"Lorsque je suis allé à Djémila, il y avait du vent et du soleil, mais c’est une autre histoire. Ce qu’il faut dire d’abord, c’est qu’il y régnait un grand silence lourd et sans fêlure – quelque chose comme l’équilibre d’une balance. Des cris d’oiseaux, le son feutré de la flûte à trois trous, un piétinement de chèvres, des rumeurs venues du ciel, autant de bruits qui faisaient le silence et la désolation de ces lieux."
Albert Camus, Noces, Le vent à Djémila
Alors j'ai lu Un vertige d'Hélène Gestern, court récit d'une soixantaine de pages lui-même suivi d'un récit encore plus court, La séparation.
Un vertige. On peut s'interroger sur ce titre, qui n'est pas véritablement explicité dans le texte. Désigne-t-il l'effet de cette rupture amoureuse qu'elle conte dès le premier chapitre ? Suivie de retrouvailles sept ans plus tard, qui conduisirent au même chaos. Toujours est-il que le mot vertige affleure en plusieurs endroits, que je me propose ici d'inventorier. En même temps je constatai l'émergence parallèle d'un autre motif, auquel j'avais failli consacrer une chronique lorsque je découvris (bien tardivement) Noces d'Albert Camus, car il est, sans doute aucun, l'un des traits saillants de cette prose magnifique : le silence.
Première occurrence, chez Hélène Gestern, du vertige page 20 (de l'édition Folio dont je me sers) :
"Durant les fêtes, j'ai séjourné trois jours à Paris, dans l'appartement que m'avait laissé une amie durant son absence. J'ai passé le lendemain de Noël à parcourir le quartier et les lieux qui avaient été les nôtres : les librairies, le Ve arrondissement, le jardin des Plantes. Chaque pas était un vertige, j'étais dans une sorte de mort intérieure, tout m'apparaissait blanc et silencieux, irréel, je ne savais plus au fil des rues ce qui restait de moi"Désorientation, sensation de vide et d'irréalité à reparcourir les chemins qui furent autrefois ceux de l'amour partagé. L'espace est blanc et silencieux. Silence que l'on retrouve à la page suivante : la narratrice est reparti début janvier en Normandie, dans une abbaye, afin de consulter des manuscrits et elle écrit : "Dans ma chambre, le soir, j'écoutais le silence, absolu, car peu de rumeurs du monde parvenaient jusque-là."
Cette alliance, et j'ai même envie de dire cet alliage, du vertige et du silence se retrouve page 31:
"Le temps, dévastateur, vient poser une nappe étale d'indifférence sur la situation. Le désir meurt, la souffrance du désir en même temps que lui. Le corps glisse dans son propre vertige, un espace très blanc et très silencieux où plus rien n'a droit de cité, surtout pas la pensée de l'autre." [C'est moi qui souligne]Ce que m'évoque aussi ce passage c'est le motif proustien de l'amour oublié dans Albertine disparue : "sans sa pulsation aortique [de la jalousie], le "très haut amour", écrit encore Gestern, souvenir dévitalisé qu'aucun désir ne colore plus, n'est que le résidu d'une passion morte." Très haut amour renvoie bien sûr au poème de Catherine Pozzi, qui fut l'amante de Paul Valéry de 1920 à 1928.
Très haut amour, s’il se peut que je meure
Sans avoir su d’où je vous possédais,
En quel soleil était votre demeure
En quel passé votre temps, en quelle heure
Je vous aimais,
La référence n'est pas anodine, car cette liaison avec Valéry est aussi une histoire toute de brûlures et de ruptures. Gil Pressnitzer écrit justement que « Vénus tout entière à sa proie attachée », elle ne pouvait posséder son amant fuyant. Elle l’orgueilleuse, ne pouvait être que la maîtresse que l’on cèle, que l’on scelle, que l’on dissimule. Après la rupture, elle ne voudra que d’une solitude fiévreuse, totale, noire. « Le prince des poètes » avait la lâcheté des hommes. Il n’en sortira pas indemne lui aussi. Les disputes incessantes, les séparations mille fois consommées, les retrouvailles en pleurs les auront tous les deux dévastés. Car il s’agit plus d’une union mystique que d’une union physique."
« Je ne sais plus si ton bras est autour de mon esprit ou ta pensée appuyée à mon corps qui te cède ».
Catherine Pozzi et Paul Valéry |
Nous retrouvons silence et vertige dans le chapitre intitulé Corps, où Hélène Gestern se dit persuadée que l'amour nous modifie biologiquement :
"Dans les jeux de l'amour, qui confondent la barrière des identités, nous rendant poreux, vulnérables, perméables, ouverts et offerts, il pourrait y avoir quelque chose qui nous ramène à la chaleur première, au cercle paisible de la chair autour de la chair, quand nous respirions encore dans un monde de silence amniotique où le froid n'avait pas pris possession de nous." (p. 42)La rupture consommée, il faut alors composer avec le manque. Le corps devient île que seul le chat peut toucher, un fardeau quotidien sur quoi l'on doit "imprimer des attitudes, des expressions destinées à faire croire aux autres que je suis en vie alors qu'à l'intérieur tout est vide et blanc." Et la crainte survient que jamais ce corps ne puisse être à nouveau ému :
"Réapprendre la grammaire du corps d'un autre, même s'il m'arrive d'en avoir le désir fugitif, me paraît une tâche insurmontable, car ma masse organique s'est pétrifiée dans la chair de celui qui lui parlait un langage de splendeur et de vertiges."Le dernier couple silence/vertige se situe dans le dernier chapitre, Écrire. "Écrire n'a pas été salvateur, écrit-elle. La grande souffrance s'est faite dans le silence." Et, un peu plus loin, elle s'interroge sur la "force qui nous pousse, au mépris le plus élémentaire de nous-même, dans des amours invivables, sur ce que cela suppose de défaillance - puisque l'on finit par tout abdiquer -, de masochisme et de désir de mort. Mais aussi sur la valeur intrinsèque de cette démence, celle qui nous porte hors de nous et nous permet de voir de près, au moins une fois, le grand vertige de la vie qui bascule."
*
Dans ce récit bref, tranchant, découpé comme au scalpel, d'autres échos étaient perceptibles, bien familiers pour moi aujourd'hui. Il y avait d'abord cette histoire de Noël solitaire, ces marches dans le centre de Paris, la mention du jardin des Plantes. C'était encore une fois, on l'aura deviné, la grande ombre de Sebald qui s'étendait sur ces lignes. D'autant plus qu'à la phrase suivante, elle raconte être allée voir le lendemain, avec un ami à peu près aussi mal en point qu'elle, une exposition sur les émigrés d'Ellis Island, "renouant avec ma fascination ancienne pour les gens sans lieu, leur regard si fixe, si grave, si poignant sur ces photographies où presque aucun d'eux ne sourit."*
Mais le plus troublant c'était encore un chapitre titré Bibliothèque nationale. Lorsqu'elle a commencé, dit-elle, à fréquenter le bâtiment Tolbiac, rebaptisé par la suite François Mitterrand, "le quartier était encore en chantier et l'avenue de France un morceau d'asphalte ouvrant sur du vide. Je crois que T. et moi étions ensemble quand j'ai pris ma première carte."
La bibliothèque est devenu pour Hélène Gestern un lieu de repli presque foetal, où là aussi le silence a tous ses droits :
"Il m'arrive aussi de plus en plus souvent, d'y aller pour rien, avec mes propres livres, et de passer simplement quelques heures à écrire dans cet espace de silence, dont j'aime la géométrie et le calme, une fois franchi le sas utérin de l'entrée qui renvoie l'univers extérieur au loin." (pp. 59-60)
Mais cet espace n'est pas aussi pacifié que l'on pourrait croire. Six mois après la première rupture, où T. avait annoncé quitter l'Europe, elle le voit de dos, dans un couloir de la Bibliothèque, non seulement il n'avait pas quitté l'Europe mais, ajoute-t-elle ironiquement, "son chagrin avait trouvé une jolie et blonde compagnie." Sept ans plus tard, "au printemps de nos retrouvailles, nous sommes retournés à la Bibliothèque nationale ensemble. Il me disait qu'il n'avait jamais été aussi heureux dans ces lieux que ce jour-là." Un bonheur qui fut donc bref, et il a fallu revenir. Sans lui. "Remettre ses pas dans le vide du présent, refaire seul l'itinéraire enchanté que l'on fit à deux, sur une esplanade devenue chemin de croix. Le silence était surnaturel, je tournais dans un espace métamorphosé et inquiété par sa présence."
"Une fois gravies les quatre douzaines de marches aussi raides qu'étroites, opération qui même pour les visiteurs assez jeunes ne va pas sans danger, dit Austerlitz, vous voici sur une esplanade couverte des mêmes madriers striés, délimitée aux quatre coins par les tours de vingt-deux étages de la Bibliothèque et couvrant la surface approximative de neuf terrains de football, qui, littéralement parlant, vous en impose et vous écrase." (p. 375)Après cette digression gesternienne, nous allons remettre nos pas dans la pérégrination sebaldienne.
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* Dans une étude pour la revue en ligne Textimage, intitulée Écrire avec et contre l’image,
dispositifs de l’enquête mémorielle dans Récits d’Ellis Island, histoires d’errance et d’espoir
de Georges Perec et Robert Bober et Les Emigrants de W. G. Sebald, Marie-Jeanne Zenetti ouvre par cette citation d'Austerlitz, p. 109 :
"Ce qui m’a constamment fasciné dans le travail photographique, c’est l’instant où l’on voit apparaître sur le papier exposé, sorties du néant pour ainsi dire, les ombres de la réalité, exactement comme les souvenirs, dit Austerlitz, qui surgissent aussi en nous au milieu de la nuit et, dès qu’on veut les retenir, s’assombrissent soudain et nous échappent, à l’instar d’une épreuve laissée trop longtemps dans le bain de développement."
Perec, autre écrivain majeur pour Hélène Gestern |
2 commentaires:
Passionnant, merci. Les 5 vers de Catherine Pozzi m'ont bouleversé.
Merci, Numa ! Ce poème du "très haut amour" est une pure merveille.
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