Après la rédaction de l'article précédent, je suis cependant tombé sur une intéressante étude d'un certain Jean Dolbouc intitulée Sainte-Solange : du paganisme au christianisme. Elle se fonde sur une vision de la civilisation européenne reposant sur "deux dimensions religieuses imbriquées":
"La première est ancestrale, très localisée, intuitive, ésotérique (1) : c’est le paganisme (2). Cet axe ésotérique du religieux européen correspond à ce que René Guénon nommait le « noyau », ce que des intellectuels contemporains comme Jean-Luc d'Albeloy ou Luc Saint-Etienne appellent la « sève païenne » (3). [...]
La seconde dimension religieuse est chrétienne, et plus précisément catholique (5). Elle correspond plutôt à l’ « écorce » chez Guénon, et vient chapeauter, couronner la « sève païenne » des mythes (...)."
Ces deux dimensions - la première, plus mystérieuse mais directement inscrite dans l’environnement immédiat ; la seconde, plus abstraite, plus morale et plus universelle – s’articulent dans un rapport de subsidiarité. Sur le « pays païen » – un pléonasme – et ses « mythes fragmentaires » – un autre pléonasme – viennent comme une enveloppe, l’ « Imperium » chrétien qui en révèle le sens et en accomplit la compréhension « selon le tout ». Ainsi, plutôt que d’« abolir », d’effacer l’incomplétude mythique, le christianisme apporte son complément. Il complète les mythes et les résout, il les prend comme appui pour instaurer sa supériorité morale."Le Berry apparaît alors aux yeux de l'auteur comme un "terrain d'observation privilégié" :
"Hautement représentatif de cette subsidiarité et de cette dialectique pagano-chrétienne, le Berry, plus vieille province de France, mais territoire à la christianisation lente, expose des matériaux culturels éclairants dans ses nombreuses légendes et dans l’évolution historique de leurs reformulations. C’est une terre encore pleine d’enchantements et de sorcellerie, à la tradition orale vivace, réputée rétive aux changements, et qui a su préserver en partie son caractère antique. Héritier du pays des Bituriges Cubi qui dominaient la Gaule, le Berry garde la trace de cette société plutôt matriarcale."
Ceci s'accorde avec la thèse d'Anne Lombard-Jourdan, que j'ai déjà eu l'occasion de citer, selon laquelle le Berry est un conservatoire de traditions : « Légendes et traditions furent, en Irlande, mieux protégées que
sur le continent. Mais il existe aussi en France une région qui fut
tenue relativement à l'écart des agressions diverses, un isolat où il
s'avère que furent mieux conservées les croyances et les traditions du
terroir. Il s'agit du Berry où les habitants, paysans pour la plupart,
les perpétuèrent plus longtemps qu'ailleurs, loin des grandes routes
d'influence." (Aux origines de Carnaval, Odile Jacob, p.235)
En revanche, il me semble erroné de désigner la société celte comme une société "plutôt matriarcale" : ce n'est pas parce que "son imaginaire et son quotidien sont peuplés encore aujourd’hui de femmes au caractère fort"que le matriarcat y fut instauré (les anthropologues ont fait le deuil de cette idée : aucune société ancienne ne s'est avérée véritablement matriarcale, dans le sens où les femmes y détiendraient le pouvoir). Ce cadre étant néanmoins posé, l'auteur se propose ensuite d'étudier de près "l’une des principales légendes berrichonnes, si ce n’est la principale : celle de Sainte-Solange (ou « Soulange » pour les autochtones)."
Sur cette biographie de la sainte, Jean Dolbouc apporte quelques éléments nouveaux, ainsi aurait-elle voué une admiration particulière à Sainte-Agnès : « "Je ferai comme toi, mon agnelette !", disait-elle », s'appuyant là sur Hugues Lapaire, « Sainte Solange », in Les légendes berrichonnes : légendes rustiques, historiques & religieuses, superstitions du Haut & Bas-Berry, Champrond-en-Gâtine, Editions du Colombier, 2003. Selon le même auteur, elle aurait connu une brève crise de narcissisme :
Un jour qu’elle lavait son linge à la rivière, « elle vit se refléter sur l’eau le plus charmant visage que l’on puisse voir. Elle l’admirait sans se douter que ce fut elle : « "Oh ! la gente fille au teint frais ! Jésus ! C’est une rose !", s’exclama-t-elle naïvement ». Mais elle se reprit bien vite, « brouilla l’eau d’une main tremblante et se releva en rougissant : « Attention ! avait soufflé sainte-Agnès. Prends garde, Solange, au péché d’orgueil ! »
Cette dernière réplique est reprise du livre de Jean Defrasne, Mystères et légendes du Berry, Cabedita, Yens-sur-Morges (Suisse), 2006, pp.15-16. Il est curieux que Mgr Villepelet ne mentionne absolument pas ces événements, lui qui cite les sources les plus anciennes de la vie de sainte Solange, à savoir une ancienne chronique manuscrite des archevêques de Bourges, aujourd'hui disparue, dont s'inspira le Père Honoré Nicquet, recteur du collège des Jésuites de Bourges, qui en 1653 et 1655 donna deux éditions d'une vie de sainte Solange. Je soupçonne ici une extrapolation des compilateurs, qui n'hésitent pas à restituer le dialogue du bourreau avec sa victime et à terminer (Jean Defrasne) par cette envolée lyrique :
« Devant l’horrible forfait qu’il venait de commettre, Bernard fut
comme dégrisé. Le remords le saisit ; il se frappait la poitrine en
gémissant : "Malheureux ! Qu’ai-je fait ? Quelle folie m’a pris pour
tuer ainsi cette sainte fille ? Je suis maudit !" Et soudain, […]
il semblait au meurtrier que la petite morte se levait lentement ; dans
une lumière dorée qui la nimbait comme d’une auréole, elle marchait
vers la fontaine proche, tenant dans ses deux mains sa pauvre tête
ensanglantée, pour aller la laver dans l’eau claire qui chantait »
Le récit de Villepelet, rapportant les sources donc les plus anciennes, ne fait nullement allusion à cette fontaine. Jean Defrasne s'inspire ici manifestement des récits les plus courants sur les saints céphalophores.
Le même Jean Defrasne, rapporte Jean Dolbouc, "dans son introduction au récit de la vie de Solange,
place cette dernière dans une continuité légendaire, celle des nymphes,
mais en relative rupture avec elles."
« Jadis, aux temps païens, la source avait été consacrée aux nymphes, dont le regard vert brillait à travers le miroir des eaux calmes et dont les tuniques diaphanes glissaient entre les roseaux, à la clarté amicale de la lune. Mais un jour les nymphes avaient quitté leur transparent royaume, chassées par la frêle main de l’Enfant né bien loin de là, dans une étable de Judée, par une nuit de décembre toute constellée d’étoiles ». L’évanouissement du paganisme est le point de départ du récit. La naissance lointaine de Jésus est présentée à la fois comme la cause de la désertion des nymphes, et en filigrane, comme la promesse d’un nouvel enchantement. Immédiatement à la suite de ce passage, Solange apparaît dans le récit, dans cette position rappelant les nymphes : « penchée sur la source ». Et l’auteur de nous rappeler une fois de plus la substitution : Solange « n’y rencontrait plus le regard d’émeraude de la naïade, mais le visage rose et blond d’une fillette de quinze ans ». Solange vient prendre la place des naïades frappées d’obsolescence. Reprenant le fil de cette histoire féérique tombée en désuétude, Solange prendra une signification toute différente de ses prédécesseurs. C’est le sens de la transition des nymphes au végétal regard vert à la sainte au céleste regard bleu.
Le paganisme s’est essoufflé, il est en déclin et ses fées ont déserté. Le christianisme arrive avec la figure de Solange, comme une renaissance religieuse qui marque une nouvelle étape culturelle et humaine.
"Le paganisme s'est essoufflé ": c'est prendre ses désirs pour la réalité. En réalité, il faut inverser la causalité : c'est bien plutôt parce que le paganisme restait toujours actif dans ces campagnes reculées qu'il importait de le recouvrir d'un voile chrétien, et de travestir les éléments mythologiques en substituant aux idoles païennes des saints à la piété irréprochable.
Enlèvement de Perséphone par Hadès, fresque de la tombe de Vergina, Grèce. 340 av. J.-C. (Wikipedia) |
Il y a fort à parier que Solange a pris la place d'une divinité locale qui n'est pas sans évoquer le mythe de Perséphone, que Jean Dolbouc a bien raison de convoquer dans son étude. Fille de Zeus et de Déméter, Perséphone, connue sous le nom de Coré
(c’est-à-dire la « jeune fille ») est semblablement enlevée par son oncle Hadès, dieu des Enfers. Devant les supplications de Déméter, Zeus
trouve un compromis : Perséphone restera six mois par an (automne et
hiver) auprès d’Hadès et les six mois restants
avec sa mère pour l’aider à favoriser les récoltes.
On comprend encore mieux maintenant la présence de ce toponyme L'Enfer, près de Sainte-Solange, et pourquoi la sainte est implorée contre la sécheresse, et pour protéger les récoltes et les troupeaux.
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