore Arthur Teboul qui dans son Instant poésie sur France Culture (émission signalée par mon fil Google ce même 30 mars), me fait relire Omar Khayyâm :

CXVI
Quand je serai terrassé sous les pieds du destin,
Et que l'espoir de vivre sera déraciné de mon cœur,
Veille à faire une coupe avec ma poussière :
Ainsi, rempli de vin, je revivrais, peut-être.


____________________

* La poussière fait huit apparitions dans Pierre, . Voici les sept autres occurrences du terme :

- "Malgré cette légère poussière d'un accent, la voix de Pierre Soulages est nue." (p. 11-12)

- "Par un détail le tableau est entré dans mon coeur, où il dépose jour après jour sa poussière de charbon transcendant. Dans la gibecière outrenoire, le fantastique gibier de Dieu." (p. 41)

- "La nuit de Noël, matrone chocolatée, ne me donne à admirer que des quais de gare orangés balayés par la poussière cosmique." (p. 47)

- "Mon sac à mes pieds est un chien poussiéreux. Tout est poussière dans ce train sans contrôleur :les vitres épaisses, les accoudoirs gris, mon passé, mon présent, mon avenir." (p. 49) 

- "Le vent est la poussière de la lumière." (p. 57)

- "Les étoiles ralentissent au-dessus du mont Saint-Clair. Tous ces gens du cimetière marin, Dieu les a débusqués de leurs cachettes de vivants, il a touché leur cœur d'un doigt de feu en criant : "Trouvé !" A présent, ils sont près de lui, où ils se réjouissent d'être rois et poussière." (p. 75)

- "Cette grisaille ocre et bleu qui couvre les immeubles cartonnées de Sète, ce n'est pas de la poussière, ce sont les grains de sable du temps." (p. 88) [C'est moi qui souligne]

** Pierre Soulages est mort le 22 octobre 2022, soit cent ans exactement après la publication de la photo et de The Waste Land de T.S. Eliot.

** On peut lire le poème entier dans sa traduction par Pierre Vinclair (encore un Pierre) sur le site de Florence Trocmé, Poezibao.



mardi 1 avril 2025

Dans les yeux de Pierre

Jeudi 27 mars, je reçois de Nunki Bartt une photo, en l'occurrence une capture d'écran de la série française 37 secondes qui passait sur Arte ce soir-là. Le titre renvoie à la tragédie du 15 janvier 2004, où le chalutier Bugaled Breizh sombrait dans la Manche en trente-sept secondes. La série raconte le combat pour la vérité mené par les familles des victimes. C'est Snow, la compagne de Nunki, qui avait repéré "un joli détail qui ne lui avait pas échappé".

 

Regardez bien le mur sur la gauche : un œil y est perceptible. Bartt n'avait rien précisé mais je ne pouvais pas ne pas le reconnaître : un œil semblable avait été incrusté dans une roche du jardin du gîte où nous avions séjourné en juin 2024, près de Plouguerneau.

 

Un œil qui a toute une histoire. En verre et en faïence, œuvre de l'artiste plasticien Pierre Chanteau, et ce n'est pas le seul : 113 communes du littoral finistérien ont reçu cet œil réalisé en atelier, entre le 21 décembre 2018 et le 21 décembre 2019, autrement dit entre deux solstices d'hiver. L'intervention se veut un "hommage artistique et poétique aux milliers d’hommes et de femmes qui ont porté et portent secours aux marins en difficulté. Les marins de l’antiquité peignaient de grands yeux à la proue de leurs navires, ces yeux étaient censés protéger les équipages des dangers de la navigation." Si la majorité des yeux ont été placés dans des endroits publics, comme en témoigne le livre de photographies Taol-lagad, Serr-lagad (que nous trouvâmes sur une table basse du salon), quelques-uns, comme celui de notre jardin, ont élu domicile chez des particuliers.

 

Ce clin d’œil (l'expression est on ne peut plus adaptée à l'événement) à ces vacances bretonnes qui avaient été si délicieuses (si j'oublie le panaris qui me fit souffrir tout au long de mon retour solitaire en train), n'est pourtant pas le fin mot de l'histoire.

Le lendemain, sur je ne sais plus quel fil d'actualité, j'apprends, éberlué, la mort de Pierre Chanteau. Dans la nuit du jeudi au vendredi 28 mars, il s'éteignait des suites d'une longue maladie. Il avait 66 ans. Le Télégramme de Brest, que nous lisions chaque jour, annonce qu'aujourd'hui même, 1er avril, un hommage lui sera rendu, à 16 h 30, au crématorium de Saint-Thégonnec. "Et ce n'est pas un poisson d'avril... ", est-il précisé dans cet avis de décès.

"Que faire de ça ?" m'écrit Bartt. Oui, que faire de ça, de cette coïncidence pétrifiante, de cette synchronicité douloureuse ? Nous ne connaissions pas Pierre Chanteau, mais ce que je lis de lui me porte à croire que c'était un homme généreux : "Son frère, Jacques Chanteau, et son entourage décrivent « un idéaliste, fantaisiste, poète, libre, rock-and-roll ». Nicole Ségalen-Hamon, maire de Carantec, le présente comme « un humaniste, qui donne tout pour l’ouverture aux autres ».

 

Je regarde encore la mosaïque de Plouguerneau et j'aime à y retrouver la cocarde révolutionnaire et la devise Liberté, Égalité, Fraternité. Merci à toi, l'artiste !