mardi 12 mars 2019

Alix Cleo : si quelque chose noir

Je suis ravi. Pensez donc : dans le cadre d'une soirée consacrée à Agnès Varda, lundi 18 mars, Arte diffuse Cléo de 5 à 7 à 0h35, après Sans toit ni loi et Varda par Agnès.* "Cet émouvant portrait de femme, écrit Olivier Père, incarné par la magnifique Corinne Marchand, se double d’un poème sur la beauté qui voisine avec la mort. Dans une scène pivot, au beau milieu du film, Cléo qui répète au piano avec son musicien et son parolier, interprète la chanson « sans toi ». Le décor disparait et la caméra enregistre la performance de Corinne Marchand, gros plan intense de son visage blanc sur fond noir."

Corinne Marchand dans Cléo de 5 à 7 d'Agnès Varda
Le 16 février dernier, je me suis avisé qu'une autre Cléo, bien réelle celle-ci, avait été aussi le sujet d'un poème où la beauté voisinait avec la mort. Que dis-je d'un poème ? d'un recueil entier, de Jacques Roubaud, Quelque chose noir, publié en 1986, mais que je ne découvris qu'en 2002, à La Châtre. Le grand poète oulipien y présentait neuf groupes de neuf poèmes, suivi du poème Rien, composé de neuf sections brèves, tous ayant trait à la mort de la femme aimée, Alix Cléo Roubaud, victime à trente et un ans d'une embolie pulmonaire. Le titre reprend celui d'une exposition de 39 photographies de la jeune femme aux Rencontres photographiques d'Arles en 1983, quelques mois après sa mort.

J'ai repris le recueil, en ai relu certains passages, le reparcourant néanmoins entièrement à la recherche de ce prénom, Cléo. Et puis tout à coup, page 55, dans le poème intitulé Roman, III, j'ai lu ceci :
A la fin d'août, l'homme dont nous parlons se rendit à La Bourboule chercher sa femme, pour rentrer avec elle à Paris. Il changea trois fois de train, sur de petites lignes. Il l'attendit à la sortie de l'établissement de bains et ils marchèrent en remontant la Dordogne, jusqu'en dehors de la ville, où ils s'embrassèrent. Il était onze heures du matin, et trop tôt pour aller dans la chambre, à l'hôtel. Son dos s'était doré, elle respirait mieux.
Cet homme, évidemment, c'est Roubaud lui-même, venant chercher Alix Cleo en cure pour l'asthme dont elle souffrait cruellement depuis son enfance. Pourquoi avoir été saisi par ce paragraphe ? tout simplement parce que, quatre jours plus tard, je devais précisément me rendre à La Bourboule, avec les enfants et leur mère. Je n'étais pas à l'initiative de ce court séjour et voici qu'il faisait écho au thème qui me traversait. Dans un article publié dans Libération le 10 avril 2010, La chambre noire d'Alix Cléo Roubaud, à l'occasion d'une nouvelle exposition de son œuvre photographique au Centre international de poésie de Marseille, Brigitte Ollier cite un passage de son Journal, daté du 21 août 1981, rédigé à La Bourboule : «Rien ne vaut un bon hôtel de province pour savourer les grandes glaces qui vous renvoient les reflets de votre propre inaccomplissement.»

Nous sommes nous aussi descendus à l'hôtel, où nous devions prendre normalement petits déjeuner et dîners, mais cela ne s'avéra pas possible. La cause ne nous fut pas dévoilée d'emblée, c'est le silence inhabituel de la salle de restaurant à l'heure où les préparatifs culinaires auraient dû être manifestes qui nous mit la puce à l'oreille. On nous avoua alors que la restauration avait été fermée après un contrôle administratif récent. Aucun mail, aucun sms, ne nous avait prévenus. Bon, si ça se trouve nous avions échappé à une intoxication alimentaire... Une télé qui ne marchait pas, une eau chaude un peu capricieuse, le wi-fi inexistant, bon, nous en prîmes notre parti, nous n'étions pas là pour longtemps et on nous assura qu'un effort financier serait fait sur le prix des chambres (et je dois reconnaître que ce ne fut pas une promesse en l'air). Je doute que ce soit dans cet hôtel (dont je tairais le nom) qu'Alix Cléo fut hébergée, mais peut-être fut-ce au Cléotel que je photographiais un peu plus tard lors de notre promenade dans la petite ville ?

 
Cléo, le prénom Cléo, n'apparaît que très peu dans Quelque chose noir. La première fois c'est dans la quatrième section de poèmes, à la fin du premier, Je vais me détourner :
Parole    autour d'un corps vivant

Alix Cleo Roubaud**
Si je ne me trompe, on ne revoit ce double prénom qu'une seule fois, dans la même section, avec le poème Pexa et hirsuta, que je cite en entier :
   Dante appelle hirsutes ces cailloux pris dans les vocables et qui arrêtent le cours du vers au long de son écoulement

   Comme "les consonnes multiples, les silences, les exclamations"

  Peignés, dit-il, c'est le contraire

  Ta chevelure basse qui n'interrompait pas ton ventre,
                     "peignée"

   Hirsute la fragmentation de tes prénoms,

  Je les disais toujours ensemble, l'un heurtant l'autre : Alix Cleo.

  Où le signe voyelle manquant était celui de : 'nue'.

  Ce qu'il y avait d'hirsute dans ta nudité n'était pas ta chevelure basse très noire autour de l'humide où la langue passait en t'écoulant

   Pas ta nudité mais ton nom. Au milieu de jouir de toi le dire.
Je trouve étonnant de retrouver à cet endroit du poème - si important avec cette mention si rare du prénom de la femme infiniment pleurée -, le thème même de la nudité dont on a vu qu'il constituait le motif central de Cléo de 5 à 7. C'est qu'il est tout aussi central dans l'oeuvre d'Alix Cleo Roubaud : Brigitte Ollier écrit que, "reproduites en partie dans son Journal, ses photographies, en noir et blanc, enregistrent ses lents mouvements. Elle s’y met en scène en solo, nue sur le plancher de sa chambre, comme un chat paresseux, ou avec Jacques dans le lit de cuivre, feuilletant les carnets du grand-père."

Alix Cleo Roubaud, série si quelque chose noir, 8/17, 1980-81
La nudité revient souvent dans ces poèmes du deuil, l'érotisme affleure parfois en récif sur l'océan de cette souffrance toujours tenue à distance, exprimée sans misérabilisme aucun, sans auto-apitoiement larmoyant. Dans cette lumière, II :
   Trajectoires frayées dans le noir, de la lumière    chaque lumière continue, frayant, vers moi, dans le noir

   Au fond des jambes ouvertes, cette tache sombre

   Cela ne changea pas.
Vers que l'on peut mettre en résonance avec cette photo prise dans un hôtel de Cambridge en 1980 :

Alix Cleo Roubaud, Le 31 mai 1980, University Arms Hotel, Cambridge, chambre 217.
Photo qui me fait bien sûr songer à L'origine du monde de Courbet, mais aussi à la gravure  Die Nacht de Heinrich Aldegrever, décryptée par Dimitri Karadimas.


A La Bourboule, j'eus deux nuits d'insomnie. Aucun souci particulier ne me taraudait ; bien au contraire, ce bref séjour fut plutôt heureux, mais il me fut impossible, pour une raison que je ne m'explique toujours pas (même si j'ai toujours de la difficulté à m'endormir paisiblement, casanier que je suis, dans un endroit étranger à mes pénates habituelles) de trouver le sommeil, en cette chambre au dernier étage de l'hôtel, avant le petit matin. En même temps, je ressentais le poids d'une fatigue ne me permettant guère de lire ou d'écrire. Et pourtant j'avais de la matière, ayant emporté dans mes bagages Le Royaume d'Emmanuel Carrère, avec ses six cents pages bien charnues.

Un autre hôtel de La Bourboule, station thermale qui a connu des jours meilleurs.

_________________________
* Le film sera également disponible gratuitement pendant sept jours sur arte.tv.
** Roubaud ne met pas d'accent sur  le e de Cleo (elle était canadienne). Absence d'accent que peu respectent (voir la page Wikipedia).

3 commentaires:

blogruz a dit…

La phorie des glandeurs n'étant pas mon film favori, j'avais loupé la première présentation de la gravure Die Nacht de Heinrich Aldegrever, et surtout son décryptage par Dimitri Karadimas.
Je suis assez réticent devant les analyses géométriques des oeuvres des autres, sauf bien sûr quand c'est source de coïncidence, et je constate ici que, sans préjuger que ce fût intentionnel, le segment vertical passant par l'intimité de la dame correspond exactement à la section d'or gauche de la largeur. Le segment horizontal souligne cet endroit précis (que rigoureusement ma mère...).
Or j'ai donné dans le chapitre 17 de Novel Roman L'Esprit du Printemps de Mucha, pour ses sections d'or désignant également cet endroit précis (mais avec la section d'or droite).
Le vers d'Ovide Nox et amor vinumque nihil mo/derabile suadent en 39 lettres est curieusement donné coupé au milieu d'un mot, et cette césure correspond au partage d'or en 24 et 15 lettres.
Par ailleurs, le jeu entre la lune et la boule du fauteuil peut faire écho à un jeu entre lune et réverbère d'une photo donnée dans mon article d'hier, où la luciole "11 septembre" devient une supernova...

blogruz a dit…

Correction sur le dernier point: reprenant la photo, il s'agit indibutablement de deux réverbères.

Patrick Bléron a dit…

Merci Rémi pour ces échos et prolongements.
Bientôt quelques digression sur un certain Jean Lahougue, dont j'ai sauvé un livre du désherbage de la médiathèque. Je ne l'eusse point fait sans doute, si je n'avais pas vu ce nom dans l'un de tes articles.