Bruegel n'est pas le premier à représenter un roi mage noir. L'usage en est répandu depuis plusieurs décennies. On trouvait aussi des figures noires dans les Adorations des Mages, faisant partie du cortège en tant qu'esclaves. Qu'est-ce qui a donc poussé les peintres à leur donner un rang supérieur ? A cela Daniel Arasse donne une explication qu'il définit lui-même comme géopolitique : la prise de Constantinople par les Turcs en 1456, coupant ainsi la route vers Jérusalem, oblige les pèlerins à contourner l'obstacle et à passer par le sud. "On voit alors se réactiver, poursuit l'historien, le mythe ancien de ce royaume chrétien situé en Afrique, au sud de l’Égypte, d'une richesse immense, habité par des Noirs et gouvernés par un mystérieux Prêtre Jean. En 1459-1460, un imposteur parvient même, en se faisant passer pour l'ambassadeur du Prêtre Jean, à se faire recevoir par le pape Pie II, le duc de Milan et le roi de France à Bourges." Le mythe deviendra réalité quand l'émissaire du roi Jean II du Portugal entrera en contact en 1494 avec le royaume d’Éthiopie, chrétien et noir. Mais la peinture, dit encore Daniel Arasse, n'a pas attendu l'histoire et l'idée du mage Noir, l'Africain Gaspard, a un succès fou, et le premier roi noir italien est peint par Mantegna, pour la chapelle privée de la marquise de Mantoue.
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Andrea Mantegna, Adoration des Mages, entre 1495 et 1505, Getty Museum, Los Angeles. |
Après avoir observé nombre de représentations de ce temps-là, Daniel Arasse dégage trois caractéristiques du Gaspard noir pictural. Il est tout d'abord vêtu avec un luxe encore plus ostentatoire que les deux autres mages. Ensuite, il est le plus jeune (l'usage s'était banalisé de faire correspondre les mages "aux trois âges de la vie".) Enfin, troisième élément, Gaspard se situe le plus souvent à l'écart, "parfois de peu, parfois de beaucoup : tantôt isolé, seul, sur son volet de triptyque, tantôt séparé du groupe principal par un pilier, une colonne, un arbre, tantôt même arrivant tout juste, en courant ou encore à cheval, alors que les deux autres sont déjà là, en train de faire leurs offrandes."
A ce point de vue, Bruegel n'invente donc rien : avec son jeune roi noir un peu à l'écart, "il adopte même la formule la plus courante". Pourtant, il ne faut pas s'y tromper, Bruegel n'est pas un simple suiveur et Daniel Arasse prend soin de préciser que "s'il reprend en effet la tradition, Bruegel l'articule de façon très singulière car son Gaspard est le seul à ne pas être caricaturé." Et en cela, il retrouve l'esprit de Jérôme Bosch dont L'Adoration, aujourd'hui au Musée du Prado, à Madrid, se trouvait toujours, jusqu'en 1568, dans les environs de Bruxelles.
A l'écart sur la gauche, debout comme le Gaspard de Bruegel, le mage noir est déjà là d'une prestance exceptionnelle. La référence à Bosch ne fait pas de doute pour Daniel Arasse : "Bruegel ne se contente pas en effet d'y reprendre la couleur de l'habit ; il indique explicitement son hommage en confiant à son roi noir un cadeau qui constitue une citation luxueuse des inventions de Bosch, un cadeau encore plus "à la manière de Bosch" qu'il ne l'était chez Bosch lui-même et, détail sans doute significatif, il signe son tableau sous la majestueuse silhouette, comme l'avait fait Bosch plus d'un demi-siècle plus tôt."
2 commentaires:
Epoustouflante analyse historique. Un très grand merci pour une telle richesse.
Merci beaucoup, Alain, mais tout le mérite revient au regretté Daniel Arasse, dont je ne fais guère ici que suivre les analyses.
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