La Grèce est au cœur de l’œuvre de Jacques Lacarrière mais on ne saurait la réduire à ce seul pays. Il raconte dans L’Été grec comment il est frappé par les figures de saints peints sur les murs d'un monastère du mont Athos, et surtout par ce fait qu'il est ignorant de la plupart d'entre elles. Saints, martyrs, ascètes appartenant tous à la tradition orthodoxe et parfois à la tradition copte d’Égypte. Revenu en France, désireux de se documenter, il s'aperçoit qu'il n'existe pratiquement aucun livre sur eux,"si ce n'est de vieux manuels d'histoire ecclésiastique tout à fait rebutants". Ce livre, à l'instigation d'un ami, il décide donc de l'écrire*, et cela l'entraîne en Égypte, d'abord en 1956, puis en 1979. "C'est surtout cette année-là, dit-il, que je pus voyager longuement et emprunter en voiture la route de la Mer Rouge, fermée jusqu'alors en raison du conflit avec Israël. " Il visite alors les deux monastères coptes qu'il n'avait pu voir en 1956, Saint-Antoine (Deir Mar Antonios) et Saint-Paul de Thèbes (Deir Mar Boulos). Il cite la dernière note de son Journal copte :
En me promenant avant de repartir autour du monastère, en ce terrain où se lit à travers les fossiles le défunt mariage des eaux et de la terre, je me dis : l’Égypte copte est cette odeur têtue du Temps qui ne veut pas mourir. Comme ce monastère, bastion de boue, qui a su résister à l'érosion des siècles. Mais pour combien de temps ? Que sont les dix-huit moines qui l'habitent encore face au jaillissement renouvelé de l'Islam ?
Et il ajoute que c'est là, au cœur "de cette odeur têtue du Temps qui ne veut pas mourir", qu'il rencontre celle qu'il devait nommer plus tard Marie d’Égypte, dont l'ombre l'a "suivi plus de vingt-cinq ans", Marie, longtemps prostituée à Alexandrie, qui suit une troupe de pèlerins à Jérusalem, se convertit puis vit 47 ans dans le désert, avant de rencontrer le moine Zosime, qui lui donne la communion. Elle meurt peu après, un lion aidant Zosime à creuser sa tombe.
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Sainte Marie l'Égyptienne, José de Ribera, huile sur toile, 1641, Montpellier, Musée Fabre. |
L'écrivain évoque le désert copte dans Sourates (1982) : "Horizon, infini à l'intérieur de soi. Le soleil insoumis, le vent de feu, la neige immaculée du sable ne font que susciter au sein de l'homme, de l'ermite la tentation d'une ombre dense, d'un refuge dans la nuit de l'être, la pénombre des yeux fermés, du corps clos. Le désert effrite les âmes et les corps comme il effrite les monts et les rocs. Il dénude jusqu'au subconscient ne laissant plus en nous que l'écorché de nos phantasmes, le blanc squelette des pulsions desséchées."
Dans Chemins d'écriture, il poursuit ainsi : " Pulsions desséchées. Cette image est prémonitoire. Je ne savais pas, quand je l'ai conçue, que j'écrirais Marie d’Égypte** deux ans plus tard et que l'ascèse de la sainte prostituée qui assèchera, desséchera, craquellera son corps peu à peu, le rendant aussi fragile et transparent qu'une mue d'insecte, exprimerait très exactement cette image."
Ce qui suit m'intéressa au plus haut chef. Jacques Lacarrière écrit que le désert fut pour lui le lieu renouvelé de discrètes initiations, mais que jamais il ne fut un Maître car, à l'inverse de l'Amour et de la Mort, on ne peut le personnaliser : "Le désert, c'est l'impersonnel puisqu'il est miroir de vide et miroir d'absolu. Et qu'est-ce qu'un vide qui se mire ? C'est un vertige. Le désert est vertige. En lui seul, si vos yeux savent s'ouvrir, les yeux de l'âme s'entend, vous apercevrez là, brûlant / en son immobile tournoi / torride en son tournis / le derviche des dunes." (Je souligne)
Le vertige. On se rappelle sans doute que le motif était au centre du récent article "Destin inscrit dans l'univers-bloc", avec Jean-Pierre Dupuy et Jean-Marc Rochette. L'image de cet immobile tournoi que Jacques Lacarrière développe dans ce quatrain terminal ne renvoie-t-il pas aussi à cette notion de point fixe au cœur du livre de Jean-Pierre Dupuy ? Quatrième de couverture : "Vertiges, tissu de récits, contes et lectures, est construit selon une « hiérarchie enchevêtrée », nous conduisant de Tchernobyl aux élections états-uniennes, de Vertigo à la série Lost, de chameaux à la question de l’impuissance, sexuelle comme créative. La réflexion se déploie à partir de la notion de « point fixe », commentée de chapitre en chapitre." (Je souligne)
Et puisque j'en suis à évoquer des articles précédents, je signale aussi - en écho à Bourges à double tour, où Jean-Paul Kauffmann racontait sa découverte des passages secrets de la cathédrale Saint-Étienne -, que la dite cathédrale comporte un vitrail (baie 21 dans l’ambulatoire du chœur, côté gauche), qui décrit la vie complète de Marie l’Égyptienne***. Ce qui est bien la preuve que la sainte n'était pas célèbre que dans la tradition orthodoxe.
Daniela Mariani : "Daté de 1210-1215, ce vitrail suit de près la narration de la version T du poème. Dans la partie inférieure, on voit la prostituée recevoir des clients, puis partir en bateau. Puis en remontant, les deux registres suivants ont lieu dans l’église de Jérusalem, où un ange armé d’une épée arrête la femme sur le seuil. Après sa prière à la Vierge, Marie entre dans l’église, et nous la voyons à genoux devant l’autel. Puis elle achète trois pains et prie dans l’église de Saint-Jean sur le Jourdain : c’est à ce moment que sa tresse blonde est recouverte d’une tunique marron, signe de mendicité. Dans le registre encore supérieur, après la traversée du Jourdain, on retrouve Marie au désert dans une forêt, vêtue et voilée, puis dans la scène suivante, elle déambule nue dans le même paysage : ses cheveux sont longs et lâchés, dont une mèche est ostensiblement tenue en main par la pénitente (fig. 9)."
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Marie l’Égyptienne nue dans la forêt. Bourges, chœur, baie 21, cadre 21 (1210-1215) |
"Ses côtes, soulignées, manifestent sa maigreur. Entre la première scène et celle-ci, quarante ans ont passé. Dans la troisième registre en partant du haut, Marie l’Égyptienne rencontre Zosime et se couvre de son manteau dont elle est vêtue au moment de communier et à sa mort : ses cheveux sont abondants dans les deux cas. Même son âme qui monte au ciel est figurée avec sa chevelure. Lors de l’inhumation (avant-dernier registre), la sainte est enveloppée dans un linceul, une croix sur le visage. Enfin, dans le registre supérieur, le Christ (ou le Père, ou le sein d’Abraham) accueille son âme dont le visage chevelu est couronné du nimbe. La précision iconographique du vitrail illustre combien l’aspect physique de la femme est une clé de lecture des moments de sa vie, un signe de ses différents états sociaux, et dans les scènes au désert, la chevelure, abondante et désordonnée, est concorde avec le paysage : l’ensemble des éléments descriptifs converge et élabore un récit hagiographique qui met en scène une femme sauvage."
Par ailleurs, on retrouve Jean-Paul Kauffmann dans Chemins d'écriture à travers cette photo des pages 182-183 :
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* Ce sera Les Hommes ivres de Dieu, qui eurent trois éditions successives en 1961, en 1975 et en 1983.
** Ce sera son premier roman (1983).
*** Voir l'étude savante de Daniela Mariani, La chevelure de sainte Marie l’Égyptienne d’après Rutebeuf. Contraste des sources et de la tradition iconographique. "