mardi 13 juin 2017

# 140/313 - Le graal du Roi Pêcheur

"Regardez-nous, y'en a pas deux qu'ont le même âge, pas deux qui viennent du même endroit... des seigneurs, des chevaliers errants, des riches, des pauvres... Mais, à la table ronde, pour la première fois de toute l'histoire du peuple breton, nous cherchons la même chose : le Graal. C'est le Graal qui fait de nous des chevaliers, des hommes civilisés, qui nous différencie des tribus barbares. Le Graal, c'est notre union. Le Graal, c'est notre grandeur."

Alexandre Astier, "La vraie nature du Graal", Kaamelott, livre 1, 2005.*

Cette survenue du mythe du Graal dans cette enquête au long cours et ô combien erratique m'a conduit à relire une étude de Philippe Walter précisément intitulée Perceval, le pêcheur et le Graal, parue chez Imago en 2004, mais que je n'avais découvert qu'à la faveur d'un bouquiniste parisien en février 2012. Philippe Walter est professeur de littérature française du Moyen Age, et il a dirigé l'édition des Romans en prose du Graal et participé à l'édition des Œuvres complètes de Chrétien de Troyes dans la Bibliothèque de la Pléiade (Gallimard). Autrement dit ce n'est pas l'un de ces pseudo-spécialistes qui font du Graal, comme le dit Walter lui-même, "l'objet de toutes les déraisons".

C'est bien chez Chrétien de Troyes que le graal apparaît pour la première fois dans la littérature, lors de la visite de Perceval au château du Roi Pêcheur. Roi qui est en réalité un roi infirme (méhaigné), ce qui ne l'empêche pas d'offrir à son hôte une épée aux vertus exceptionnelles et un somptueux festin, pendant lequel surgit soudain un étrange cortège, avec un jeune homme tout d'abord, porteur d'une lance blanche d'où s'écoule une goutte de sang, puis un "graal tenu à deux mains par une demoiselle", paré d'or pur et de pierres précieuses et répandant une clarté éclipsant la lumière des chandelles. Sur ces apparitions, Perceval n'ose poser de questions et remet au lendemain la demande d'explications. Hélas, au matin, tout le monde a disparu. Château désert et portes closes.

"Alors, Perceval s'en va, déçu et frustré. [...] il tombe par hasard sur une jeune fille qui se trouve être sa cousine. Elle le blâme de ne pas avoir posé de questions au sujet du graal car il aurait ainsi rendu la santé au roi infirme. Elle lui révèle aussi qu'il a commis un grave péché. S'il n'a pas posé de questions (comme il aurait dû le faire) devant le graal, c'est à cause de ce péché qu'il ignore. En quittant trop brusquement le domicile familial, Perceval a été responsable de la mort de sa mère. Ainsi se développe dans l’œuvre toute une thématique chrétienne de la faute et du péché qui vient relayer l'ambiguïté autour du nom du Roi Pêcheur. En ancien français, le mot Peschierre ou Pescheor peut s'entendre aussi bien avec le sens de "pêcheur" (en relation avec la pêche) ou "pécheur" (en lien avec le péché). Le sens premier du récit originel a certainement été celui de pêcheur, comme l'enquête mythologique l'établira plus loin. Toutefois, l'idée chrétienne du pécheur s'est ajoutée au personnage à la faveur de tout un contexte de christianisation inhérent à l'écriture de Chrétien. Le langage poétique lui-même, les jeux d'homonymie et de polysémie qui en résultent ont contribué à greffer sur un récit d'origine païenne des nuances chrétiennes." (Ph. Walter, pp. 17-18)
Le Graal au festin du Roi Pêcheur

Le mot graal n'est pas pour autant une création de Chrétien : pour le moine cistercien Hélinand de Froidmont (né vers 1160-1170, mort après 1229), un graal est un grand plat de service aussi précieux par son contenu que par sa composition. L'étymologie du mot reste obscure, cependant le recours aux dialectes s'accorde globalement avec le sens donné dans le roman. Parmi les exemples nombreux donnés par Philippe Walter, on relèvera "assiette" (greau), "vase arrondi creusé dans un petit bloc de bois et qui sert à enfermer la pâte avant la cuisson du pain " (grô), et surtout "tasse à vin " (grolle) et "vase cylindrique, hanap qui circule parmi les invités" (grolla), qui nous rappellent directement le Pey de Grolle de Touraine et La Grolle marchoise.

Par ailleurs, le mot graal n'existe pas dans la Bible, ni dans aucun texte en latin : "Il surgit dans la langue française au XIIe siècle essentiellement dans les textes littéraires."On le trouve par exemple au vers 618 de la version en décasyllabes du Roman d'Alexandre (daté de 1170 environ et donc antérieur au Conte du Graal de Chrétien, écrit vers 1180). Un pèlerin remercie son hôte de l'avoir laissé manger dans son plat :

Ersoir mangai o toi ton graal.

Philippe Walter donne d'autres exemples encore qui montre que le mot était d'usage banal dans la langue du peuple. "Même Chrétien de Troyes, précise-t-il, emploie à son propos l'article indéfini lorsque le mot se trouve pour la première fois dans son récit :

Un graal antre ses deus mains
Une dameisele tenoit. (v. 3158-3159)

"Une demoiselle tenait un graal entre ses deux mains" : non pas le saint Graal, ni même le Graal, celui que tout le monde connaît déjà et dont tout le monde parle, mais un graal quelconque parmi d'autres. Un graal, c'est n'importe quel plat où l'on peut manger, parfois à plusieurs, une nourriture de choix."

Comment alors expliquer, ajoute-t-il, que cet objet somme toute banal ait pris une telle importance dans la littérature médiévale ?"


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* Cité en exergue de l'introduction de l'excellente étude du jeune médiéviste William Blanc, Le Roi Arthur, un mythe contemporain, Libertalia, 2016, sur laquelle nous aurons l'occasion de revenir les jours à venir.

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