vendredi 30 mai 2025

Marie d'Egypte et le vertige

La Grèce est au cœur de l’œuvre de Jacques Lacarrière mais on ne saurait la réduire à ce seul pays. Il raconte dans L’Été grec comment il est frappé par les figures de saints peints sur les murs d'un monastère du mont Athos, et surtout par ce fait qu'il est ignorant de la plupart d'entre elles. Saints, martyrs, ascètes appartenant tous à la tradition orthodoxe et parfois à la tradition copte d’Égypte. Revenu en France, désireux de se documenter, il s'aperçoit qu'il n'existe pratiquement aucun livre sur eux,"si ce n'est de vieux manuels d'histoire ecclésiastique tout à fait rebutants".  Ce livre, à l'instigation d'un ami, il décide donc de l'écrire*, et cela l'entraîne en Égypte, d'abord en 1956, puis en 1979. "C'est surtout cette année-là, dit-il, que je pus voyager longuement et emprunter en voiture la route de la Mer Rouge, fermée jusqu'alors en raison du conflit avec Israël. " Il visite alors les deux monastères coptes qu'il n'avait pu voir en 1956, Saint-Antoine (Deir Mar Antonios) et Saint-Paul de Thèbes (Deir Mar Boulos). Il cite la dernière note de son Journal copte :

En me promenant avant de repartir autour du monastère, en ce terrain où se lit à travers les fossiles le défunt mariage des eaux et de la terre, je me dis : l’Égypte copte est cette odeur têtue du Temps qui ne veut pas mourir. Comme ce monastère, bastion de boue, qui a su résister à l'érosion des siècles. Mais pour combien de temps ? Que sont les dix-huit moines qui l'habitent encore face au jaillissement renouvelé de l'Islam ?

Et il ajoute que c'est là, au cœur "de cette odeur têtue du Temps qui ne veut pas mourir", qu'il rencontre celle qu'il devait nommer plus tard Marie d’Égypte, dont l'ombre l'a "suivi plus de vingt-cinq ans", Marie, longtemps prostituée à Alexandrie, qui suit une troupe de pèlerins à Jérusalem, se convertit puis vit 47 ans dans le désert, avant de rencontrer le moine Zosime, qui lui donne la communion. Elle meurt peu après, un lion aidant Zosime à creuser sa tombe.

 

Sainte Marie l'Égyptienne, José de Ribera, huile sur toile, 1641, Montpellier, Musée Fabre.

L'écrivain évoque le désert copte dans Sourates (1982) : "Horizon, infini à l'intérieur de soi. Le soleil insoumis, le vent de feu, la neige immaculée du sable ne font que susciter au sein de l'homme, de l'ermite la tentation d'une ombre dense, d'un refuge dans la nuit de l'être, la pénombre des yeux fermés, du corps clos. Le désert effrite les âmes et les corps comme il effrite les monts et les rocs. Il dénude jusqu'au subconscient ne laissant plus en nous que l'écorché de nos phantasmes, le blanc squelette des pulsions desséchées."

Dans Chemins d'écriture, il poursuit ainsi : " Pulsions desséchées. Cette image est prémonitoire. Je ne savais pas, quand je l'ai conçue, que j'écrirais Marie d’Égypte** deux ans plus tard et que l'ascèse de la sainte prostituée qui assèchera, desséchera, craquellera son corps peu à peu, le rendant aussi fragile et transparent qu'une mue d'insecte, exprimerait très exactement cette image."

 

Ce qui suit m'intéressa au plus haut chef. Jacques Lacarrière écrit que le désert fut pour lui le lieu renouvelé de discrètes initiations, mais que jamais il ne fut un Maître car, à l'inverse de l'Amour et de la Mort, on ne peut le personnaliser : "Le désert, c'est l'impersonnel puisqu'il est miroir de vide et miroir d'absolu. Et qu'est-ce qu'un vide qui se mire ? C'est un vertige. Le désert est vertige. En lui seul, si vos yeux savent s'ouvrir, les yeux de l'âme s'entend, vous apercevrez là, brûlant / en son immobile tournoi / torride en son tournis / le derviche des dunes." (Je souligne)

Le vertige. On se rappelle sans doute que le motif était au centre du récent article "Destin inscrit dans l'univers-bloc", avec Jean-Pierre Dupuy et Jean-Marc Rochette. L'image de cet immobile tournoi que Jacques Lacarrière développe dans ce quatrain terminal ne renvoie-t-il pas aussi à cette notion de point fixe au cœur du livre de Jean-Pierre Dupuy ? Quatrième de couverture : "Vertiges, tissu de récits, contes et lectures, est construit selon une « hiérarchie enchevêtrée », nous conduisant de Tchernobyl aux élections états-uniennes, de Vertigo à la série Lost, de chameaux à la question de l’impuissance, sexuelle comme créative. La réflexion se déploie à partir de la notion de « point fixe », commentée de chapitre en chapitre." (Je souligne)

Et puisque j'en suis à évoquer des articles précédents, je signale aussi - en écho à Bourges à double tour, où Jean-Paul Kauffmann racontait sa découverte des passages secrets de la cathédrale Saint-Étienne -, que la dite cathédrale comporte un vitrail (baie 21 dans l’ambulatoire du chœur, côté gauche), qui décrit la vie complète de Marie l’Égyptienne***. Ce qui est bien la preuve que la sainte n'était pas célèbre que dans la tradition orthodoxe.

Daniela Mariani : "Daté de 1210-1215, ce vitrail suit de près la narration de la version T du poème. Dans la partie inférieure, on voit la prostituée recevoir des clients, puis partir en bateau. Puis en remontant, les deux registres suivants ont lieu dans l’église de Jérusalem, où un ange armé d’une épée arrête la femme sur le seuil. Après sa prière à la Vierge, Marie entre dans l’église, et nous la voyons à genoux devant l’autel. Puis elle achète trois pains et prie dans l’église de Saint-Jean sur le Jourdain : c’est à ce moment que sa tresse blonde est recouverte d’une tunique marron, signe de mendicité. Dans le registre encore supérieur, après la traversée du Jourdain, on retrouve Marie au désert dans une forêt, vêtue et voilée, puis dans la scène suivante, elle déambule nue dans le même paysage : ses cheveux sont longs et lâchés, dont une mèche est ostensiblement tenue en main par la pénitente (fig. 9)."

Marie l’Égyptienne nue dans la forêt. Bourges, chœur, baie 21, cadre 21 (1210-1215)


"Ses côtes, soulignées, manifestent sa maigreur. Entre la première scène et celle-ci, quarante ans ont passé. Dans la troisième registre en partant du haut, Marie l’Égyptienne rencontre Zosime et se couvre de son manteau dont elle est vêtue au moment de communier et à sa mort : ses cheveux sont abondants dans les deux cas. Même son âme qui monte au ciel est figurée avec sa chevelure. Lors de l’inhumation (avant-dernier registre), la sainte est enveloppée dans un linceul, une croix sur le visage. Enfin, dans le registre supérieur, le Christ (ou le Père, ou le sein d’Abraham) accueille son âme dont le visage chevelu est couronné du nimbe. La précision iconographique du vitrail illustre combien l’aspect physique de la femme est une clé de lecture des moments de sa vie, un signe de ses différents états sociaux, et dans les scènes au désert, la chevelure, abondante et désordonnée, est concorde avec le paysage : l’ensemble des éléments descriptifs converge et élabore un récit hagiographique qui met en scène une femme sauvage."

Par ailleurs, on retrouve Jean-Paul Kauffmann dans Chemins d'écriture à travers cette photo des pages 182-183 :

La légende dit : "J'ai choisi cette photo de Sylvia et de moi devant la maison des cœurs parce qu'elle a été prise, lors de son passage, par le journaliste Jean-Paul Kauffmann, retenu trois ans en otage au Liban et aujourd'hui enfin libéré."
 

___________________

* Ce sera Les Hommes ivres de Dieu, qui eurent trois éditions successives en 1961, en 1975 et en 1983. 


** Ce sera son premier roman (1983).

*** Voir l'étude savante de Daniela Mariani, La chevelure de sainte Marie l’Égyptienne d’après Rutebeuf. Contraste des sources et de la tradition iconographique.  "

mercredi 28 mai 2025

D'Antigone à Joseph K.

J'avais terminé l'article précédent en précisant que j'avais encore quelques petites choses à dire sur Chemins d'écriture de Jacques Lacarrière. Mais je dois repousser encore ce moment, car un autre exemple de ce hasard objectif mis en avant par l'écrivain s'est manifesté hier. Hier soir, où j'ai repris la lecture, un temps interrompue, d'un essai lui aussi trouvé à Bourges, le 4 mai très précisément, chez un bouquiniste de la Halle au blé : L'enseignement de la torture, par Catherine Perret (Librairie du XXIe siècle, Seuil, 2013). Sous-titre : Réflexions sur Jean Améry. Juif d'origine viennoise, Jean Améry, de son vrai nom Hans Mayer, fut arrêté par la Gestapo en 1943 pour son activité dans la résistance belge puis torturé au fort de Breendonk avant d’être déporté à Auschwitz. En 1965, il écrit La Torture et, un an plus tard, Jensiets von Schlud und Sühne Bewälgsvesuche eines Überwältigten (Par-delà le crime et le châtiment, essai pour surmonter l’insurmontable), qui aura un puissant retentissement. Jean Améry se suicide en 1978.

Première édition allemande
 

On se souvient que Jacques Lacarrière et Simone Weil s'étaient rejoints dans mon article autour de la grande figure d'Antigone, dans la tragédie de Sophocle. Antigone dont Simone Weil retrace l'histoire dans un bulletin destiné aux ouvriers des fonderies de Rosières, dans le Cher ; Antigone, qu'à la commande de Jean Vilar, Jacques Lacarrière présente au Foyer des travailleurs des usines Renault à Billancourt.

Alors voilà, hier soir, je reprends ma lecture à la page 150 de l'essai de Catherine Perret, sur une section intitulée L'intolérable. Et je lis : "La honte est l'indice qu'une frontière a été trangressée qui n'aurait jamais dû l'être. Elle révèle la nature de l'intolérable. L'intolérable est le sentiment que le droit a pu être violé "à bon droit" : le scandale de ce qui doit être toléré puisque rien ne l'interdit "légalement", mais qui ne peut être toléré sans insulter la justice, l'exigence de vérité, les faits, et, surtout, le sentiment que la loi fait lien autant qu'elle fait loi. Le sentiment intolérable du droit bafoué fait ainsi appel au souvenir d'un droit ancien, d'un droit dont on a perdu la lettre, dont peut-être la lettre n'existe pas : "lois non écrites mais intangibles", comme le dit Antigone dans la tragédie de Sophocle, parce qu'il n'est pas possible de les écrire - les dieux ne possèdent pas l'écriture -, ou que, comme le dit Améry, les contrats qui lient les humains entre eux sont écrits "et" non écrits."

Plus loin : "Antigone se contente de réénoncer la loi divine, intangible. Je n'ai rien inventé, dit-elle. La prescription vient de "Zeus lui-même et de la Justice qui règne auprès des dieux de sous terre". A cause d'elle, la greffe ne prend pas. Hémon se suicide, puis Jocaste, et Créon fou de douleur, rattrapé par les lois non écrites, rejoint Œdipe dans l'exil."

Le grand critique George Steiner a écrit un essai très dense qui se nomme Les Antigones, que j'ai acheté en 1992, mais je ne l'ai hélas jamais terminé (mes soulignés au crayon de papier s'arrêtent à la page 39). On retrouve George Steiner dans ce dialogue de haute volée avec Pierre Boutang sur le mythe d'Antigone, enregistré dans l'émission Océaniques (1987).


Un dernier hasard objectif. Catherine Perret termine son ouvrage par un post-scriptum, dont les dernières lignes ne sont autres que la fin du Procès de Kafka, où l'on retrouve le motif de la honte par quoi ma lecture s'inaugurait page 150 :

"Mais l'un des deux messieurs venait de le saisir à la gorge ; l'autre lui enfonça le couteau dans le cœur et l'y retourna par deux fois. Les yeux mourants, K. vit encore les deux messieurs penchés tout près de son visage qui observaient joue contre joue.
- Comme un chien ! dit-il, c'était comme si la honte dût lui survivre. "
Or, en même temps que l'essai sur la torture (que je n'avais que rapidement feuilleté et dont je ne savais donc pas qu'il se terminait ainsi), j'avais acheté au même bouquiniste de la Halle au blé Le procès, découpage intégral du film d'Orson Welles (1962) dans la collection Seuil/Avant-Scène.


 

 

mardi 27 mai 2025

De la rue Bourbonnoux à la place Gordaine

 La vie et l'écriture. L'amour et l'écriture. L'ailleurs et l'écriture.
Pas d'ambition. Pas de concessions. Peu d'argent. Beaucoup d'amour. Beaucoup d'amis. Pas de calculs.
Refus des gloires enviées. Des itinéraires préparés. Des chemins publics. Des compromissions. Des institutions.
Écrire seulement pour être. Pour s'engager. Vers les autres. Avec les autres. Écrire pour dériver de l'homme ancien. Écrire pour dériver vers l'homme à naître. Rien d'autre.

Jacques Lacarrière, Sourates, 1990.

 

Après Trouy, la rue Bourbonnoux, au cœur du vieux Bourges. Créée au XIIe siècle à l'extérieur du rempart gallo-romain, c'est l'une des plus belles de la ville, avec de nombreuses maisons à colombages. Une association de quartier y organisait donc ce samedi 24 mai un marché aux puces, où j'eus le plaisir de retrouver la céramiste Isabelle Renault, dont la magnifique cave à double niveau fut l'un des sites phares de la nuit du Polar, en mars 2024. Ce fut aussi l'occasion d'une nouvelle razzia de livres, mais je ne m'étendrai pas sur les détails.


Je voudrais juste consacrer un peu de temps à l'un d'entre eux trouvé ce jour-là, le Chemins d'écriture de Jacques Lacarrière, publié en 1991 dans la collection Terre Humaine. J'aime beaucoup cet écrivain, aujourd'hui disparu (1925-2005), et dont je m'étonne même qu'il apparaisse si peu dans Alluvions. Dans Chemins d'écriture, il retrace son itinéraire à travers ses voyages et ses livres, affirmant qu'errance et écriture ont été pour lui les deux voies essentiels de la rencontre avec les autres et de la connaissance de soi : "Si errer, c'est d'une certaine façon s'enraciner dans l'éphémère, écrire c'est essayer de capturer cet éphémère pour l'enfermer dans la durée, c'est devenir oiseleur du Temps." Aucune forfanterie dans ce récit personnel, et pourtant si peu narcissique, et l'on se dit qu'on aurait bien aimé partager un verre de Bourgogne avec cet homme que l'on n'imagine pas autrement que modeste et affable.

Et puis c'est lui qui commence le chapitre 5 en écrivant que le hasard a joué un rôle essentiel dans sa vie. Mais qu'est-ce que le hasard ? L'idée qu'il en a recoupe si fortement la mienne que je ne peux faire autrement que d'en redonner ici le paragraphe décisif :

Si l'on voulait analyser minutieusement les successions d'événements, même mineurs, qui constituent une existence, comme on analyse en physique les chocs et les interactions de particules, je suis sûr qu'on découvrirait des réseaux de rencontres et relations privilégiées qui interdiraient d'attribuer systématiquement au hasard tout ce qui nous arrive. Je sais que je navigue là en eaux dangereuses - celles où l'on se crée des ennemis définitifs - et que je ne peux m'étendre là-dessus dans le cadre très restreint de ce livre. Mais enfin voilà ce que je pense : entre un hasard pur où l'on serait sa vie durant ballotté comme un bouchon sur l'océan des contingences et une nécessité inexplicable faisant de vous l'instrument de quelque volonté extraterrestre, entre la condition de Ballotté et celle d'Envoyé, il doit bien exister un moyen terme qui définisse ce que sans cesse j'ai rencontré : un hasard qui va très souvent au-devant de vos désirs, un fortuit qui survient  presque toujours au moment opportun. Autrement dit, un hasard objectif au sens où les surréalistes l'entendaient. C'est dans ce hasard-là que je retrouve le mieux les hasards de ma vie. (p. 78, je souligne)

Il reprendra plusieurs fois l'expression de hasard objectif dans la suite de l'ouvrage. C'est qu'André Breton fut l'une de ses grandes sources d'inspiration, sans que cela ne le conduise à une position de disciple. Bien au contraire. Car André Breton, précise Lacarrière, abhorrait la Grèce et les humanités, ce qui ne le dissuada aucunement de lire Eschyle et Hésiode, Sophocle et Hérodote, de partir en Grèce dès 1947 avec le Groupe de Théâtre antique de la Sorbonne, d'adapter et de mettre en scène Ajax, Oedipe-Roi et Oedipe à Colone, de Sophocle.

La Grèce va prendre une importance de plus en plus grande dans la vie de Jacques Lacarrière. Son premier livre sera Mont Athos, montagne sainte, publié par Pierre Seghers en 1954. Et il connaîtra le grand succès public avec L'été grec, dans la collection Terre Humaine (1976). Écrivant que "la civilisation grecque est un fleuve continu augmenté d'affluents divers au cours des âges - romains, francs, vénitiens, ottomans, anglais, italiens, bavarois - mais dont la source est restée grecque", il remarque que Simone Weil *publia jadis un remarquable essai intitulé La Source grecque où figuraient entre autres un texte sur Antigone  où elle disait notamment :

Il y a près de deux mille cinq cents ans, on écrivait en Grèce de bien beaux poèmes. Ils ne sont plus guère lus que par des gens qui se spécialisent dans cette étude, et c’est bien dommage. Car ces vieux poèmes sont tellement humains qu’ils sont encore très proches de nous et peuvent intéresser tout le monde. Ils seraient même bien plus émouvants pour le commun des hommes, ceux qui savent ce que c’est que lutter et souffrir, que pour les gens qui ont passé leur vie entre les quatre murs d’une bibliothèque.

Jacques Lacarrière précise que ce texte date de 1936 et fut écrit pour présenter Antigone dans une petite revue d'usine intitulée Entre nous, chronique de Rosières.

Or, après avoir descendu la rue Bourbonnoux, E. et moi avions choisi de déjeuner place Gordaine, cette même place où Simone Weil avait loué un appartement au numéro 7 (une plaque en témoigne encore), quand elle avait été nommé professeur de philosophie au Lycée de jeunes filles de Bourges en 1935**. L'année précédente, ayant obtenu un congé de l’Éducation nationale, elle avait travaillé successivement chez Alsthom, aux établissements J.J. Carnaud et Forges de Basse-Indre à Boulogne Billancourt et enfin chez Renault (comme fraiseuse) - expériences de vie ouvrière qui aboutirent au texte La Condition ouvrière, publié en 1951. Une fois à Bourges, elle continue de s'intéresser à cette vie de prolétaire : elle visite une usine à Vierzon le 28 novembre, grâce à Mme Angrand, la professeure d'anglais qui l'avait hébergée à son arrivée à Bourges. Et elle visite les fonderies de Rosières en décembre. Elle y rencontre Victor Bernard, le directeur technique, avec lequel elle s'entretient et propose plus tard d'écrire dans le bulletin destiné au personnel. Dans une lettre qu'elle lui adresse, elle s'explique sur le dessein de son article : 

Je me demandais avec inquiétude comment j’arriverais à prendre sur moi d’écrire en me soumettant à des limites imposées, car il s’agit évidemment de vous faire de la prose bien sage, autant que j’en suis capable… Heureusement il m’est revenu à la mémoire un vieux projet qui me tient vivement au cœur, celui de rendre les chefs-d’œuvre de la poésie grecque (que j’aime passionnément) accessibles aux masses populaires. J’ai senti, l’an dernier, que la grande poésie grecque serait cent fois plus proche du peuple, s’il pouvait la connaître, que la littérature française classique et moderne. J’ai commencé par Antigone. Si j’ai réussi dans mon dessein, cela doit pouvoir intéresser et toucher tout le monde — depuis le directeur jusqu’au dernier manœuvre ; et celui-ci doit pouvoir pénétrer là-dedans presque de plain-pied, et cependant sans avoir jamais l’impression d’aucune condescendance, d’aucun effort accompli pour se mettre à sa portée. C’est ainsi que je comprends la vulgarisation. Mais j’ignore si j’ai réussi. 

 

Si Jacques Lacarrière cite ce texte avec plaisir, il n'en goûte pas pour autant tous les mots. Ainsi n'aime-t-il pas ce terme de vulgarisation. Évoquant sa collaboration avec Jean Vilar,*** fondateur du Théâtre national populaire (TNP), directeur du Festival d'Avignon, il écrit que "vulgariser est un verbe horrible qui n'eut jamais cours au T.N.P.. On ne vulgarise pas la connaissance, on la partage. [...] Au cours des expériences faites en ces années-là, de 1960 à 1968, je fus sidéré par la maladresse et, très souvent, la prétention de cux qui passent pour des détenteurs de culture. Vilar me le confia un jour, après une conférence que je venais de faire au Verger, "Vous voyez, me dit-il, il n'y a qu'une façon de s'adresser aux autres : c'est de dire le plus simplement qu'on peut ce qui est difficile et non l'inverse, comme le font la plupart des universitaires qui disent de façon compliquée des choses élémentaires, sous prétexte qu'ils s'adressent à un public non lettré !"

 J'ai encore quelques petites choses à dire sur ce livre lumineux, mais ce sera pour la prochaine fois.

 

 Jacques Lacarrière, septembre 1985

____________________

* Petite précision, il n'est pas juste de dire "Simone Weil publia" car cet essai parut en 1953 chez Gallimard, dix ans après la mort de Simone Weil.

** Ne voilà-t-il pas un autre exemple de hasard objectif ?

*** C'est Jean Vilar qui demanda à Lacarrière de présenter Antigone et Sophocle au Foyer des travailleurs des usines Renault à Billancourt (un bien bel écho, là encore, à Simone Weil). C'était là sa première conférence en public : "Je me souviens d'avoir eu, ce jour-là, un trac intense. Tout se passa très bien, heureusement, et je sortis de cette rencontre avec le sentiment, la conviction même, qu'Antigone et Sophocle étaient moins que jamais des fantômes littéraires." (p. 90)

samedi 24 mai 2025

Poussière qui pleut du temps consumé

"Pas de poussière dans un monde où les objets ne servent que transmis - pliés, polis, lavés, brossés, tendus sur un plateau. Propres et neufs ou comme tels : époussetés. Ne rien toucher soi-même ou l'éviter le plus possible. Garder des gants au lit pour recevoir certains visiteurs. acheter un appareil à désinfecter le courrier. Surveiller la façon dont Céleste manie les objets. On a ses manies, sa sensibilité, l'asthme n'arrange rien. Approchez-moi mon bougeoir. Donnez-moi un mouchoir, un autre porte-plume, une bouillotte très chaude, la dernière s'est refroidie. Et ma bouteille d’Évian cachetée ? Celle-ci est ouverte, remportez-la. "

Marianne Alphant, L'Atelier des poussières, P.O.L, 2025, p. 31. 

Grande brocante de Trouy, près de Bourges, dimanche matin. Enfin, brocante est un mot légèrement usurpé, il vaudrait mieux parler de vide-grenier. La plupart des exposants semblent être des habitants qui déballent devant leur pavillon, et que nous proposent-ils ? essentiellement - m'a-t-on fait justement remarquer -, des vêtements d'enfant, des jeux d'enfants, des livres d'enfants, oui, ils ont grandi les lascars, et il faut vider les armoires, épurer les coffres à jouets, l'ado chasse le mouflet, il faut faire de la place. Autant dire que Trouy ce n'est pas le paradis des antiquaires, l’Éden des chineurs. Rien à voir avec la magique brocante des Marins chère à mon cœur. Néanmoins, je serai malvenu de me plaindre : où aurais-je trouvé pour deux misérables euros l'homme de Chaval, ce dessinateur que j'adore ?

 

Et pour deux euros encore Vu de dos, ce recueil de dessins de Cardon, tout aussi admiré ? Et les Fables de la Fontaine illustrés par le grand Gustave Doré (un euro de plus tout de même) ? 

Et puis, pour un vil euro, La mort de Brune, de Pierre Bergounioux, dans la collection blanche ?

 

Le volume que j'ai touché n'est pas aussi nickel que sur la photo ci-dessus, il avait dû traîner près d'un clapier à lapins ou voisiner avec un bidon d'huile. J'étais content quand même, trouver un Bergou dans un vide-grenier ça tient quasi du miracle. Ce n'est pas de la littérature de jeunesse, ça n'émarge pas à l’École des loisirs. Et pourtant, ça ne parle que de ça, ou presque, de l'enfance. Celle de l'auteur, au cœur de Brive, dans les années cinquante et soixante (il est né en 1949). Et le moins qu'on puisse dire, c'est qu'elle était loin d'être joyeuse, cette enfance. De ce temps passé, il écrit dans la quatrième de couverture, que "sa lumière morte, son air éteint, ses drames anachroniques, sa misère, ses tenaces noirceurs encombraient la vie de chaque jour." Voilà qui a le mérite de la clarté. Les gamins de Trouy ne connaissent pas leur chance.

Je me suis donc rapidement plongé dans ce récit âpre, heureusement sublimé par l'écriture ciselée du farouche corrézien. Et j'ai été très vite surpris d'y retrouver avec une fréquence trop élevée pour être négligée notre vieille amie la poussière, à laquelle j'ai consacré, je crois, quatre articles. Bergounioux n'égale pas le record de Christian Bobin (huit occurrences de la poussière dans Pierre,), mais il s'en faut de peu. On va voir que les sept apparitions bergouniennes de la poussière sont loin d'être anodines.

Ça commence page 14 : "Outre l'unique passage, un guichet percé dans le grand panneau de chêne qui aveuglait la porte cochère désaffectée, sur la petite rue, il y avait l'odeur, le composé séculaire, sans doute, auquel contribuait la pierre et la poussière, l’étude, la prière, l'automne, l'ennui, le froid, la créosote et l'anxiété." L'énumération laisse rêveur. Pour information, la créosote est le nom charmant donné à plusieurs sortes d'huiles extraites de goudrons (de bois ou de charbon ou d'une plante) qui sont des composés complexes (plus d’une centaine de composés chimiques pour la créosote de houille).

 

Journal de l'Ain - 26 janvier 1835

Sept pages plus loin, peu après avoir évoqué le sinistre concierge de l'hôtel Labenche où il allait endurer chaque semaine quatre heures de solfège et de piano, il écrit : "Une menace latente, et parfois déclarée, se trouvait mêlée aux occupations les plus mesquines. On décelait, même à six ans, sous la poussière, la peinture grise et le coton bleu, une férocité restée des vieux âges, des temps féroces dont on sortait à peine." On remarquera incidemment que Bergounioux est loin d'être un laudateur du "bon vieux temps"... Il suffit alors de tourner la page pour apprendre qu'il n'y a pas grand chose de bon à se tourner vers les origines : "Les combles avaient été reconquis à une date récente sur l'oubli. La hauteur du toit à quatre pans était telle qu'il comportait lui-même deux étages. Le premier avait été réannexé pour loger l'école de musique, l'autre, faute d'élévation, laissé en l'état. Quelques marches y menaient mais une barrière de bois empêchait de s'aventurer sur le plancher. Il datait des origines. Une poussière historique le couvrait d'un épais linceul et c'est lui que j'aurais désigné aussitôt si l'on m'avait demandé quel était l'endroit le plus inhabitable sur terre." (Je souligne)

On rigolait bien à Brive. Bon, page 29, c'est le Bergounioux adulte qui surgit soudain, le passionné d'insectes qui vient chercher "quelques éclaircissements sur un certain insecte" et qui pousse pour la première fois de sa vie la porte de la bibliothèque de la Société archéologique, parce qu'il espère y trouver les œuvres complètes de Pierre-André Latreille, le "Prince de l'entomologie", l'enfant du pays né à Brive le 29 novembre 1762. "L'air, écrit-il, derrière le vitrage à plombs, avait le goût de poussière, la nuance trouble qu'on trouve au passé lorsqu'il affleure dans les intermittences du présent. L'histoire naturelle et iconographique des Insectes coléoptères d'Europe, dans un coin, sur le dernier rayon, à quatre mètres du sol, disparaissait sous la poussière et les toiles d'araignées accumulées depuis 1822, que - peut-être - Latreille l'avait déposée là pour notre édification avant de regagner Paris, où il prendrait la succession de Lamarck, au Jardin des plantes."


 La notice Wikipedia mentionne justement un autre extrait des frères  Bergounioux ( L’héritage. Pierre et Gabriel Bergounioux, rencontres, les Flohic, p. 33) : "Latreille, le prince de l’entomologie, à qui sa passion sauva la vie. Prêtre réfractaire, il allait être jeté, avec d’autres, dans la cale d’un navire qui devait sombrer au large de la Gironde. Il occupait ses derniers instants à inventorier la faune du cachot. Un des geôliers, qui partageait cette curiosité, le met à part des condamnés. Un insecte — la nécrobie, « la vie dans la mort » — témoigne de cet événement."

 

Necrobia ruficollis
Essai monographique sur les clérites, insectes coléoptères. Tome 2 / par le Mquis Maximilien Spinola,..., 1844 (fig 6)

Gallica nous offre par ailleurs sur son blog un bel article de Gilles Kremer sur Latreille.

Bon, avançons dans le récit. Page 48, Bergounioux raconte les promenades vespérales avec son père. Un tour "en trome" (jusqu'à l'âge de dix ans, "trome" désigna pour lui leur trajet invariable) : "On a pris à gauche. On voit mal parce que l'éclairage urbain est, à l'image de ce temps, vieillot, jaunâtre, tapageur et chiche. L'avenue est plantée régulièrement de bulbes montés sur un cube aux faces ornées de triangles, luisant à cinq mètres du sol de l'éclat poussiéreux, emprunté, des astres morts. Les ruelles sont plongées dans une ténèbre médiévale." On est toujours, on le constate, dans cette thématique sémillante des "temps féroces dont on sortait à peine".

Progressons : la ténèbre, contrairement à ce qu'on pourrait croire au vu de telles descriptions, n'est pas irréductible. Ceci est affirmé page 58 : "Une chose est certaine, une lueur brille au fond des pires traverses, c'est que, plus tard, on sera fixé. Les clartés, qui nous sont aujourd'hui refusées, veillent au loin. Celui qu'on sera - on le sait, on le veut - saura. C'est pour lui qu'on prend la peine de bourrer l'annexe, de l'étendre, de tenir registre, à charge, pour ce qui le concerne, de libérer cet être de nous-même qui ne souhaitait rien que de passer avec les jours, les années, partir et qui attend avec les ombres et la poussière, dans la réserve."

Les deux dernières mentions de la poussière sont à la fin du livre, la première venue avec l'évocation des tristes bonnes femmes de l'épicerie aux pâles légumes et aux morues séchées : "Quand ce qu'il y a vous dissuade de vous nourrir, de subsister, de respirer et que deux bonnes femmes préfigurent l'assentiment qu'on y donnera un jour, les reniements futurs, on est vraiment tenté de se rencogner dans la fumée des songes ou la poussière de jadis et les ténèbres et de n'en plus bouger." (p. 107)

Enfin, page 117 : "J'ai espéré longtemps que le livre qui expliquerait tout existait. Un jour, je tirerais des rayonnages de la bibliothèque municipale un volume couvert de carton ou de chagrin terni par la poussière qui pleut du temps consumé. Je l'ouvrirai et et ce qu'il y avait dehors, dedans, partout, en serait éclairé. Je verrais. Je saurais.

Cette traversée de La mort de Brune sous l'égide de la poussière est bien sûr très réductrice, et laisse de côté bien des aspects et des beautés du récit, mais elle me semble néanmoins refléter sa tonalité générale et sa lucidité térébrante.

Histoire naturelle, générale et particulière, des crustacés et des insectes, ouvrage faisant suite aux œuvres de Leclerc de Buffon, et partie du Cours complet d'histoire naturelle rédigé par C.-S. Sonnini,... Par P.-A. Latreille,.... Tome 12, 1818

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* Wikipédia : "La créosote de goudrons de houille, découverte par le chimiste allemand Karl von Reichenbach, a été largement la plus utilisée dans le monde. Elle a longtemps été autorisée comme pesticide (conservateur du bois antifongique, antimousse et insecticide). Sa haute teneur en hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP, responsables de son odeur) la rend présumée reprotoxique et cancérogène, polluant organique persistant, écotoxique (notamment pour les organismes aquatiques) et bioaccumulable[7]."

jeudi 22 mai 2025

Destin inscrit dans l'univers-bloc

Comme je te le disais également, je crois aux synchronicités jungiennes, à ces choses qui a priori n'ont pas de rapport entre elles mais qui tout à coup s'associent. Ce fut le cas hier quand nous parlions de mon inquiétude quant à la marche du monde, qui faisait écho à la pluie diluvienne qui agitait le Vénéon.

Jean-Marc Rochette, La Chair du monde, entretiens avec Adrien Rivierre (p. 161)

Repartons de ces paroles de Jean-Marc Rochette, par laquelle je terminais l'article précédent. Je voudrais juste remonter à celles qui les ont immédiatement précédées, suscitées par cette question d'Adrien Rivierre : Penses-tu que tu aurais pu devenir l'homme que tu es en ayant continué l'alpinisme ? Rochette répond ceci : "Je ne crois pas car je mets l'art bien au-dessus de la grimpe. Je mets Chaïm Soutine, Vincent Van Gogh ou Paul Cézanne bien plus haut que les plus grands alpinistes comme Messner ou Carrel. Quand j'étais jeune et que je grimpais, j'éprouvais une joie d'évoluer sur les rochers mais, au fond, je savais que ce n'était pas ma destinée. Quelque chose ne sonnait pas juste. A cette époque, mon moteur était une forme de révolte. Or, celle-ci ne pouvait pas être l'architecte de ma vie.Je le sentais car je crois à la théorie de l'univers-bloc." Théorie de l'univers-bloc ? Je ne la connais pas, mais il y a un appel de note, qui nous dit ceci : "En physique, la théorie de l'univers-bloc, conséquence des découvertes d'Einstein, affirme que tous les événements passés, présents et futurs existent déjà dans l'espace-temps. Dès lors, il n'y a plus de flèche du temps orientée vers l'avenir. Cette dernière est une illusion. En réalité, c'est l'observateur des événements qui croit que les événements arrivent au moment où ils arrivent alors même qu'ils sont déjà là. Ils attendaient simplement que l’observateur les rejoigne."


 Rochette explique que cette théorie est une forme d'éternalisme, comme si on avait la possibilité de voyager dans le temps. "Je crois, ajoute-t-il, que mon destin est inscrit dans cet univers-bloc. La vie devient alors une quête vers ce savoir inconscient. C'est une vision très chamanique car les chamans voient devant eux et derrière eux." C'est juste après qu'il dit aussi croire aux synchronicités.

Adrien Rivierre tente alors une objection en demandant à Rochette s'il ne pense pas que ses choix peuvent orienter le réel et sa vie. Et l'artiste répond alors qu'il ne réfléchit pas ainsi : "Parfois, tout se passe comme si l'univers-bloc me coinçait dans des endroits où je ne souhaitais pas aller. Par exemple, je ne voulais pas acheter cette maison. Puis, finalement, avec l'aide de mon cousin, je me dis que je vais investir tout ce que j'ai pour l'acquérir. Au dernier moment, il me dit qu'il ne veut plus faire partie du projet et je me retrouve à l'acheter seul. Je suis coincé. Or, si je ne le fais pas, nous ne sommes pas assis ici dans cet atelier à échanger ensemble ! Je ne peux pas tenir tous les propos auxquels je crois au plus profond de moi. Cette conception de l'univers-bloc ne me permet pas de voir le futur et de dire ce que ma vie va devenir, mais cela me fait vibrer différemment selon les décisions à prendre."


Il se passe maintenant que cette théorie de l'univers-bloc, qui m'était inconnue jusque-là, j'en trouve une seconde occurrence peu de temps après à la lecture de Vertiges, Penser avec Borges, du philosophe  Jean-Pierre Dupuy (Le Seuil, avril 2025). Au chapitre 14, "L'avenir est inévitable, mais il peut ne pas avoir lieu", il s'interroge sur cette phrase paradoxale de l'écrivain argentin, en citant son étude, "Le temps et J.W. Dunne", publié dans Autres inquisitions. Borges disserte autour de la figure de John William Dunne (1875-1949), ingénieur aéronautique britannique, concepteur d'aéroplanes "reposant, écrit Dupuy, sur des principes originaux de stabilité et de pilotage que l'histoire des techniques n'a pas retenu". De toute façon, ce n'est pas ce qui intéresse Borges. Après avoir abandonné l'aéronautique, Dunne a publié un livre sur sur la pêche à la mouche sèche, avec une nouvelle méthode de fabrication de mouches artificielles réalistes, puis il s'est mis à étudier les rêves prémonitoires qu'il pense avoir eus, ce qui l'amène en 1927, à l'élaboration de sa théorie du temps sériel, exposée dans Le Temps et le rêve (An Experiment with Time) qui le rendit célèbre. Ce qui intéresse Borges, c'est donc le fait que Dunne soutienne que l'avenir existe déjà : "Notre expérience du temps comme succession d'événements est une illusion qui provient de la façon dont nous prenons conscience du monde. En fait, passé, présent et futur coexistent dans un univers de niveau supérieur, qui est celui de l'éternité." (p. 218) Ici, un appel de note précise que " J.W. Dunne anticipe une conception du temps qui a reçu le nom d'éternalisme ou théorie de l'univers-bloc." (Je souligne)

Jean-Pierre Dupuy ajoute que le principal argument avancé par Dunne en faveur de sa théorie est donc l'existence de rêves prémonitoires*, Borges commentant ce point en citant Shopenhauer qui a écrit "que la vie et les rêves dont les feuillets d'un même livre : les lire en ordre, c'est vivre ; les feuilleter, rêver."

On connaît ma fascination pour le thème du vertige, et l'on ne s'étonnera donc pas que j'ai absolument tenu à lire cet essai dès sa parution : "Vertiges, tissu de récits, contes et lectures, est construit selon une « hiérarchie enchevêtrée », nous conduisant de Tchernobyl aux élections états-uniennes, de Vertigo à la série Lost, de chameaux à la question de l’impuissance, sexuelle comme créative. La réflexion se déploie à partir de la notion de « point fixe », commentée de chapitre en chapitre." (Quatrième de couverture)

Il faut noter que cette résonance de l'univers-bloc, du livre de Rochette à celui de Dupuy, se redouble d'une résonance autour du motif du vertige. Vertiges est aussi le titre d'un art-book consacré à Rochette que je possède depuis quelques années.


 Et l'article du 20 janvier 2020 renvoyait à un post antérieur du 14 janvier, sur le blog Fixer les vertiges (maintenant abandonné), où j'épinglai la seule occurrence du vertige dans l'album Ailefroide.

(cliquer sur l'image pour lire la vignette)

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* Wikipedia : "Le premier rêve qu'il enregistre a lieu en 1898 : il rêve que sa montre s'arrête à une heure précise avant de se réveiller et de constater que c'est effectivement le cas[2]. Des rêves ultérieurs semblaient prédictifs d'évènements graves : l'éruption de la Montagne Pelée de 1902 en Martinique (un rêve cité par C.G. Jung dans son essai sur la synchronicité), un incendie d'usine à Paris et le déraillement, en 1914, du train express Flying Scotsman non loin du pont ferroviaire du Forth en Écosse."

L'accident du Flying Scotsman à la gare de Burntisland, environ 15 miles au nord du pont du Forth, le 14 avril 1914, avait été rêvé par Dunne à l'automne 1913.

 

 

mardi 20 mai 2025

Au milieu du chemin de notre vie


Au milieu du chemin de notre vie
Je m’égarai en forêt très obscure
De la voie droite que j’avais suivie.

 
Dante, La Divine Comédie (trad. André Markowicz)
 
17 mai 2025, ma fille Pauline a eu 35 ans. La veille, elle se faisait opérer à Grenoble pour une rupture des ligaments croisés (survenue à la suite d'une méchante chute de ski). Je pensais à elle tous ces jours-ci en lisant La Chair du monde, entretiens de Jean-Marc Rochette avec Adrien Rivierre (Allary 2025). 
 
 
Je ne pouvais oublier cette belle surprise qu'elle nous fit quand nous vînmes en août dernier à Grenoble. A peine arrivés dans la ville, elle nous conduisit place Notre-Dame et nous sonnâmes au pied d'un bel immeuble. On nous ouvrit et nous montâmes au second ou au troisième étage, je ne sais plus, par un large escalier éclairé de vitraux, jusqu'à la galerie des Étages, galerie ouverte par Jean-Marc Rochette qui ne se visite que sur rendez-vous. Il s'en explique lui-même dans l'un des entretiens : "Je veux qu'il y ait une démarche intentionnelle de venir et de s'intéresser. Je veux créer des rituels, comme une procession."
 
Ce fut passionnant de découvrir en toute quiétude (nous étions les seuls visiteurs) les différentes pièces abritant quelques planches de bande dessinée, mais surtout des tableaux de Rochette, et des œuvres d'autres artistes amis. 
 

 
L’Incendie, 2011, huile sur toile, 180 x 250 cm.
  
Nous avions visité ensuite le Musée de l'Ancien Évêché, tout proche. Enfin, seulement le sous-sol qui abritait un ancien baptistère, et une exposition sur les Tairraz, quatre générations de guides photographes de haute montagne. J'y retrouvais cette photo de Gaston Rébuffat qui était en une du journal Ouest-France quand il annonça la mort accidentelle d'Albert Camus. Photo que je reliais alors à la couverture de l'album Ailefroide Altitude 3954, de Jean-Marc Rochette précisément, que j'avais lu quelques jours plus tôt (voir l'article d'Alluvions du 26 janvier 2020)
 

 

La photo de l'expo grenobloise

Cette retrouvaille avec la photo réactivait en somme la synchronicité de janvier 2020. "(...) sans que je puisse l'expliquer, dit Jean-Marc Rochette, j'ai toujours cru aux synchronicités jungiennes, c'est-à-dire à la coïncidence d'événements dans l'espace et le temps. Alors que j'aurais dû être broyé par la vie à plusieurs reprises, des opportunités ont émergé. J'ai alors emprunté ces chemins, qui m'ont permis de me découvrir et d'être toujours plus aligné avec mon être le plus profond. Et plus j'avance, plus je suis aligné et plus la magie opère." (p. 25-26)
 
Il revient dans le dernier entretien sur ces fameuses synchronicités : "Comme je te le disais également, je crois aux synchronicités jungiennes, à ces choses qui a priori n'ont pas de rapport entre elles mais qui tout à coup s'associent. Ce fut le cas hier quand nous parlions de mon inquiétude quant à la marche du monde, qui faisait écho à la pluie diluvienne qui agitait le Vénéon." (p. 161)
 

 

vendredi 16 mai 2025

La langue verte et la cuite (de Jorn à Jung)

Le week-end dernier, eut lieu la seconde session de la résidence à la MJCS de La Châtre autour des Dialogues avec Leuco, adaptation théâtrale de l’œuvre de Cesare Pavese, dans une mise en scène de mon ami Jean-Claude Moreau alias le Doc. Le travail a été mené en collaboration avec le jeune musicien Armand Placet, accordéoniste et percussionniste. Armand et moi étant les deux seuls non-locaux nous avons été hébergés chez le Doc, au Moulin Barbaud, près de Lacs. C'est là qu'il me montra sa dernière acquisition bibliophilique, une édition dédicacée de La langue verte et la cuite, de Noël Arnaud et Asger Jorn, publié par Jean-Jacques Pauvert en 1968.

Le livre (sous-titré Étude gastrophonique sur la marmythologie musiculinaire) apparaît comme une parodie de l’œuvre de Claude Lévi-Strauss, Le cru et le cuit (1964). L'iconographie est remarquable ; sur les images somptueuses en noir et blanc les langues des personnes et des animaux sont mises en couleur.




 

En feuilletant le volume, j'eus la surprise d'y découvrir une sculpture romane de la rotonde de Neuvy Saint-Sépulchre, un riche programme sur lequel j'avais travaillé avec Robin Plackert.

Le personnage est ainsi désigné comme "demeuré et accroupi en minijupe et à perruque glossopilaire".

On peut observer tout à loisir les merveilles de l'ouvrage grâce à Internet Archive, qui le reproduit intégralement.

Sur une table, je vis un peu plus tard, ou peut-être fut-ce le lendemain (cela n'a aucune importance), ce livre de Bruno Latour récemment publié :


 L'éditeur présente ainsi le livre : "Le thème de l'atterrissage a été forgé par Bruno Latour dans un livre publié en 2017, intitulé Où Atterrir ? Comment s'orienter en politique. Avec un collectif de chercheur.es et d'artistes réuni.es autour de lui, il s'est attaché à transformer les intuitions du livre en des pratiques de transformation ou de conversion vers une société de « terrestres ». Le présent ouvrage, Où Atterrir : Guides et pratiques, s'attache à proposer à tout à chacun.e les outils et la pensée déployés dans cette aventure unique." Une partie de cette aventure s'est jouée justement à La Châtre et ses environs, où Bruno Latour est venu à plusieurs reprises animer des ateliers. Le Doc n'a pas manqué cette occasion unique de dialoguer avec l'un des intellectuels les plus importants de notre temps. C'est tellement vrai que la photo de couverture représentant Bruno Latour a été prise lors d'une conversation avec le Doc. La photo d'icelui se trouve à l'intérieur de l'ouvrage. Latour écoute, le Doc parle (avec les mains aussi).


Enfin, il me reste à remercier le Doc, encore lui, pour le beau cadeau qu'il me fit : un exemplaire de Psychologie et Alchimie de Carl Gustav Jung, qu'il tenait de Jean-Pierre Valeix, l'ami prof de français qui était devenu bouquiniste à Argenton.

 

Ce pavé que je n'avais jamais croisé jusque-là enferme aussi des merveilles iconographiques.  

 

mardi 13 mai 2025

La chambre de Mariana

La semaine dernière, nous sommes allés voir La chambre de Mariana, d'Emmanuel Finkiel. Le film se déroule en Ukraine, en 1943. Pour le sauver des rafles meurtrières, une mère juive confie son fils Hugo, 12 ans, à son amie d'enfance, Mariana, une prostituée qui vit dans une maison close à la sortie de la ville. Hugo va vivre caché pendant des mois dans le placard de la chambre de Mariana. Le film est poignant, l'interprétation de Mélanie Thierry (Mariana) et du jeune Artem Kyryk (Hugo) époustouflante.

 

Si je tenais vraiment à voir ce film, c'est aussi parce que j'avais lu en 2018 le roman d'Aharon Appelfeld dont il est l'adaptation. Et je l'avais lu dans des circonstances particulières : ayant trouvé le volume dans la boîte à livres du parc Balsan, je l'avais emporté avec moi pour le court voyage que je fis à Varsovie en janvier-février 2018. J'ai retrouvé le petit carnet brun où j'ai tenu le journal de ces trois jours en Pologne. J'en parle d'ailleurs dans l'article Un vieux truc polack, rédigé quelques jours plus tard :

"Motif de la relation mère-fils que je retrouve enfin dans l'ouvrage d'Aharon Appelfeld, que j'ai emporté ici à Varsovie. La chambre de Mariana. Mon seul viatique littéraire, trouvé dans la boîte à livres installé par le Lion's Club à l'entrée du parc Balsan. A mon premier passage, j'en avais profité pour l'abonder de quelques livres dont je voulais me séparer, en échange de quoi j'avais récupéré Courlande de Jean-Paul Kauffmann (dont j'aurai à reparler). Le livre d'Appelfeld était déjà présent, mais je l'avais délaissé. Ce n'est pratiquement qu'au moment de partir que s'est imposée à moi l'idée que c'était très précisément ce livre que je devais emporter avec moi en Pologne, que c'est dans ce pays que je devais le lire. Bien qu'il ne parle pas de la Pologne, que d'ailleurs l'action n'y est pas clairement située dans l'espace (mais on sait que Mariana, la prostituée qui recueille le jeune juif Hugo, confié par sa mère, dans un réduit de la maison close où elle travaille, est une paysanne ukrainienne.)
Aharon Appelfeld est né en 1932 à Czernowitz en Bucovine : la même ville natale que Paul Celan.
Alors oui, j'ai commencé le livre ce soir-là, 12 rue Miodowa. Et je le terminai la troisième et dernière nuit."
 

 Quelques extraits de ce journal de 2018 :
 
"Mardi 30 janvier - J'ai un peu galéré pour le logement. La rue pour les clés tout d'abord. Heureusement, me voyant penché sur ma carte, deux dames, une mère et sa fille, se sont gentiment offerts de m'aider. Elles m'ont même accompagné un bon bout de chemin alors qu'elles étaient sur un tout autre itinéraire. Une jeune fille m'a aidé aussi en consultant son GPS. 
[...] L'appartement, au rez-de-chaussée, est très correct, propre et calme. Je calcule mon itinéraire demain vers Wilanow puis commence le roman d'Aharon Appelfeld.
Hugo, le jeune personnage principal, a deux amis au tout début, Otto et Anna, les deux prénoms palindromiques avec lesquels j'ai ouvert Heptalmanach.
Ecouté deux autres épisodes d'A voix nue avec Xavier Emmanuelli. En parlant de la création du samu social, il emploie le mot de synchronicité.
La chambre est étonnamment calme. Aucune voiture ne semble passer dans cette rue Kapitulna sur laquelle ouvre ma fenêtre.
 
 

 
Mercredi 31 janvier - Levé huit heures, mais réveillé bien avant. J'ai repris la lecture d'Aharon Appelfeld.
En bus jusqu'à Wilanow. Je visite le palais. Exposition de porcelaines chinoises qui me font penser bien sûr à Edmund de Waal. Et puis des salles et des salles de peintures, de portraits de nobles. Plus de gardiens que de visiteurs. [...]
Après l'école, je suis revenu en bus jusqu'à la gare centrale. De là j'ai remonté vers le nord jusqu'à la vieille ville, visitant au passage une église catholique et la seule synagogue qui a survécu à la guerre. Pour la première fois de ma vie, j'ai porté une kippa. Par ailleurs, bien peu de monde dans les deux édifices. 
Deux gardes hiératiques montent la garde devant la tombe du Soldat inconnu, place Pilsudskiego.
Stare Miasto. La vieille ville, reconstruite à 80% après la guerre d'après les peintures du XVIII siècle qui en avaient fixé le souvenir. Rues illuminées, on se croirait encore à Noël. Même à l'intérieur des églises, de grands sapins chargés de guirlandes de lumière trônent à côté des statues et tableaux religieux. 
[...] Je retrouve le calme de mon appartement 33. Des livres au-dessus du petit meuble de l'entrée, en polonais ou en anglais. Rabelais, et même un Bernard Werber. Thanatonauci ou quelque chose comme ça.
Je termine La chambre de Mariana.
Puis j'écoute les deux derniers épisodes d'A voix nue, avec Xavier Emmanuelli. Homme remarquable. Je prolonge par un entretien sur In corsica, avec Jean-François Achilli. Il finit par ces mots : "Ce que je fais, c'est de donner du sens à la vie car je la crois éternelle."
Terminé sur le Mubi polonais, avec C'est arrivé près de chez vous que je n'avais jamais vu en entier. Humour noir, très noir. Poelvoorde porte le film. On se demande si avec un autre acteur on serait allé jusqu'au bout de la farce.
 
 
 Jeudi 1er février - Ce matin il pleuvait. Mais ce n'était que quelques gouttes. L'occasion de sortir le gros bonnet. Ça plus le caban, je ne sens rien et je file à pinces jusqu'au musée Polin, musée de l'histoire des Juifs de Pologne. Superbe bâtiment. Superbe expo (je n'en sortirai qu'à seize heures, la nuit est déjà presque tombée). Audioguide (plus de cinquante plages), mille ans d'histoire dans le labyrinthe souterrain du musée. C'est formidablement bien fait, interactif, bourré d'animations. A la fin, la profusion d'éléments n'est plus gérable humainement : il faudrait accomplir ce parcours en deux ou trois fois.
Lente progression donc jusqu'à l'horreur du XXème siècle. La souffrance ne s'est pas arrêtée avec la fin de la guerre.
La dernière salle se veut optimiste sur le retour de la culture juive en Pologne, mais j'ai eu le sentiment  que le divorce est bel et bien consommé. La dernière décision du gouvernement polonais de vouloir bannir certaines expressions dont celle de "camps de la mort polonais" (ce qu'on peut comprendre à la rigueur) révèle surtout le désir de se dédouaner de toute responsabilité dans l’œuvre de mort.
En partant, j'ai voulu voir ce qui restait du ghetto. J'ai suivi les indications du guide acheté à la librairie du musée, et j'ai bien vu la trace des rails du tram sur les pavés mais pas les bâtiments attendus. Incompréhension. [...]
Décidé de laisser La chambre de Mariana ici à Varsovie, sur la pile de bouquins dans l'entrée, qu'il y ait au moins un livre français dans cette maison, un livre écrit par un juif. De Balsan à Warzau. Un beau saut dans l'espace."
 
C'est ainsi que finissait mes notes.