mardi 9 septembre 2025

Mesmer et Mademoiselle Paradis

"L'hypnose, le magnétisme animal, comme l'appelait Franz Anton Mesmer, le premier médecin magnétiseur de l'histoire au XVIIIe siècle, avait, me semble-t-il, quelque chose de très littéraire que l'aventure de Gerlach ne faisait que confirmer - l'hypnose s'adressait à l'imagination, au fluide de l'imagination, à l'aspect ductile, presque façonnable de la psyché humaine : le bloc de terre sur le tour du potier, auquel la paume de la main, humide, immobile pourtant, imprime un mouvement qui fait se lever, se tordre, se creuser la glaise jusqu'à lui donner forme - mais rien dans le geste de la main ou dans la pulpe du doigt ne laisse deviner a priori cette forme en soi." (p. 69-70)

Le surgissement de Franz Anton Mesmer à cet endroit du récit de Mathias Enard a fait aussi remonter le souvenir de Bulles, le formidable premier tome de la trilogie "Sphères" du philosophe allemand Peter Sloterdijk. Lecture de l'année 2004, plus de vingt ans déjà, mais qui demeure prégnante. Mesmer y apparaissait à la page 244, désigné comme "le véritable instigateur de la médecine romantique magnétopathique." Alors qu'Enard écrit que Mesmer "est plus ou moins contraint de quitter sa ville de Vienne et son épouse en 1778 après une demie-guérison obtenue sur une jeune pianiste aveugle, Maria Theresia von Paradis", Sloterdijk, dans une note de bas de page, propose que "pour délimiter la période de floraison du premier classicisme de la psychologie des profondeurs à l'aide de dates-clés symboliques, on pourrait se référer à la migration de Mesmer de Vienne à Paris, en 1778, et à l'année de de publication de la dernière somme sur les traditions magnétopathiques, Du magnétisme de la vie et des effets magiques en général, de Gustav Carus, en 1856."

 

Je ne connaissais pas l'histoire de cette jeune pianiste aveugle, Maria Theresia von Paradis, elle vaut qu'on s'y attarde un peu. Fille de Joseph Anton Paradis, secrétaire impérial au Commerce et conseiller à la Cour de l'impératrice Marie-Thérèse, elle commença à perdre progressivement la vue à partir de l'âge de deux ans. La notice de Wikipedia affirme que Mesmer, avec ses séances de magnétisme initiées en 1776, "réussit à stabiliser provisoirement son état". Mesmer, dans son Précis historique des faits relatifs au magnétisme animal jusques en avril 1781, est plus radical : "Je lui rendis la vue", ne craint-il pas d'écrire.

Si Mesmer a dû quitter Vienne, c'est précisément à cause de Mademoiselle Paradis. Pour mieux la soigner, il l'avait accueillie à son domicile. Mais selon lui un complot se trama : on fit craindre à M. Paradis la perte de la pension que l'impératrice lui versait en raison de sa cécité, et il vint l'enlever de force. Le père entre, l'épée à la main, chez Mesmer, accompagné de la mère. Il est désarmé, la mère et la fille tombent évanouies. Quelle scène, s'écrie Mathias Enard. La rumeur publique gronde, le scandale couve, et Mesmer est obligé de rendre la jeune femme à ses parents et de quitter la capitale autrichienne. "Une chose semble à peu près certaine cependant, affirme Enard, Maria Theresia von Paradis, Marie-Thérèse du Paradis ne recouvrait la vue qu'en présence de Mesmer : elle était donc aveugle en son absence. On peut en conclure ce que l'on veut."(p. 75)

Il semble que les deux se rencontrèrent de nouveau à Paris où Maria Theresia se rendit pour une tournée en . Il veut assister à un concert qu'elle donne à la cour le mois suivant, mais il n'est pas le bienvenu et doit quitter la salle. Elle fera en tout quatorze apparitions à Paris, saluées par les critiques de l'époque. Elle aidera aussi Valentin Haüy à fonder la première école pour aveugles, qui ouvrira à Paris en 1785.

C'est en cette même année 1784, lis-je dans Sloterdijk, que Mesmer exposa les principes de sa méthode curative dans une loge secrète parisienne qu'il avait lui-même fondée, "devant un groupe d'élèves sélectionnés parmi lesquels on trouvait des célébrités actuelles et futures, comme les frères Puységur, le général La Fayette, l'avocat Bergasse, George Washington et le banquier Kormann."(p. 246)

 


Maria Theresa von Paradis avait-elle été amoureuse de Mesmer ? s'interroge in fine Mathias Enard. "Etait-ce l'imagination et la passion amoureuse qui l'avaient temporairement guérie comme, un siècle plus tard, ces patientes hystériques qui aimaient surtout le pouvoir que Jean Martin Charcot avait sur elles ?"

 

Séance de magnétisme animal autour d’un « baquet ». La légende indique : « Importante découverte par Mr Mesmer, Docteur en Médecine de la Faculté de Vienne en Autriche »

Département des estampes de la Bibliothèque nationale de France


 

vendredi 5 septembre 2025

Les datchas de Berlin

Outre le Stalingrad de Theodor Pliever, il existe un autre grand texte allemand sur la bataille de Stalingrad, c'est celui de Heinrich Gerlach*. Alors que Plievier avait écrit son livre à partir de témoignages, Gerlach avait vécu l'enfer directement, ayant combattu d'août 1942 jusqu'à la reddition de la VIe armée allemande en janvier 1943. Il fait alors partie des 91000 soldats qui rejoignent les camps soviétiques dont 5000 seulement survivront aux terribles conditions de captivité. Gerlach participe aux activités de propagande du Comité national pour une Allemagne Libre, une organisation qui fait collaborer communistes, exilés allemands et officiers de la Wehrmacht désabusés par la défaite et le régime nazi. Il écrit par ailleurs son récit de Stalingrad et l'achève en 1945. Comme il craint de se le faire confisquer par le NKVD, les services secrets soviétiques, il tente d'en faire sortir une copie par un ami mais cette copie est saisie, et le manuscrit original également en décembre 1949, peu avant sa libération. Gerlach retrouve alors sa ville de Brake, près de Brême, en 1950, mais ne peut se résoudre, écrit Mathias Enard, "à abandonner ses camarades, les morts, les vivants, leurs récits. Il cherche à récrire le récit perdu. Il n'y parvient pas. Il a la sensation que sa mémoire lui fait défaut. Que les souvenirs sont trop lointains. La première version disparue le hante." (p. 64)  

Il prend alors contact avec Karl Schmitz, un psychiatre et hypnotiseur munichois, pour l'aider à dépasser ses blocages. L'hypnose, précise Enard, ne lui restitue pas le texte oublié mais permet surtout de soigner le stress post-traumatique. Gerlach mettra cinq ans à écrire cette seconde version : Die verratene Armee, L'Armée trahie, publié en 1956.    

 

Au début des années 1990, le chercheur Carsten Gansel retrouve, de façon presque miraculeuse, le manuscrit original à l'ouverture des archives soviétiques, qui sera publié sous le titre Éclairs lointains. Percée à Stalingrad.


La comparaison entre les deux textes est bien sûr passionnante : elle permet tout d'abord de savoir que Gerlach avait bel et bien réussi son pari de reconstituer son roman. Mais les petites différences aussi sont éclairantes, Enard en donne plusieurs exemples. 

En marchant vers une librairie de la Wörtherstrasse, il se demande s'il serait capable à son tour de reconstituer un de ses livres. "Sans doute pas, conclut-il. Une phrase par-ci par-là, peut-être. Probablement parce que je n'ai pas vécu les événements que je décris. La fiction s'oublie-t-elle plus vite que la réalité ? Qu'une réalité aussi violente que la bataille de Stalingrad, sans doute. La littérature naissait bien dans cet espace entre trois pôles, entre le vécu, le souvenir et l'écriture ; le roman cherchait à franchir les frontières entre ces trois moments et l'imagination romanesque n'était sans doute que le moyen de parvenir à traverser ces fossés."(p. 69)

Sur Stalingrad, les livres de Plievier et Gerlach sont dépassés seulement, estime Enard, par les deux romans de Vassili Grossman, Pour une juste cause et Vie de destin. J'ai eu envie à ce moment-là de revenir, non à ces deux livres (que je n'ai pas encore lus, j'en suis presque honteux et stupéfait), mais à ce recueil de souvenirs et correspondance, Vassili Grossman (Calmann Lévy, 2023), qui m'avait ému et passionné. Un marque-page y est toujours, placé à la page 165. J'en extrais ce paragraphe, extrait du carnet n°16 de l'écrivain :

Les datchas de Berlin. Tout disparaît dans les fleurs, tulipes, lilas, fleurs roses décoratives, pommiers, pruniers, abricotiers. Les oiseaux chantent : la nature n'est pas mécontente des derniers jours du fascisme.

Dans le bourg de Landsberg près de Berlin, des enfants jouent à la guerre sur un toit plat. A Berlin, au même instant, on porte les derniers coups à l'impérialisme allemand, tandis qu'ici, avec des épées et des lances en bois, des gamins aux longues jambes, nuques rasées, franges blondes, poussent des cris perçants et se transpercent les uns les autres, sautant et bondissant comme des sauvages. Ici une nouvelle guerre est en train de naître. C'est éternel, indéracinable.

 


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* Né à Königsberg, comme Käthe Kollwitz. 

lundi 1 septembre 2025

Une vie de catastrophes berlinoises

Dimanche pluvieux. Remonter la rue de Strasbourg pour aller à l'Apollo voir le film de Christian Petzold, Miroirs n°3. J'avais encore en tête l'entretien qu'il avait donné à France Culture la semaine dernière, ses paroles sur l'automne, saison de ses films. En fait, Miroirs n°3 a une teneur plutôt estivale, se déroulant dans une campagne paisible, lumineuse, si ce n'est que l'on entend de temps à autre le cri des grues. On ne les voit jamais et c'est un détail qui échappera sans doute à beaucoup de spectateurs, car cela reste discret. Mais c'est pour moi un son marquant et inoubliable : les grues traversent le ciel du Berry deux fois par an, la région est située sur leur immuable couloir de migration. Le spectacle de leurs géométries ondoyantes m'a toujours fasciné. 

 

Ce genre de détails subtils est bien dans le style délicat de Christian Petzold, qui a construit ce film avec une grande économie de moyens. Un autre détail m'a saisi : Laura fait part à Barbara de son désir de cuisiner, elle propose de faire des boulettes de Königsberg. Barbara s'arrête alors (elles roulent toutes les deux à vélo, Laura sur le porte-bagages car la selle de l'autre vélo est cassée*), comme surprise, déclarant que c'est un plat qu'elle rate toujours. Et c'est le plat que l'on voit servir dans la bande-annonce, au mari et au fils qui découvriront Laura par la même occasion. Les boulettes de Königsberg (Königsberger Klopse) me rappelaient évidemment Käthe Kollwitz, originaire de cette ville aujourd'hui sous dominance russe.

C'est donc à l'automne aussi que meurt Peter Kollwitz sur le front belge, le 22 octobre 1914. Peter Kollwitz qui était membre du Wandervogel, un mouvement de jeunesse auquel Walter Benjamin avait lui aussi appartenu jusqu'à cette année fatidique. Selon Mathias Enard les deux jeunes hommes se seraient rencontrés en 1913. C'est aussi à cette époque, en 1915, ajoute-t-il, "que débute l'amitié entre Walter Benjamin et Gerhard Scholem, qu'on n'appelle pas encore Gershom ; le spécialiste de la kabbale et de la mystique juive est lui aussi un jeune Berlinois, comme Benjamin issu d'une famille "assimilée" - les parents de Benjamin habitent, à Grunewald, une villa assez cossue dans laquelle Benjamin profite, nous raconte Scholem, "d'une grande chambre pleine de livres, qui me fit l'impression monacale d'une cellule de philosophe." (p. 49)

Ceci faisait écho à ce Journal de jeunesse, 1913-1923, de Gershom Scholem que j'avais aussi commencé de lire cet été, intitulé aussi Quitter Berlin (Rue d'Ulm, 2025).

 
 
Le Journal de Käthe Kollwitz s'ouvrait sur la mort de Peter, qui l'avait plongée dans  une terrible tristesse, veinée, écrit Enard, de culpabilité :  pour pouvoir s'engager comme volontaire, il avait dû obtenir de ses parents leur assentiment écrit. Adrien Cauchie raconte que "Käthe Kollwitz réagit en s’attelant à la réalisation d’un monument funéraire qui, au départ, devait être un mémorial dédié aux jeunes soldats morts à la guerre. En 1932, après dix-huit ans à y travailler régulièrement, ce sont finalement deux Parents en deuil qui prennent place dans le cimetière militaire allemand de Vladslo, près de Dixmude, en Belgique, où repose son fils et où ils sont toujours visibles aujourd’hui."
 
Käthe Kollwitz, Les Parents, troisième version abandonnée de la planche 3 de la série »Guerre«, 1920, lithographie au crayon (report), Kn 149

Käthe Kollwitz, Les Parents, Gravure sur bois, Kn 174 V b


Käthe Kollwitz: The Grieving Parents, a memorial to Kollwitz' son Peter, now in Vladslo, Diksmuide, West Flanders, Belgium
 
Toute l’œuvre de Käthe Kollwitz est marquée par le deuil. Presque trente ans après, en octobre 1942, le petit-fils, le fils de son fils aîné, nommé Peter aussi en mémoire du premier, est tué sur le Front de l’Est pendant la terrible bataille de Rschew/Rjev en Russie à 200 km de Moscou.
 
"Une vie de catastrophes berlinoises", conclut Mathias Enard.  

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* Et ce sera la tâche du fils, Max, garagiste comme son père, de la réparer. De même un robinet qui goutte et un lave-vaisselle. Il est beaucoup question de réparer dans le film. Les objets littéralement, mais aussi les âmes, plus symboliquement.

jeudi 28 août 2025

Käthe Kollwitz et la Rose blanche

 "Comment Berlin et la célèbre Alissa Eberhardt étaient-elles entrées dans sa vie ?"

Ian McEwan, Leçons, Folio/Gallimard, 2023, p. 211. 

 

J'avance pas à pas dans le récit magnifique et poignant de Mathias Enard, et voudrais aujourd'hui m'attarder un peu sur la grande artiste qu'il évoque dans le chapitre dénommé "Hermann". Il s'agit de Käthe Kollwitz (1867-1945), qui a donné son nom à un quartier de Berlin, le Kollwitz Kiez. Je ne la connaissais pas du tout, alors que le musée de la ville qui lui est consacré assure qu'elle est l'artiste allemande la plus connue au niveau international du 20e siècle. On restera jusqu'au bout un ignorant... Ce musée, Enard l'avait visité avec l'écrivain espagnol Juan Trejo, de passage à Berlin, et il confesse que cette visite les avait tous les deux émus aux larmes : "nous étions tout simplement tombés amoureux de Käthe Kollwitz, de ses dessins, de ses gravures. Il y avait là une sorte de miracle, les œuvres de Käthe Kollwitz incarnaient à la fois les luttes des pauvres, des exploités, d'une façon collective, très politique, mais aussi intime : à travers les visages , les corps, l'identité, la spiritualité, Käthe Kollwitz parvenait à donner à ceux qu'elle représentait, au travail, à la maison, ou luttant pour leurs droits, une individualité, comme un rayon de soleil permet soudain de distinguer une figure dans la foule. Un être apparaissait - la singularité de sa souffrance était inséparable du collectif de son combat."(p. 45-46)

Journal de Käthe Kollwitz (bonne recension d'Adrien Cauchie dans En attendant Nadeau)
 

Née le 8 juillet 1867, à Königsberg, l’ancienne capitale de la Prusse orientale (aujourd’hui Kaliningrad en Russie), Käthe Kollwitz s'installera avec son mari Karl dans le quartier ouvrier de Prenzlauer Berg où ils vivront et travailleront pendant plus de 50 ans et où naîtront leurs deux fils, Hans en 1892 et Peter en 1896. Elle est morte en avril 1945 à l'âge de 77 ans, "sans voir l'aube, écrit Mathias Enard, succéder à la longue nuit dans laquelle l'Allemagne était plongée. Aube de toute façon relative : Prenzlauer Berg et la place qui porte aujourd'hui le nom de Käthe Kollwitz se trouvaient dans la Sowjetische Besatzungzone, la zone d'occupation soviétique qui, en 1949, se convertirait en capitale de la République démocratique allemande et serait coupée de la partie ouest de la ville par la construction du mur en 1961."(p. 48)

Ceci me donne l'occasion d'évoquer le second livre ayant trait à Berlin et que j'avais donc lu à la même époque que Mélancolie des confins : le très beau roman de Ian McEwan, Leçons (Gallimard, 2023). Qui commence à Londres, en 1986, au moment où le personnage principal, Roland Baines, voit sa vie basculer : sa femme Alissa l'abandonne pour se consacrer à l'écriture de son roman, alors même que leur fils, Lawrence, n'a que quelques mois. Alissa est la fille d'une anglaise, Jane Farmer, ancienne journaliste, et de l'allemand Heinrich Eberhardt, qui avait été sympathisant du groupe de la Rose blanche, de Hans et Sophie Scholl.  Groupe qui avait rédigé et diffusé clandestinement des tracts contre Hitler, à Munich et dans les villes alentour. Sophie Scholl avait été surprise par le concierge Jakob Schmid en train de distribuer le sixième et dernier tract, conçu après la capitulation de Stalingrad en février 1943 ; dénoncée, elle avait été arrêtée ainsi que tous les membres du mouvement. Après un procès expéditif (en trois heures seulement), elle avait été condamnée et décapitée, ainsi que Hans et Christoph Probst, le 22 février 1943. Elle n'avait que 21 ans.

Sophie Scholl photographiée par la Gestapo, le 18 février 1943.
 

Ce n'est pourtant pas grâce à Alissa que Roland Baines a découvert Berlin, cela il le doit à une liaison plus ancienne, Mireille Lavaud, journaliste française vivant à Camden, qui lui propose de rendre visite à son père, diplomate en poste depuis peu à Berlin. C'est au cours de ce séjour qu'ils se rendent à Berlin-Est, à Pankow précisément, chez Florian et Ruth Heise, des amis de Mireille vivant dans un petit appartement au septième étage d'un immeuble miteux. Florian lui montre sa collection de vinyles cachée dans une valise planquée sous un lit : Dylan, le Velvet Underground, les Stones, Grateful Dead, Jefferson Airplane. Deux mois plus tard, Roland lui apporte, sous un déguisement, Slow Train Coming  et le troisième album du Velvet, le seul que Florian ne possédait pas. Au total, il fait neuf voyages à Berlin-Est en quinze mois entre 80 et 81.


 

Et puis un jour tout bascule. Il apprend de Mireille que la Stasi a arrêté Florian et Ruth, que l'appartement a été fouillé et saccagé, la collection de disques confisquée, les deux petites filles du couple confiées à leur grand-mère, Marie. Dès le lendemain, Roland se rend à Berlin, l'appartement de Pankow est déjà réoccupé, et, selon une voisine croisée dans l'escalier, Marie est à l'hôpital.

"Il n'eut pas envie de quitter ce quartier, de renoncer à retrouver cette famille. Il n'eut pas le choix. La pénombre et le silence étouffant de Berlin-Est envahissaient peu à peu les immeubles autour de lui. Il prit un bus vers le centre et descendit sur un coup de tête à Prenzlauer Berg. Il bouillait intérieurement, avait son col de chemise trempé, se fichait de ce qui pouvait lui arriver, d'où la vitesse avec laquelle il fit à pied les vingt minutes de trajet jusqu’au ministère de la Sécurité d'Etat dans Normannenstraße. Sans surprise, il se fit refouler par les gardes armés à la porte." (p. 235)

Peter Kollwitz, le fils cadet de Karl et Käthe, né à Prenzlauer Berg le 6 février 1896, meurt le 22 octobre 1914 non loin de Dixmude, dans les Flandres belges.

National Gallery of Art, Washington, D.C.: Peter Kollwitz, âgé de 7 ans, modèle pour la femme gravée avec un enfant mort, Käthe Kollwitz.

 Je parlerai plus avant de Peter dans le prochain épisode.

 

mardi 26 août 2025

Überall liegen Tote

Jeudi dernier 21 août, je revenais d'Exideuil-sur-Vienne où j'avais passé deux jours au camping de la Rivière avec quelques amis. Plutôt que de reprendre la route de l'aller, qui passait par Limoges, j'avais choisi de suivre la vallée et de traverser Saint-Germain de Confolens, où le souvenir de ma petite sœur Marie m'était toujours présent. J'avais écouté les Midis de France-Culture, qui diffusaient un entretien avec le cinéaste allemand Christian Petzold, dont le dernier film, Miroirs n°3, doit sortir en salles le 27 août. Ses premiers mots me touchèrent d'emblée : "Dans ce studio, à Berlin, je vois passer les derniers jours de l'été, ça déclenche une certaine mélancolie." Et comme on lui fait remarquer que la mélancolie est aussi présente dans son dernier film, il ajoute : " Je crois que j'ai écrit tous mes scenarii à l'automne. Je crois que je vais maintenant changer et passer au printemps, ça changera un peu."

Évidemment. je ne pouvais pas ne pas penser à Mélancolie des confins de Mathias Enard, que j'ai commencé à évoquer dans le dernier article, qui se déroule à Berlin et dont l'automne est la saison phare : "Je ressentis soudain, dans la bourrasque, cette angoisse qui me prenait, enfant, au moment de la chute des feuilles - je me revois observer, chaque jour à mon retour de l'école, les feuilles mortes sur le gravier et celles qui se recroquevillaient dans les arbres, certain qu'elles ne reviendraient pas, que cet hiver-là serait le dernier, l'hiver définitif (...)." (p. 21) 

Quelques lignes plus haut, il avait écrit que "le sanatorium de Beelitz ressemblait au Vaisseau des morts du roman de B. Traven, un lieu flottant entre la peur et la déréliction." Roman dont l'existence m'avait été révélé par la lecture de Viva de Patrick Deville, que j'avais trouvé ensuite dans un bac de livres d'occasion et auquel j'avais consacré un article. Ce dont je ne me souvenais pas c'est que cet article avait été publié le 7 janvier 2023, et que je l'avais dédié précisément à Marie car c'était le jour de son anniversaire (et pour en rajouter dans le hasard objectif, il faut savoir que dans mon sac à dos j'avais, comme unique viatique littéraire, Equatoria du même Patrick Deville, déniché quelques jours plus tôt à la bouquinerie Le futur archaïque, rue d'Auron, à Bourges).

 

Mathias Enard raconte ensuite la dernière grande bataille qui eut lieu sur le sol de l'Europe entre le 16 et le 19 avril 1945, près du petit village de Seelow, dans une zone très marécageuse - bataille de la dernière chance pour retarder l'Armée rouge dans sa course vers Berlin. Un million deux cent mille hommes s'affrontent là. Les Russes sont dix fois plus nombreux, leurs pertes seront colossales mais ils vaincront et le dernier verrou sur la route de Berlin aura sauté. Une statue monumentale a été érigée sur une hauteur, première du genre, "qui montre bien l'importance que revêt cette victoire de Seelow et le sacrifice consenti pour elle, ces dizaines d'Ivan crevés droits dans leurs bottes sous leur capote comme le soldat de Lev Kerbel, grand sculpteur de héros soviétiques, qui sculptera des soldats morts toute sa vie, jusqu'en 2000, quand, à l'âge de quatre-vingt-trois ans, on lui commandera son dernier combattant de bronze, un marin de quatre mètres de haut, un matelot pour honorer les cent-dix-huit héros qui périrent en mer Baltique à nord du Kursk, un sous-marinier tout contre son submersible comme le biffin de Seelow est près de son char d'assaut, l'infirmier de Beelitz s'appuie sur son brancard et la Belle au bois dormant penche la tête sur ses rosiers de rêve." (p. 29)

Monument aux soldats soviétiques sur les hauteurs de Seelow par L. E. Kerbel
 

Les morts allemands n'ont pas eu droit à pareil hommage. Morts sans gloire, morts en silence. Enard écrit que leurs tombeaux sont dans les livres de Theodor Plievier, "le militant antifasciste qui réussit le prodige de conter les douleurs des soldats allemands de Stalingrad à Berlin sans jamais être complaisant avec l'idéologie que ceux-ci défendaient, bien au contraire. Stalingrad et Berlin sont le miroir allemand de Vie de Destin de Vassili Grossmann ; en les lisant parallèlement on a la sensation que les morts se parlent, que les vivants se répondent d'un camp à l'autre, que leurs cris sont les mêmes, cris pour survivre, cri contre le totalitarisme, cri pour la gloire des sans gloire."

 

Vingt mille soldats allemands sont morts en vain pour défendre leur capitale perdue d'avance. Et Mathias Enard de se demander où sont les tombes. Pas d'immense cimetière, écrit-il, sous la lune du Brandebourg, pas d'alignements infinis de croix blanches. Comme il pose la question à la gardienne du petit musée de Seelow, elle lui répond : "Il y a des morts partout."  Überall liegen Tote.

 Überall liegen Tote. Il se remémore cette phrase en avançant vers la gare de Beelitz-Heilstätten et en se souvenant d'avoir découvert, non loin de là, dans une forêt à quelques kilomètres du village de Halbe, au pied d'un hêtre centenaire rescapé des bombes, une petite plaque, "seul signe de l'emplacement d'une tombe collective où gisaient cent-soixante-dix-sept inconnus, soldats et civils ; civils, c'est -à-dire réfugiés de l'Est qui accompagnaient le 9ème armée de Busse dans sa fuite éperdue vers Beelitz. Tous moururent ensemble, réfugiés et soldats, écrasés sous les obus soviétiques, rajoutant une catastrophe à la catastrophe, une déroute à la déroute, une débâcle à la victoire russe, débâcle, le nom de la fonte subite des glaces, quand les corps sont emportés, en pièces, dans une mortelle rivière : quelques dizaines de milliers de morts de plus dans cette belle forêt hantée, ces pins magnifiques, ces feuillus auprès des cours d'eau, graves fantômes de femmes et d'hommes disparus." (p. 35) 

 

samedi 16 août 2025

Là où tout s'achève, déploie tes ailes

J'étais résolu à écrire sur Berlin. Depuis plusieurs semaines. Berlin, où je ne suis jamais allé. Une lacune, parmi bien d'autres (mais Berlin apparaît tout de même dans bon nombre d'articles du site). Pourquoi Berlin ? Parce que Berlin était au cœur de trois livres qui n'avaient a priori aucun lien entre eux, si ce n'est celui-ci : Berlin. Trois livres importants.Et pourtant, je n'ai rien écrit jusque-là. D'autres thèmes se sont imposés, plus évidents à traiter sans aucun doute. Il reste que Berlin demeure en suspens et que j'ai envie d'y venir, sans savoir bien par où commencer, comment enchaîner, montrer les rapports, trouver un sens à tout cela. Trêve de procrastination, je m'y colle, j'avancerai au jugé, ça ne tiendra certainement pas en un seul article, ce n'est pas la première fois.

Débutons donc par ce livre, qui n'est pas le premier dans l'ordre chronologique de ma lecture, acheté le 10 juillet dernier, mais paru en 2024 : Mélancolie des confins, Nord, de Mathias Enard. Premier élément d'une série en quatre saisons et points cardinaux.

 

J'ai lu ce livre, qui n'est pas un roman, avec une réelle ferveur, je l'ai dévoré en deux jours à peine. L'incipit donne tout de suite la note profonde du récit : "Près de Berlin, comme nous sortions de la clinique où nous avions rendu visite à E., alors que la nuit tombait (ciel violet, violent, parcouru d'ombres et du frémissement des peupliers) et que nous marchions vers la gare de chemin de fer, un peu hébétés par la tristesse d'avoir laissé E. sur son lit d'hôpital, dans ce long hiver où elle était recluse, un vers de Blanca Varela me revint en mémoire : "Là où tout s'achève, déploie tes ailes*."

E. est une grande amie, hospitalisée à la suite d’un accident cérébral à la clinique de Beelitz, au milieu d’un vaste complexe désaffecté, qui avait été à la toute fin du XIXe siècle, le plus grand sanatorium d'Europe, où Hitler se remit de ses blessures pendant la Première Guerre mondiale, et où l’Armée rouge établit après la Seconde « son plus grand hôpital militaire à l’ouest de la mère patrie ». E. traversera tout le récit, et je ne pouvais lire tout cela sans frémir quelque peu : cette initiale désignant aussi mon amie (heureusement en bonne santé, je touche du bois). Incidemment, on voit tout de suite comment l'actualité personnelle douloureuse croise l'histoire tragique de l'Allemagne. Histoire dont la société de loisirs travaille aussi à l'effacement : Mathias Enard raconte ce "chemin de canopée" qu'un consortium touristique a installé au nord de l'ancien sanatorium, "un sentier de métal perché à dix mètres** de haut qui serpentait entre les cimes des arbres comme un balcon sans maison et permettait d'observer (outre les oiseaux, la vie de la forêt et l'organisation de la plaine alentour tachée de lacs) la certitude de la ruine."

Plus loin, il écrit que le vers de Varela "acquérait depuis cette hauteur une urgence brûlante. Ouvre tes ailes de rêve et survole la mort. Des paroles d'aède. L'étrange chemin d'acier dans les nuées, avec sa beauté inutile, s'élançant au-dessus des bâtiments morbides de l'ancien sanatorium dans les branches sans feuilles des hêtres et la verdeur noircie des sapins, s'élevant sans autre but que l'exploration des ultimes confins, ceux du temps et de mort, devenait pour nous une manifestation, une allégorie à la fois de notre puissance et de notre futilité, de l'inutile énergie déployée pour un combat perdu d'avance mais fécond, une lutte inégale dans le limes du désespoir."

Cette méditation l'entraîne à évoquer dans la même page la Belle au bois dormant de Louis Sussmann-Hellborn, statue de la Alte Nationalgalerie de Berlin, visitée en compagnie de E. peu de temps avant son accident.

 

"Le sculpteur avait déployé pour cette œuvre tout son savoir-faire et essayé d'alléger, de soustraire la Belle au bois dormant au poids même de la pierre dont elle était faite, au poids de l'endormissement, au fardeau du temps : la matière de la statue paraissait aussi ductile que l'or ou le bronze. Au creux des rosiers si festonnés, découpés dans le travertin blanc, dont les feuilles auraient pu être vertes tant  elles semblaient vivantes, la Belle au bois dormant pouvait attendre son prince pour les siècles des siècles, sauvée par l'artiste, assoupie dans son trône de marbre - artiste lui-même oublié, dont le nom ne dit aujourd'hui plus rien à personne : il a manqué pour lui-même ce qu'il projetait de réussir pour sa splendide Belle au bois dormant, la gloire et l'éternité."

Le vers de Blanca Varela me rappelle en ce qui me concerne Les Ailes du désir de Wim Wenders, film ô combien lié à Berlin (Der Himmel über Berlin en est le titre original), dont je parle par exemple en février 2019, Requiem pour Damiel.

 


Et il me souvient que Robert, un ami suisse de E., de passage à Bourges voici deux jours, évoqua le film en regardant l'une de ses premières sculptures (dont je n'ai pas ce soir, hélas, la photo sous la main).

J'avais prévenu, ça ne fait juste que commencer... 

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* "Donde todo termina, abre las alas" in Blanca Varela, Como Dios en la nada, Visor Libros, Madrid, 2013. 

** 23 mètres et non 10 mètres, selon le site Vivre à Berlin

mercredi 13 août 2025

Cheminant dans l'impur et le bariolé

Je ne suis pas chez-moi cette semaine, et je n'ai que mon smartphone pour éventuellement écrire et publier un petit article. Je pourrais attendre bien sûr,  aucune urgence ne me requiert. Sans doute, mais l'envie est là, je le sens bien, de livrer quelques phrases au flux sans repos du net, des alluvions encore, comme cela en avait été projeté dès l'origine du blog, en 2006, presque vingt ans déjà. 

Des livres m'ont suivi jusqu'ici, à Bourges, où E., l'amie, expose depuis lundi à la galerie des Éphémères, avec deux autres artistes, FK et Pierrick Delobelle. Parmi ces livres, les Ecrits timides sur le visible, de Gilbert Lascault, que j'ai évoqué dans le billet précédent. J'en voudrais encore citer quelque passage :

"Cheminant dans l'impur et le bariolé, cette esthétique modeste doit se méfier des généralisations,  des grandes formules, des unifications.  Chacune de ses rencontres avec les oeuvres lui apparaît comme un événement particulier,  heureusement imprévisible,  comme un surgissement de sensations multiples et diversifiées. Sans trop se soucier des étymologies,  l'esthétique retrouve ici la sienne.  Elle est du côté des aisthéseis, du côté des sensations,  du côté des organes des sens, du côté de la peau et des plaisirs. Et toujours fidèle à cette étymologie,  elle ne prétend pas établir une coupure entre sensations, sentiments,  idées.  Tout est mêlé dans la rencontre : l'excitation,  l'amour,  le désir de savoir,  celui de toucher,  celui de maintenir une distance qui permet le regard. " (p. 13)

Voilà qui me touche au cœur, et à quoi je souscris totalement.  Et j'aime qu'un peu plus loin, en ce même texte, parlant de ces tableaux et de ces sculptures qui "peuvent nous aider à devenir moins raides, à nous éparpiller joyeusement ", il convoque, "pour nous apprendre la dispersion, l'errance souple", quelques oeuvres de celui que nous avons souvent croisé ces derniers temps, à savoir Bruegel.

"Dans la Chute d'Icare, le titre nous incite à une longue promenade à travers le tableau, avant d'apercevoir, minuscule, un peu à droite, en bas, les jambes nues de quelqu'un qui se noie, tandis que des bateaux, des paysans,  des moutons,  des oiseaux,  des rochers,  des édifices s'éparpillent en un monde apparemment indifférent à la catastrophe. Dans la Montée au Calvaire, la figuration du Christ écrasé sous sa croix, vêtu de gris, situé à une assez grande distance du premier plan, ne constitue qu'un des exemples ( l'un des plus discrets) de la violence disséminée dans la totalité de l'oeuvre." (p. 14-15)



mardi 5 août 2025

Quincaillerie chaotique

Samedi dernier après-midi, dans la rue Bourbonnoux, une bouquinerie où je n'étais pas encore entré, Pass'âges. Un choix très riche, mais un livre surtout m'a très vite aimanté, et au terme d'un rapide tour d'horizon sur les denses rayonnages du lieu, j'y suis revenu avec une certitude : c'est celui-ci et nul autre que je me devais d'emporter dans ma besace : Écrits timides sur le visible, de Gilbert Lascault, dans l'édition d’Armand Colin de 1992 (qui reprenait l'édition originale en 10/18 de 1979).

 

Gilbert Lascault n'était pas tout à fait un inconnu pour moi. Le Musée de l'Hospice Saint-Roch à Issoudun lui avait consacré une exposition du 27 septembre au 28 décembre 2014, Les chambres hantées de Gilbert Lascault, avec 80 œuvres choisies et commentées par ce critique d'art, essayiste et écrivain atypique, pour qui les artistes étaient avant tout des amis. 

Parcourant pour l'occasion sa biographie, je vois qu'il est né comme mon père en 1934, le 25 octobre précisément, à Strasbourg. Ses parents sont quincailliers à Obernai. La guerre est marquée par la longue absence du père, prisonnier en Allemagne (et de même Lucien, mon grand-père, ne reviendra qu'en 1945 de sa captivité en Autriche). Un père qui aurait bien voulu qu'il perpétue la tradition quincaillière, mais il n'en fera rien (il obtient l'agrégation de philosophie en 1960). Cependant, en 2008, il déclarera à un journaliste venu lui rendre visite dans son appartement parisien : « Mon lieu ressemble à une quincaillerie chaotique. Les peintures, sculptures, photographies m’incitent à penser un peu, à rêver, à écrire (…)." Et Djamel Meskache, le maître d’œuvre des éditions Tarabuste qui éditèrent le catalogue de l'exposition des chambres hantées, parle de Gilbert Lascault comme du quincaillier de l'infini : "il sera ce quincaillier d'un nouveau genre, poète et homme de science avec des savoirs humanistes."

 

L’appartement de Gilbert Lascault © Tarabuste

Je me plonge vite dans ce recueil de textes, déjà anciens, mais qui n'ont rien perdu de leur pertinence. Le premier texte (daté de juillet 1978) s'intitule Pour une esthétique dispersée, et le premier sous-titre est déjà éloquent : Loin des certitudes, hors des polémiques. Personne n'est moins dogmatique que Lascault (j'aime qu'il porte ce nom de grotte magique qui lui correspond tellement bien). Il parle des plaisirs que provoquent les textes "sûrs de leur vérité", mais il suggère que "d'autres plaisirs naissent peut-être ailleurs : dans le flou, dans l'effiloché, dans le dispersé, dans l'impur, dans les ébauches de descriptions des particularités qui se refusent aux généralisations." Il cite Jean Dubuffet qui écrit, vers 1945 : "J'aime aussi l'embryonnaire, le mal façonné, l'imparfait, le mêlé."

Ces mots, je les retrouve un peu plus tard, lus par Lascault lui-même, dans ce portrait filmé en 2014 à son domicile par Marie-Pierre Bonniol et Mariette Auvray (mentionné par Hugo Pradelle dans le bel article d'hommage, Gilbert Lascault, le fabuliste du visible, donné dans En attendant Nadeau.)


 

Gilbert Lascault note que la peinture "refuse de privilégier le lourd au détriment du léger, le dur au détriment du souple, l'incorruptible au détriment du périssable", et que les peintres "s'intéressent au moins autant aux nuages qu'aux fortifications, aux étoffes qu'aux armures, aux fruits qu'aux marbres". Et puis soudain voici que sous sa plume affleure ce motif qui m'a occupé un bon moment naguère : "On connaît aussi la fascination qu'exerce sur Léonard de Vinci une matière habituellement méprisée : la poussière. "Je dis (écrit Léonard) que lorsqu'on frappe une table en différents endroits, la poussière qui la recouvre se disperse en diverses figures de collines et monticules (...)" Et plus loin : "On évoquera à propos de cette fascination de Léonard, les "élevages de poussière" imaginés par Marcel Duchamp, qui fait photographier un tel élevage sur le Grand Verre."

 

Encre (Evelyne Ferrand-Hemmelding) 

 

 

mercredi 30 juillet 2025

Treize années à te regarder mourir

Gardien de chats, cela laisse du temps libre. Remplir les gamelles, nettoyer les litières, caresser de temps à autre les deux matous, la tache n'est pas exorbitante. Et si j'ai arpenté quelques musées, j'ai aussi beaucoup lu. Par exemple, Changer : méthode d’Édouard Louis, qui était dans la bibliothèque de Gaby. Son quatrième récit autobiographique (je n'avais lu jusqu'ici que Qui a tué mon père, Seuil, 2018), où il revient sur son enfance, son adolescence, et son itinéraire de transfuge de classe, avec tout le travail accompli sur son corps pour masquer son origine prolétaire : attention aux gestes et à la voix (accent qu'il faut perdre), manières de manger, garde-robe renouvelée, dentition refaite (grâce à de généreux mécènes), culture littéraire et musicale à absorber à fortes doses, etc. Un parcours édifiant, souvent douloureux, jalonné de rencontres déterminantes, mais qui passe aussi par des mensonges et des abandons d'amitié (qui laissent plus d'une fois songeur - et c'est sans doute que notre conception de l'amitié ne peut s'affranchir de la fidélité et de la permanence).

Et puis, non loin de l'appartement, sur cette longue avenue de Grammont, mon fils m'avait signalé la librairie Les Temps sauvages, librairie coopérative (la meilleure de Tours, m'avait-il précisé). Sans doute avait-il exagéré, mais j'y dénichai en tout cas un livre que j'avais vainement cherché jusque-là. Un petit livre de 80 pages, dont j'avais lu la chronique dans le Libération du 30 mai dernier : Treize années à te regarder mourir (éditions du commun), par Benjamin Daugeron.

 

La chronique de Libé commençait ainsi : "C’est un petit livre qui tient dans la poche et laisse sa marque. Un livre rouge, court, simple dans son expression, direct, carré, comme s’il fallait maintenant mettre de l’ordre et faire les comptes. Treize années à te regarder mourir dit où, quand, comment, combien, et commence par une naissance : «André est né à La Châtre dans l’Indre, en plein cœur du Berry. Le Berry c’est loin. Loin de tout. La grande ville, la mer, la montagne, tout est loin.» "

La Châtre, où je suis allé au lycée (George Sand, évidemment), où j'ai habité plus de dix ans, où j'ai rencontré Fred Deux et Cécile Reims, où je retourne régulièrement pour visiter ma mère, entrée à l'ehpad. La Châtre, au beau milieu de la diagonale du vide, écrit encore l'auteur. Son père, André, y naît  le 12 octobre 1964. Daniel, le grand-père, est ouvrier agricole, "malade de l'alcool comme ses frères et sœurs, et comme ses parents, ses oncles, ses tantes, et peut-être même ses grands-parents avant lui." D'emblée, le grand thème du livre est donc posé : «Un alcoolisme qui n’est pas le fruit d’une tradition ou d’une culture mais qui est déjà le témoin à l’époque d’un renoncement à l’avenir de toute une catégorie de population abandonnée, laissée à elle-même. L'alcool est un moyen de sortir du réel, d'accepter le poids de l'existence, sa fatalité."

Fatalité, peut-être pas. Il a raison de dire que l'alcoolisme n'était pas le fruit d'une tradition ou d'une culture : mon propre père était aussi ouvrier agricole, et son père avant lui, qui n'a jamais eu que quelques hectares de terre, deux vaches et un âne. Et pourtant, dans cette famille, je n'ai observé aucun cas d'alcoolisme. De même dans ma famille maternelle, paysanne elle aussi. Et je connais beaucoup d'autres familles semblables. Ce n'est pas pour dire que l'alcoolisme n'existe pas dans les campagnes et que seule cette malheureuse famille Daugeron en aurait été frappée. Non, c'est un phénomène social bien réel, et Benjamin Daugeron en donne un témoignage bouleversant. Le livre est dédié à Colette, sa grand-mère, dont il relate le chemin de croix. Elle essaie par deux fois d'obtenir le divorce d'avec Daniel, son mari violent et violeur, mais la justice, reconnaissant son alcoolisme comme une maladie de longue durée, rejette la demande en divorce. Un peu plus tard, il se suicide d'un coup de carabine. 

A partir de là, à partir du second chapitre, le fils s'adresse au père. André, qui vit dans un appartement de la ZUP 1, seul, avec comme éternelle compagne la télévision : "Tu ne comptes plus les heures passées devant la télévision. Tu ne t'ennuies même plus. Tu fixes l'écran, le regard vide. Il t'anesthésie. Il amollit tout ton corps, anéantit tes capacités intellectuelles et participe à détruire tout espoir d'une vie nouvelle." De même, Édouard Louis dans Changer : méthode, s'adresse à son père "Tu m'avais appris qu'il fallait regarder la télévision à table, que l'heure du repas était celle où on regardait la télé en famille, les informations du soir et ensuite un film ou une série. Si ma mère essayait de parler ou si je voulais raconter une anecdote de ma journée à l'école tu t'énervais, tu nous disais de nous taire. Tu disais que regarder la télé le soir était une affaire de politesse. A la maison il y avait quatre ou cinq télévisions, tu allais les chercher à la décharge et tu les réparais, une télé dans chaque chambre, une dans la pièce commune. On la regardait le matin avant d'aller à l'école, le soir avant de dormir, les après-midi pendant le week-end.

Il y a ainsi des parallèles frappants entre les deux récits. Ce n'est pas un hasard, les mêmes déterminismes sociaux sont à l’œuvre, provoquant les mêmes dégâts irréversibles. Benjamin raconte la descente aux enfers de son père, qui sombre aux alentours de ses 32 ans, après le diagnostic de cancer à l'âge de six mois du fils cadet : "Bien que soigné avec succès, c'est à l'hôpital que tu prends de mauvaises habitudes. Il faut oublier la mort qui plane, se détendre après la chimio du petit, alors tu sors boire un coup, puis deux deux, voire trois. Tous les soirs." Le petit s'en sort, mais André continue de boire, le couple se fissure, la violence s'installe, à tel point que Benjamin appelle la police contre son père. Il a 8 ans. André reste seul. La maison de la rue de la Rochette est vendue, et l'argent de la vente vite dilapidée. Perte de la famille, perte du travail, la santé qui se détériore de jour en jour. "Tu passeras des années devant ton écran de télévision à attendre la mort."

Dans L'effondrement, un autre livre (que je n'ai pas lu), Édouard Louis raconte comment son grand frère s’est définitivement «effondré» à 38 ans. Il a été retrouvé sur le sol de son appartement inconscient, «comme un animal à l’agonie, comme une bête». Ses organes étaient dégradés par l’alcool, son cerveau endommagé, sa mère a autorisé l’équipe médicale du service de réanimation à le débrancher. «Il était mort mais elle était la seule à avoir le droit de le faire mourir. Il avait trente-huit ans

C'est Colette, la grand-mère, qui va chez son fils et le découvre gisant derrière la porte du salon. "Vert. Jaune. Marron. Gonflé. Méconnaissable. Mort." Mort trois jours avant. "Trois jours de putréfaction de la viande dans une pièce chauffée à 22° C ont rendu l'autopsie difficile et presque impossible la détermination exacte de la mort."

La suite est édifiante : "Il faut voir comme les agents publics nous regardent  à notre arrivée au tribunal pour signer une renonciation à la succession. La justice lit sur nous la pauvreté. Nous sommes ce que les gens qui n’en sont pas appellent des “cas sociaux”. Le ton avec lequel la fonctionnaire qui nous reçoit s'adresse à nous est équivoque. Je sens encore le poids de son regard de mépris sur mes épaules. Peut-être que le soir en rentrant chez elle, elle parlera de nous à son mari en disant les "cassos". C'est comme ça que je le vois écrit sur les réseaux sociaux. C'est comme ça que les Blancs privilégiés qui m'entourent disent à l'école."

Benjamin Daugeron n'est pas resté un "cassos", il n'a pas connu la trajectoire foudroyante d’Édouard Louis, mais il a réussi à intégrer une classe préparatoire aux grandes écoles option économie à Orléans, puis il est allé à Paris, où il vit désormais. Il a surtout écrit ce livre courageux, qui n'aura certainement pas un grand succès public (j'espère me tromper), mais qui mérite vraiment le détour.

Je l'avais demandé dans les deux librairies existant à La Châtre. Il n'y était pas. On ne savait rien de lui. J'ai lu que Gaël Faye avait été reçu récemment dans l'une des deux. C'est bien. Mais il faut inviter aussi Benjamin Daugeron. Le malheur n'est pas qu'en Afrique, il est aussi parfois au coin de sa propre rue. 

 

Ayline Olukman - America

dimanche 27 juillet 2025

Aberrations des mages

Avec sa petite note, le Doc a relancé mon intérêt pour cet étrange tableau de Mechtelt Van Lichtentberg toe Boecop. Il m'a semblé qu'il était intéressant de partir de ce qui y apparaît comme des maladresses voire des aberrations. Comme dit le Doc, "les fautes de construction des personnages dans la partie gauche du tableau (S1 et I1) sont si évidentes par rapport à la finition artistique de cette peinture qu’elles ne peuvent s’accorder avec le simple fait d’être maladroites". A bien y regarder, il m'apparaît que ces "fautes" sont en relation avec le plan des épaules des personnages incriminés, lignes qu'il est dès lors tentant de prolonger dans l'espace de l’œuvre.

 

La ligne A qui suit l'axe des épaules nettement dessiné de Balthazar passe sous le nez du roi, traverse Joseph et va se superposer à la branche horizontale de la croix du blason des Boecop.

La ligne B qui suit l'axe des épaules du personnage vu de dos grimpé au poteau passe par la main de Gaspard tenant le ciboire, atteint le cœur de Joseph, l’œil et l'épaule gauche de Marie.

Dès lors, si l'on trace la verticale à partir du point d'intersection des deux lignes, on s'aperçoit qu'elle passe par l’œil gauche de Joseph et le sommet de son auréole, avant de suivre l'axe du pilier qui le surmonte. Dans la partie inférieure, elle passe exactement entre les deux mains ouvertes de Joseph et par la main gauche de l'Enfant Jésus.

Enfin, l'horizontale passant par le même point d'intersection de A et B est en somme la ligne sommitale des têtes de la Vierge et des quatre donatrices. Du côté gauche, elle va jusqu'à la main du personnage presque caché à l'extrémité gauche du tableau. Main qui semble donner la direction même de la ligne.

Les mains d'ailleurs sont éloquentes : celle du personnage barbu derrière Balthazar est dans l'axe même de la ligne A. La main du personnage grimpé au poteau indique de même la direction de la ligne B. 

Si ces diverses lignes ne sont pas pures élucubrations, on peut se demander pourquoi le cœur de la composition est Joseph et non la Vierge ou l'Enfant-Jésus. D'autant plus que dans la plupart sinon toutes les Adorations des mages vus jusqu'ici, Joseph est un personnage très secondaire, placé le plus souvent en arrière, voire (comme chez Bosch) très éloigné de la scène principale. Or ici ce n'est vraiment pas le cas : Joseph est placé non seulement à l'avant mais en position supérieure. C'est à lui, comme l'a bien observé le Doc, que Balthazar adresse son regard. De même (mais c'est moins ostensible) que Gaspard, le roi noir. Joseph qui, de par le jeu de ses mains, semble protéger le divin Enfant.

 

vendredi 25 juillet 2025

Adoration des mages : la note du Doc

J'ai reçu aujourd'hui de mon ami Jean-Claude Moreau alias le Doc une note sur ce singulier tableau « Adoration des mages avec un groupe de donatrices » (Musée de Tours) attribué à Mechtelt van Lichtenberg toe Boecop, examiné dans mon billet Adorations tourangelles. Je l'en remercie et lui laisse volontiers la parole.



Pour analyse je me réfère à un découpage longitudinal (parties « S » pour parties supérieures numérotées de 1 à 5 en allant de gauche à droite et parties « I » pour parties inférieures de 1 à 4-5).

Avant de rentrer dans le descriptif des parties, il me semble raisonnable d’admettre que le tableau puisse avoir été modifié, corrigé, voire peut-être recomposé avant de nous parvenir sous cette forme. Les fautes de construction des personnages dans la partie gauche du tableau (S1 et I1) sont si évidentes par rapport à la finition artistique de cette peinture qu’elles ne peuvent s’accorder avec le simple fait d’être maladroites. Les techniques de radiographie, de spectrographie, scanners et autres technologies ont montré combien de tableaux célèbres et anciens pouvaient avoir été modifiés par le peintre lui-même ou par d’autres, découpés, recomposés, caviardés … Il serait intéressant que ce tableau soit présenté à de telles technologies, si cela n’a pas déjà été fait.

Le tableau est censé s’organiser autour de la présentation de l’enfant Jésus par sa mère, Marie (I3). Elle a les mains jointes et l’enfant n’ayant pas besoin d’être tenu semble bénir le front du premier roi mage Melchior. Presque sous les pieds de l’enfant se trouvent deux objets cylindriques. Sont-ce des présents ou des morceaux de colonnes ? Derrière Marie et l’enfant, se tient Joseph (S3). La position des mains de Joseph peut se comprendre comme protection. Joseph a un regard descendant et ne rentre pas dans l’échange des regards des personnages de la partie inférieure.  Parmi ces derniers on trouvera sur la partie droite les quatre donatrices et, au tout premier plan,  deux  personnes féminines agenouillées. Elles sont présentées petites probablement à cause d’un statut social inférieur.  Il est frappant de remarquer combien les attitudes  des donatrices sont amalgamées à l’attitude de la Vierge : mains jointes, orientations de la tête identiques à Marie. Comme cette dernière et bien qu’agenouillées elles présentent des visages pleins de calme et donnent une impression de certitude. A contrario les personnages de gauche (I1) semblent dans la confusion ou le désaccord. La tête de Balthazar n’est pas dans le respect indiqué par Melchior. D’ailleurs, au lieu de regarder horizontalement vers l’enfant il cherche plutôt le regard de Joseph, celui-ci étant en position supérieure. Que recherche ce regard sinon exprimer une quémande ?  Toujours dans ce I1 et plus à gauche un personnage semble tenir la coupe qu’il faudra offrir. Et celui qui, de trois-quarts profil gauche,  semble son interlocuteur me semble une réplique du Balthazar en profil droit. Donc, finalement je  me demande si le personnage Balthazar n’est pas représenté deux fois, car il y  aurait, bien séparés, le moment du choix de délégation et le moment de l’acte d’adoration.

Passons à la partie supérieure et on ira de la droite vers la gauche, du 5 vers le 1. Suivant les indications du Musée l’étendard indiquerait la famille Boecop. Il semble cohérent que la peintre et les donatrices s’inscrivent au départ dans la colonne de toutes et tous, celles et ceux qui viennent rendre hommage à l’enfant Jésus. On distingue un chameau et les marcheurs semblent s’engager dans un passage se situant derrière le bâtiment qu’on voit en S4. Ce bâtiment comporte un rez de chaussée donnant sur  une cour intérieure. On y distingue un escalier menant au premier étage. Dans ces endroits on distingue des silhouettes de gens en armes (lances). On en voit en agitation de course. La partie S3 contient la figure de Joseph avec un arrière plan de masse sombre (tour ?). En S2 sous une arche se tient une foule d’adorateurs possibles, voyageurs dont on apercevait la colonne en S5. La partie S1 donne à voir deux personnages grimpés le long d’une colonne. Mais on voit très bien qu’il y a des marches sur lesquelles ils ont pu se jucher. Dans ce S1 on voit  Gaspard, en costume tout aussi magnifique que celui de ses deux collègues rois. Il tient en offrande un objet (ciboire ? encensoir ?) et là encore le regard est davantage tourné vers Joseph que vers Marie et l’enfant. D’autres personnages ont pu entrer dans le bâtiment. Leurs couvre-chefs peuvent indiquer une position sociale importante : évêques, juges, chefs militaires … Là où le peuple ordinaire n’a pas encore pu entrer les bourgeois dirigeants sont aux premières loges. On peine à deviner ce qui porte leur regard et on peut se demander s’ils ne sont pas d’abord intéressés par le fait qu’il y ait une telle presse et qu’ils soient bien présents sur la photo. Si on revient aux deux personnages accrochés à la colonne, il est évident que celui qu’on voit de dos semble ne pas avoir de tête. La partie de  tête qui semblerait émerger de son corps n’est pas cohérente en grosseur et en perspective avec son corps. L’autre personnage a le corps caché par le précédent et par la colonne. Son visage, de profil droit, est parfaitement dessiné. Pour ma part j’y reconnais très facilement le profil du visage du personnage en I1 à l’extrême gauche, celui qui semble donner la coupe à son interlocuteur.

Globalement ce tableau a toute cohérence à avoir été peint par une femme. Le désordre et la tension sont créés par tous ces hommes, puissants ou pas, quand le calme et la sérénité sont portés par les femmes. Je ne serais pas loin d’y voir un tableau à prémonition féministe. De toute façon c’est un tableau extrêmement intéressant. 

L’affaire n'est pas close. Cette analyse du Doc m'a conduit à d'autres observations que je vous livrerai dans un prochain post.

 

jeudi 24 juillet 2025

Ostentatio genitalia

Continuons donc de passer en revue les Adorations des mages du musée des Beaux-Arts de Tours.

Le tableau suivant (nous les abordons, vous l'aurez remarqué, dans l'ordre chronologique, qui ne fut pas celle de notre visite*), comme celui de Mechtelt van Lichtenberg, provient de la même collection du marquis de Biencourt, propriétaire du château d'Azay-le-Rideau, et grand-père de la vicomtesse de Poncins, qui en fit don au musée en 1949. Il s'agit d'une très belle grisaille attribué à Jacques Nicolaï (Dinant, 1605 - Namur, 1678), (situé dans la même salle que la magnifique Fuite en Égypte de Rembrandt (le seul Rembrandt du musée, oui, mais c'est déjà formidable)).

 

Frère jésuite, ayant travaillé dans l'atelier de Rubens sans l'avoir connu de son vivant, Nicolaï fut chargé de la décoration de l'église Saint-Loup de Namur, que Victor Hugo, dans Les Misérables, désigne comme "le chef d’œuvre de l'architecture jésuite". C'est au sortir de sa visite que Baudelaire est victime d'une attaque le 15 mars 1866, qui le laissera aphasique. 

« Merveille sinistre et galante. Saint-Loup diffère de tout ce que j’ai vu des jésuites. L’intérieur d’un catafalque brodé de noir, de rose et d’argent. Confessionnaux, tous d’un style varié, fin, subtil, baroque, une antiquité nouvelle. L’église du Béguinage à Bruxelles est une communiante. Saint-Loup est un terrible et délicieux catafalque. »  

C'est le même Baudelaire qui parlera de Nicolaï comme du "faux Rubens".

Et nous en arrivons au XVIIIe siècle, avec L'Adoration des mages de Sebastiano Conca (Gaete, 1680 -Naples, 1764).

 

Remarquable continuité à travers les siècles : le roi noir porte le ciboire de la même façon que son homologue sur le tableau de Mechtelt. Ici, il est clair qu'il content de l'encens, au vu des volutes qui s'en dégagent. L'ange au-dessus enfonce le clou, avec cet encensoir qu'il agite sur fond de nuage.

Il faut citer encore l'esquisse de Pierre Subleyras (que Pierre Dubois ne mentionne pas). Subleyras (Saint-Gilles du Gard, 1699 - Rome, 1749), fils d'un peintre d'Uzès, dont le talent précoce   lui valut de travailler dès 1717  à Toulouse dans l'atelier d'Antoine Rivalz, qui, revenu d'Italie, admirait Poussin et les Bolonais. Plus tard, à Paris, élève de l'Académie Royale, il obtint du premier coup le Grand prix en 1727. Succès qui lui valut d’être envoyé comme pensionnaire à l’Académie de France à Rome. 

"Protégé par la princesse Pamphili et par l’ambassadeur de France, le duc de Saint-Aignan, il élabora un langage reconnaissable entre tous. Au sortir du palais Mancini, il épousa la plus célèbre miniaturiste de son temps, Maria Felice Tibaldi, et s’installa à Rome où il « entra dans l’arène avec une manière toute nouvelle ». L’exposition de l’immense Repas chez Simon, peint pour les Chanoines réguliers du Latran en 1737, lui obtint ainsi la reconnaissance de tout Rome. Trois ans plus tard, il s’imposa encore face à ses confrères romains pour peindre le portrait du nouveau pape Benoît XIV. Le souverain pontife lui confia la prestigieuse commande d’un retable pour Saint-Pierre, La Messe de saint Basile. Son succès lui valut d’être aussitôt transcrite en mosaïque. Sa carrière brillante, couronnée par les succès, fut interrompue par la maladie au faîte d’une gloire qui promettait de s’étendre." (Notice de l’École du Louvre)

Cette Adoration des mages, écrit Catherine Pimbert, "est l'esquisse préparatoire au tableau conservé à la Residenzgalerie de Salzbourg. La toile de Salzbourg, signée et datée, est essentielle pour la connaissance de l’œuvre de l'artiste car elle témoigne de son talent extrêmement précoce. La peinture de Subleyras montre un goût très marqué pour les contrastes vigoureux d'ombres et de lumières, révélateurs de l'influence du caravagisme, et une exécution rapide et robuste. La palette savoureuse et savante montre à quel point l'artiste domine déjà ce sujet."

Le roi noir au ciboire rappelle fortement celui de Conca, mais ce qui m'intéresse particulièrement ici, c'est un motif dont je n'ai pas encore soufflé mot, mais qui est abordé par Daniel Arasse avec son chapitre sur "L’œil noir" dans On n'y voit rien. Ce motif est celui de l'ostentatio genitalia, clairement mis en évidence par l'historien d'art Leo Steinberg dans son essai La sexualité du Christ.

Revenons donc sur L’Adoration des mages de Bruegel étudiée par Arasse. Et examinons ce détail précis du tableau :

 

La position du vieux roi mage face à l'enfant nu est identique dans les deux tableaux. Que nous dit Arasse ? Que regarde-t-il, Balthazar ? nous demande-t-il. Que cherche -t-il à voir d'aussi près ? Et il répond ceci : "Étant donné la position respective des figures, ce ne peut être que le sexe du petit Jésus. La vieille tête chenue de Balthazar est exactement face aux cuisses ouvertes de l'Enfant, à la hauteur et dans l'axe de son sexe." Et c'est à ce moment qu'il fait appel à l'étude de Leo Steinberg. Il précise ensuite que l'idée peut paraître absurde, "l'élucubration d'un obsédé. Mais la démonstration savante de Steinberg ne laisse aucune place au doute. Textes et images à l'appui, il démontre comment il existait à la Renaissance un culte des parties génitales du Christ, comment l'ostentatio genitalia était au centre de nombreuses peintures - et comment, seules, l'évolution des pratiques religieuses et, aussi, la pruderie du XIXe siècle ont fini par nous aveugler sur ce point (quand on ne retouchait pas les tableaux ou les fresques pour effacer ce membre devenu choquant)." (p. 78)

Pourquoi maintenant une telle attention au sexe christique ? Étonnamment, la réponse est théologique et a tout à voir avec la question de l'Incarnation. Quand Dieu s'est incarné, il l'a fait dans un corps "pourvu de tous ses membres, "entier dans toutes les parties qui constituent un homme", c'est-à-dire aussi, bien sûr, le sexe.  Et c'est bien pour cette raison que la circoncision du Christ avait aussi dans ce contexte une importance considérable. Dieu incarné versait son sang pour la première fois. "Steinberg, confirme Arasse, a beau jeu de montrer comment, en fêtant la Circoncision le 1er janvier, l’Église célèbre le jour 'qui nous ouvre le chemin du Paradis tout comme il nous ouvre à l'année."

Panneau de l'Armadio degli Argenti, par Fra Angelico, v. 1451
 

Je me suis surpris en flagrant délit d'ignorance : je ne savais rien de cette célébration de la circoncision du Christ. Mais j'ai au moins une bonne excuse : cette fête liturgique n'est plus en usage dans l'église catholique depuis 1960, année même de ma naissance (si j'en crois Wikipedia . une autre source fait remonter la disparition de la fête à 1974). Pourtant la circoncision de Jésus est un événement relaté dans l'Évangile selon Luc (2:21) : « Et lorsque furent accomplis les huit jours pour sa circoncision, il fut appelé du nom de Jésus, nom indiqué par l’ange avant sa conception » (Lc 2:21) 

La nativité étant placée au 25 décembre, la circoncision tombait à propos le 1er janvier. L'iconographie de cette fête est très abondante, mais il est étrange que je n'en ai jamais été frappé, comme si depuis quelques décennies on avait en somme voulu oublier les racines juives du christianisme.

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*E. m'avait rejoint à Tours (il faut bien être deux pour garder deux chats), et c'est en sa compagnie que j'ai eu le plaisir d'arpenter une nouvelle fois le musée (même si je dois préciser qu'elle préfère l'art plus contemporain : elle a par exemple beaucoup apprécié l'exposition Obey au Château de Tours que nous avons découvert par la suite (400 œuvres et pas une seule Adoration des mages...)).