mercredi 17 juillet 2019

Le gué du Yabboq

Cette même nuit, il se leva, prit ses deux femmes, ses deux servantes, ses onze enfants et passa le gué du Yabboq. Il les prit et leur fit passer le torrent, et il fit passer aussi tout ce qu’il possédait. Et Jacob resta seul. Et quelqu’un lutta avec lui jusqu’au lever de l’aurore. Voyant qu’il ne le maîtrisait pas, il le frappa à l’emboîture de la hanche, et la hanche de Jacob se démit pendant qu’il luttait avec lui. 
Il dit : "Lâche-moi, car l’aurore est levée", mais Jacob répondit : "Je ne te lâcherai pas, que tu ne m’aies béni."Il lui demanda : "Quel est ton nom" — "Jacob", répondit-il. Il reprit : "On ne t’appellera plus Jacob, mais Israël, car tu as été fort contre Dieu et contre les hommes et tu l’as emporté." Jacob fit cette demande : "Révèle-moi ton nom, je te prie", mais il répondit : "Et pourquoi me demandes-tu mon nom ?" Et, là même, il le bénit. 
Jacob donna à cet endroit le nom de Penuel, "car, dit-il j’ai vu Dieu face à face et j’ai eu la vie sauvé."  Au lever du soleil, il avait passé Penuel et il boitait de la hanche. C’est pourquoi les Israélites ne mangent pas, jusqu’à ce jour, le nerf sciatique qui est à l’emboîture de la hanche, parce qu’il avait frappé Jacob à l’emboîture de la hanche, au nerf sciatique.

Genèse 32,23-33 (Bible de Jérusalem)

Cet épisode de la vie du patriarche Jacob, assurément l'un des plus mystérieux  de la Bible - et qui a suscité nombre d'interprétations, aussi bien de la part de théologiens (ainsi Benoît XVI) que d'anthropologues (Henri-Jacques Stiker, par exemple) -, Jean-Paul Kauffmann le place à l'orée de son livre, La Lutte avec l'Ange, car tout ce qui va venir, l'église Saint-Sulpice et sa méridienne, Delacroix et ses fresques - que l'artiste considérait comme son "testament spirituel"-, n'existerait pas sans cette quinzaine de lignes que Stiker voit comme un condensé mythologique. Quand le livre est réapparu dans mon viseur à l'occasion de cette exégèse d'Alexandre le Bienheureux à laquelle je ne songeai aucunement voici un mois, sa redécouverte entra soudain en résonance avec certains éléments rassemblés grâce à cette information en apparence banale et anecdotique : la présence sur la commune d'Angles-sur-l'Anglin d'une maison ayant appartenu à Yves Robert. Info que je n'avais pas trouvée sur le net, mais que j'obtins grâce à Nunki Bartt, qui s'était étonné à sa découverte de l'article que je n'en fasse pas mention, car lors d'une première balade dans les alentours du village, il m'avait déjà signalé le fait. Mais à ce moment-là, sans doute parce que Yves Robert n'entrait pas alors dans mon champ de recherche, ma mémoire ne l'avait pas retenu.

Remerle (vue de la rive droite de l'Anglin)
Il faut dire que nous avions exploré les rives de l'Anglin en amont d'Angles, et la maison de Remerle se situait en aval. Ce pourquoi une autre expédition s'imposait, qui fut promptement décidée la semaine dernière.
Mais déjà, à la lecture de l'analyse de Daniel Cahen, plusieurs indices de la vie des propriétaires de Remerle à partir de 1879, Luc Desages et Pauline Leroux, la fille du penseur socialiste Pierre Leroux, m'avaient intrigué. Et tout d'abord ceci : "La famille "démarre" vraiment avec la naissance de Paul en 1855, même si l'on enregistre encore deux ans après une mort infantile. Au total, sur onze naissances, sept survécurent."
Onze enfants, comme Jacob.
Les familles nombreuses ne sont pas rares à l'époque. Ne nous emballons pas.
Cependant, un peu plus loin, je lis ceci :
"C'est un peu par hasard qu'il s'établit dans la Vienne, en cet écart de la ferme et du moulin de Remerle sur la commune d'Angles-sur-l'Anglin, alors occupés par les familles GUERINEAU, PIRONNET, AUDRU et SAINTON, tout près de son Indre natale, entre Berry, Poitou et Touraine ; le 7 septembre 1879, il acheta la ferme à deux familles, celle d'Antoine Théodore Ernest SAINTON et son épouse Cécile Pauline Augustine CARRÉ, et celle, non résidente, de Jérémie JACOB et son épouse Louise Florence CAMUZARD, sur la fortune de ses parents décédés et qu'il cédera une vingtaine d'années plus tard, le 26 avril 1903, à son fils Jean Luc et ses frères et sœurs (33), Paul DESAGES, bien installé à Cheltenham, Gloucestershire, Angleterre, ayant vendu ses parts. "
Un certain Jérémie Jacob ancien propriétaire de Remerle. Le nom est-il si courant en ce pays placé à la jonction du Berry, de la Touraine et du Poitou ?
Et ce n'est pas le seul Jacob auquel Luc Desages aura affaire :
"Peu après son arrivée, il participa, souvent frontalement et parfois naïvement, à certains débats écrits dans la région et au plan national, notamment par une défense peu argumentée des idées de LEROUX face aux analyses pertinentes d'Henri FOUQUIER (1838-1901), journaliste, écrivain, dramaturge et homme politique, et par ailleurs sur le mysticisme, notamment contre Alexandre ERDAN (1826-1878), natif d'Angles sous le seul nom d'André, plus tard prénommé Alexandre André JACOB dit ERDAN, décédé en Italie où il avait été envoyé par Auguste NEFFTZER (1820-1876), journaliste et fondateur du "Temps" en 1861 - une "connaissance religieuse" de Pierre Henri LEROUX, rencontré à Londres en 1852... " [C'est moi qui souligne]
Remerle (rive gauche de l'Anglin) : le ballon abandonné à la croisée des allées me fit penser à la partie de football dans la cour de la ferme d'Alexandre.
Tiens, Alexandre Erdan, voilà un autre personnage tout à fait passionnant, sur lequel on trouve des renseignements plus complets sur la page perso de Jean-Michel Tardif, actuellement maire d'Angles-sur-l'Anglin.
"André, c’est avec ce seul prénom que l’état civil d’Angles enregistra, le 8 février 1826, la naissance d’un enfant de sexe masculin. Pourquoi ceci? Parce qu’il était de père inconnu. Sa mère, Rose Jacob, était couturière. Au recensement de 1836, il habitait avec sa mère et l’une de ses tantes, Place de la Paix, à l’embranchement des actuelles routes du Blanc et de Tournon. Vers l’âge de 12 ans, il partit étudier chez les jésuites, à Poitiers. Il se crut une vocation de prêtre, intégra le petit séminaire de Montmorillon, fit le séminaire de Poitiers, puis celui de Saint-Sulpice, à Paris. La révolution de 1848 l’aida à rompre des chaînes qui lui étaient devenues insupportables : Jetant son froc aux orties, il se fit désormais l’apôtre de la démocratie et de la libre pensée. En 1849, Alexandre Erdan (Tel est le pseudonyme qu’il se choisit, Erdan étant l’anagramme d’André, son prénom) se distingua avec ses Petites lettres d’un républicain rose (Rose, parce qu’il faut toujours mettre un peu d’eau dans son vin), commença une carrière journalistique dans le journal Le Temps, de Xavier Durrieu, passa à l’Évènement, la feuille officieuse de Victor Hugo."[C'est moi qui souligne]
Récapitulons : voici donc un autre Jacob natif d'Angles, qui se choisit comme nom son prénom anagrammisé et un nouveau prénom, comme par hasard, Alexandre. Et que sa vocation religieuse conduit à Paris, à Saint-Sulpice, avant de rompre avec les ordres non sans un certain fracas  : son livre majeur, La France mistique, tableau des excentricités religieuses de ce tems (sic) (1855), rédigé en écriture néographique (il avait précédemment publié en 1853 un petit ouvrage, Les Révolutionnaires de l’ABC, préconisant une réforme de l’orthographe), "dresse, écrit Tardif, un portrait incisif des principaux chefs de sectes de son époque et égratigne au passage l’Eglise. Accusé d’outrage à la religion catholique, Erdan ne peut échapper à une ignominieuse condamnation (1 an d’emprisonnement) que par la fuite à l’étranger." 

Ne voilà-t-il pas un autre point commun entre Luc Desages, Alexandre Erdan et... Jacob : l'exil ?


Alexandre Jacob (Erdan)

Luc Desages, exilé à Jersey par Napoléon III, Alexandre Erdan exilé en Suisse*, et Jacob, au gué du Yabboq, qui revient dans son pays après s'être enfui à Harrân, chez son oncle Laban, sur les conseils de sa mère Rebecca.

Le gué du Yabboq, voilà le troisième indice qui surgit sur ma route :
"Depuis, située au fond du chemin du même nom, la ferme de Remerle à Angles-sur-l'Anglin, reliée par un chemin à la maison et le moulin du même nom situés de l'autre côté de l'Anglin, autrefois reliés par un gué, a fait l'objet, en 1986, d'un classement à l'inventaire des Monuments Historiques (Référence Mérimée : IA00045719)". [C'est moi qui souligne]
Je ne sais pas pourquoi Cahen écrit que la maison et le moulin étaient autrefois reliés par un gué, car  ce gué existe toujours, et la preuve, c'est que nous l'avons traversé, Nunki Bartt et moi, chaussures au pied, trente centimètres d'eau au plus profond, au moment même où deux canoës descendaient l'Anglin, râpant leur coque aux cailloux tandis qu'une escouade de canetons effarouchés suivait leur mère dans les halliers de la rive.

Le gué de Remerle (rive droite, on voit le chemin en face qui monte vers la maison)
Dans la splendeur du paysage, en ce matin radieux, tout me portait donc à croire que s'inscrivait en filigrane un récit mythique qu'on peut lire aussi, ainsi que le suggère Stiker, comme "un rite de passage, à la fois individuel et collectif, d’un chef, indissociablement exceptionnel et infirme, la boiterie étant la marque de la vulnérabilité au cœur du destin du nouvellement nommé Israël."

Comme pour Alexandre le Bienheureux, je soupçonne que se dissimule sous les oripeaux de l'histoire profane les ors de l'histoire sacrée, retrouvant en cela les intuitions de Mircea Eliade dans L'épreuve du labyrinthe, les entretiens qu'il accorda en 1978 à Claude-Henri Rocquet :
" Je crois que le sacré est dissimulé dans le profane comme, pour Freud et Marx, le profane était camouflé dans le sacré. Je crois qu'il est légitime de retrouver les patterns et les rites initiatiques dans certains romans. Mais c'est là tout un problème, et j'espère bien que quelqu'un s'y attachera : déchiffrer le camouflage du sacré dans le monde désacralisé." (p.159)
Le moulin de Remerle

___________________________
* "Il a fui en Suisse, où il a fondé un journal, Le National Suisse, à La Chaux-de-Fonds . Deux ans plus tard, il se rend à Florence et de là à Rome, où il travaille comme correspondant de Siècle et d’autres journaux. Il est décédé le 24 septembre 1878 à Frascati." (Babelio)

2 commentaires:

blogruz a dit…

Je suis enchanté de voir s'entremêler l'histoire du gué du Yabboq et un Alexandre André JACOB dit ERDAN.
Il y a quelques années j'ai été conduit à constater que Jérôme avait transcrit vadum Jaboc le gué du Yabboq. Il y avait matière à confusion, et de fait une bonne partie des copies de la Vulgate porte vadum Jacob, erreur reprise dans maintes éditions imprimées.
L'an dernier, le pénultième chapitre de Novel Roman m'a conduit à regarder ce qui aurait pu se passer en 1179, et à découvrir la bataille du gué de Jacob, étape importante dans l'expulsion des croisés de Palestine. Ainsi l'erreur d'un copiste était passée dans la toponymie et dans l'Histoire avec son grand cimeterre.
Ceci a influé sur l'écriture du chapitre, l'ensemble de Novel Roman étant par ailleurs un hommage à Arsène Lupin, dont une source pourrait être Alexandre Marius Jacob, un voleur anarchiste qui a utilisé plusieurs pseudos, dont Féran.

Patrick Bléron a dit…

Alexandre Marius Jacob, de retour de captivité, est devenu marchand ambulant et s'est établi à Reuilly, dans l'Indre, près de chez moi donc. C'est là qu'il décide de mourir en août 1954, "en faisant la nique à toutes les infirmités qui guettent la vieillesse".
Wikipédia : "Le 28 août 1954, il organise un goûter pour neuf enfants pauvres de la commune puis, après les avoir ramenés chez eux en voiture et en klaxonnant, il s'empoisonne. Il se fait à lui et à son vieux chien Négro, une injection de morphine après avoir bouché les orifices de la pièce et bloqué le tirage d'un poêle à charbon, laissant le dernier de ses fameux mots : « (...) Linge lessivé, rincé, séché, mais pas repassé. J'ai la cosse. Excusez. Vous trouverez deux litres de rosé à côté de la panetière. À votre santé ! ».