mercredi 30 juillet 2025

Treize années à te regarder mourir

Gardien de chats, cela laisse du temps libre. Remplir les gamelles, nettoyer les litières, caresser de temps à autre les deux matous, la tache n'est pas exorbitante. Et si j'ai arpenté quelques musées, j'ai aussi beaucoup lu. Par exemple, Changer : méthode d’Édouard Louis, qui était dans la bibliothèque de Gaby. Son quatrième récit autobiographique (je n'avais lu jusqu'ici que Qui a tué mon père, Seuil, 2018), où il revient sur son enfance, son adolescence, et son itinéraire de transfuge de classe, avec tout le travail accompli sur son corps pour masquer son origine prolétaire : attention aux gestes et à la voix (accent qu'il faut perdre), manières de manger, garde-robe renouvelée, dentition refaite (grâce à de généreux mécènes), culture littéraire et musicale à absorber à fortes doses, etc. Un parcours édifiant, souvent douloureux, jalonné de rencontres déterminantes, mais qui passe aussi par des mensonges et des abandons d'amitié (qui laissent plus d'une fois songeur - et c'est sans doute que notre conception de l'amitié ne peut s'affranchir de la fidélité et de la permanence).

Et puis, non loin de l'appartement, sur cette longue avenue de Grammont, mon fils m'avait signalé la librairie Les Temps sauvages, librairie coopérative (la meilleure de Tours, m'avait-il précisé). Sans doute avait-il exagéré, mais j'y dénichai en tout cas un livre que j'avais vainement cherché jusque-là. Un petit livre de 80 pages, dont j'avais lu la chronique dans le Libération du 30 mai dernier : Treize années à te regarder mourir (éditions du commun), par Benjamin Daugeron.

 

La chronique de Libé commençait ainsi : "C’est un petit livre qui tient dans la poche et laisse sa marque. Un livre rouge, court, simple dans son expression, direct, carré, comme s’il fallait maintenant mettre de l’ordre et faire les comptes. Treize années à te regarder mourir dit où, quand, comment, combien, et commence par une naissance : «André est né à La Châtre dans l’Indre, en plein cœur du Berry. Le Berry c’est loin. Loin de tout. La grande ville, la mer, la montagne, tout est loin.» "

La Châtre, où je suis allé au lycée (George Sand, évidemment), où j'ai habité plus de dix ans, où j'ai rencontré Fred Deux et Cécile Reims, où je retourne régulièrement pour visiter ma mère, entrée à l'ehpad. La Châtre, au beau milieu de la diagonale du vide, écrit encore l'auteur. Son père, André, y naît  le 12 octobre 1964. Daniel, le grand-père, est ouvrier agricole, "malade de l'alcool comme ses frères et sœurs, et comme ses parents, ses oncles, ses tantes, et peut-être même ses grands-parents avant lui." D'emblée, le grand thème du livre est donc posé : «Un alcoolisme qui n’est pas le fruit d’une tradition ou d’une culture mais qui est déjà le témoin à l’époque d’un renoncement à l’avenir de toute une catégorie de population abandonnée, laissée à elle-même. L'alcool est un moyen de sortir du réel, d'accepter le poids de l'existence, sa fatalité."

Fatalité, peut-être pas. Il a raison de dire que l'alcoolisme n'était pas le fruit d'une tradition ou d'une culture : mon propre père était aussi ouvrier agricole, et son père avant lui, qui n'a jamais eu que quelques hectares de terre, deux vaches et un âne. Et pourtant, dans cette famille, je n'ai observé aucun cas d'alcoolisme. De même dans ma famille maternelle, paysanne elle aussi. Et je connais beaucoup d'autres familles semblables. Ce n'est pas pour dire que l'alcoolisme n'existe pas dans les campagnes et que seule cette malheureuse famille Daugeron en aurait été frappée. Non, c'est un phénomène social bien réel, et Benjamin Daugeron en donne un témoignage bouleversant. Le livre est dédié à Colette, sa grand-mère, dont il relate le chemin de croix. Elle essaie par deux fois d'obtenir le divorce d'avec Daniel, son mari violent et violeur, mais la justice, reconnaissant son alcoolisme comme une maladie de longue durée, rejette la demande en divorce. Un peu plus tard, il se suicide d'un coup de carabine. 

A partir de là, à partir du second chapitre, le fils s'adresse au père. André, qui vit dans un appartement de la ZUP 1, seul, avec comme éternelle compagne la télévision : "Tu ne comptes plus les heures passées devant la télévision. Tu ne t'ennuies même plus. Tu fixes l'écran, le regard vide. Il t'anesthésie. Il amollit tout ton corps, anéantit tes capacités intellectuelles et participe à détruire tout espoir d'une vie nouvelle." De même, Édouard Louis dans Changer : méthode, s'adresse à son père "Tu m'avais appris qu'il fallait regarder la télévision à table, que l'heure du repas était celle où on regardait la télé en famille, les informations du soir et ensuite un film ou une série. Si ma mère essayait de parler ou si je voulais raconter une anecdote de ma journée à l'école tu t'énervais, tu nous disais de nous taire. Tu disais que regarder la télé le soir était une affaire de politesse. A la maison il y avait quatre ou cinq télévisions, tu allais les chercher à la décharge et tu les réparais, une télé dans chaque chambre, une dans la pièce commune. On la regardait le matin avant d'aller à l'école, le soir avant de dormir, les après-midi pendant le week-end.

Il y a ainsi des parallèles frappants entre les deux récits. Ce n'est pas un hasard, les mêmes déterminismes sociaux sont à l’œuvre, provoquant les mêmes dégâts irréversibles. Benjamin raconte la descente aux enfers de son père, qui sombre aux alentours de ses 32 ans, après le diagnostic de cancer à l'âge de six mois du fils cadet : "Bien que soigné avec succès, c'est à l'hôpital que tu prends de mauvaises habitudes. Il faut oublier la mort qui plane, se détendre après la chimio du petit, alors tu sors boire un coup, puis deux deux, voire trois. Tous les soirs." Le petit s'en sort, mais André continue de boire, le couple se fissure, la violence s'installe, à tel point que Benjamin appelle la police contre son père. Il a 8 ans. André reste seul. La maison de la rue de la Rochette est vendue, et l'argent de la vente vite dilapidée. Perte de la famille, perte du travail, la santé qui se détériore de jour en jour. "Tu passeras des années devant ton écran de télévision à attendre la mort."

Dans L'effondrement, un autre livre (que je n'ai pas lu), Édouard Louis raconte comment son grand frère s’est définitivement «effondré» à 38 ans. Il a été retrouvé sur le sol de son appartement inconscient, «comme un animal à l’agonie, comme une bête». Ses organes étaient dégradés par l’alcool, son cerveau endommagé, sa mère a autorisé l’équipe médicale du service de réanimation à le débrancher. «Il était mort mais elle était la seule à avoir le droit de le faire mourir. Il avait trente-huit ans

C'est Colette, la grand-mère, qui va chez son fils et le découvre gisant derrière la porte du salon. "Vert. Jaune. Marron. Gonflé. Méconnaissable. Mort." Mort trois jours avant. "Trois jours de putréfaction de la viande dans une pièce chauffée à 22° C ont rendu l'autopsie difficile et presque impossible la détermination exacte de la mort."

La suite est édifiante : "Il faut voir comme les agents publics nous regardent  à notre arrivée au tribunal pour signer une renonciation à la succession. La justice lit sur nous la pauvreté. Nous sommes ce que les gens qui n’en sont pas appellent des “cas sociaux”. Le ton avec lequel la fonctionnaire qui nous reçoit s'adresse à nous est équivoque. Je sens encore le poids de son regard de mépris sur mes épaules. Peut-être que le soir en rentrant chez elle, elle parlera de nous à son mari en disant les "cassos". C'est comme ça que je le vois écrit sur les réseaux sociaux. C'est comme ça que les Blancs privilégiés qui m'entourent disent à l'école."

Benjamin Daugeron n'est pas resté un "cassos", il n'a pas connu la trajectoire foudroyante d’Édouard Louis, mais il a réussi à intégrer une classe préparatoire aux grandes écoles option économie à Orléans, puis il est allé à Paris, où il vit désormais. Il a surtout écrit ce livre courageux, qui n'aura certainement pas un grand succès public (j'espère me tromper), mais qui mérite vraiment le détour.

Je l'avais demandé dans les deux librairies existant à La Châtre. Il n'y était pas. On ne savait rien de lui. J'ai lu que Gaël Faye avait été reçu récemment dans l'une des deux. C'est bien. Mais il faut inviter aussi Benjamin Daugeron. Le malheur n'est pas qu'en Afrique, il est aussi parfois au coin de sa propre rue. 

 

Ayline Olukman - America

dimanche 27 juillet 2025

Aberrations des mages

Avec sa petite note, le Doc a relancé mon intérêt pour cet étrange tableau de Mechtelt Van Lichtentberg toe Boecop. Il m'a semblé qu'il était intéressant de partir de ce qui y apparaît comme des maladresses voire des aberrations. Comme dit le Doc, "les fautes de construction des personnages dans la partie gauche du tableau (S1 et I1) sont si évidentes par rapport à la finition artistique de cette peinture qu’elles ne peuvent s’accorder avec le simple fait d’être maladroites". A bien y regarder, il m'apparaît que ces "fautes" sont en relation avec le plan des épaules des personnages incriminés, lignes qu'il est dès lors tentant de prolonger dans l'espace de l’œuvre.

 

La ligne A qui suit l'axe des épaules nettement dessiné de Balthazar passe sous le nez du roi, traverse Joseph et va se superposer à la branche horizontale de la croix du blason des Boecop.

La ligne B qui suit l'axe des épaules du personnage vu de dos grimpé au poteau passe par la main de Gaspard tenant le ciboire, atteint le cœur de Joseph, l’œil et l'épaule gauche de Marie.

Dès lors, si l'on trace la verticale à partir du point d'intersection des deux lignes, on s'aperçoit qu'elle passe par l’œil gauche de Joseph et le sommet de son auréole, avant de suivre l'axe du pilier qui le surmonte. Dans la partie inférieure, elle passe exactement entre les deux mains ouvertes de Joseph et par la main gauche de l'Enfant Jésus.

Enfin, l'horizontale passant par le même point d'intersection de A et B est en somme la ligne sommitale des têtes de la Vierge et des quatre donatrices. Du côté gauche, elle va jusqu'à la main du personnage presque caché à l'extrémité gauche du tableau. Main qui semble donner la direction même de la ligne.

Les mains d'ailleurs sont éloquentes : celle du personnage barbu derrière Balthazar est dans l'axe même de la ligne A. La main du personnage grimpé au poteau indique de même la direction de la ligne B. 

Si ces diverses lignes ne sont pas pures élucubrations, on peut se demander pourquoi le cœur de la composition est Joseph et non la Vierge ou l'Enfant-Jésus. D'autant plus que dans la plupart sinon toutes les Adorations des mages vus jusqu'ici, Joseph est un personnage très secondaire, placé le plus souvent en arrière, voire (comme chez Bosch) très éloigné de la scène principale. Or ici ce n'est vraiment pas le cas : Joseph est placé non seulement à l'avant mais en position supérieure. C'est à lui, comme l'a bien observé le Doc, que Balthazar adresse son regard. De même (mais c'est moins ostensible) que Gaspard, le roi noir. Joseph qui, de par le jeu de ses mains, semble protéger le divin Enfant.

 

vendredi 25 juillet 2025

Adoration des mages : la note du Doc

J'ai reçu aujourd'hui de mon ami Jean-Claude Moreau alias le Doc une note sur ce singulier tableau « Adoration des mages avec un groupe de donatrices » (Musée de Tours) attribué à Mechtelt van Lichtenberg toe Boecop, examiné dans mon billet Adorations tourangelles. Je l'en remercie et lui laisse volontiers la parole.



Pour analyse je me réfère à un découpage longitudinal (parties « S » pour parties supérieures numérotées de 1 à 5 en allant de gauche à droite et parties « I » pour parties inférieures de 1 à 4-5).

Avant de rentrer dans le descriptif des parties, il me semble raisonnable d’admettre que le tableau puisse avoir été modifié, corrigé, voire peut-être recomposé avant de nous parvenir sous cette forme. Les fautes de construction des personnages dans la partie gauche du tableau (S1 et I1) sont si évidentes par rapport à la finition artistique de cette peinture qu’elles ne peuvent s’accorder avec le simple fait d’être maladroites. Les techniques de radiographie, de spectrographie, scanners et autres technologies ont montré combien de tableaux célèbres et anciens pouvaient avoir été modifiés par le peintre lui-même ou par d’autres, découpés, recomposés, caviardés … Il serait intéressant que ce tableau soit présenté à de telles technologies, si cela n’a pas déjà été fait.

Le tableau est censé s’organiser autour de la présentation de l’enfant Jésus par sa mère, Marie (I3). Elle a les mains jointes et l’enfant n’ayant pas besoin d’être tenu semble bénir le front du premier roi mage Melchior. Presque sous les pieds de l’enfant se trouvent deux objets cylindriques. Sont-ce des présents ou des morceaux de colonnes ? Derrière Marie et l’enfant, se tient Joseph (S3). La position des mains de Joseph peut se comprendre comme protection. Joseph a un regard descendant et ne rentre pas dans l’échange des regards des personnages de la partie inférieure.  Parmi ces derniers on trouvera sur la partie droite les quatre donatrices et, au tout premier plan,  deux  personnes féminines agenouillées. Elles sont présentées petites probablement à cause d’un statut social inférieur.  Il est frappant de remarquer combien les attitudes  des donatrices sont amalgamées à l’attitude de la Vierge : mains jointes, orientations de la tête identiques à Marie. Comme cette dernière et bien qu’agenouillées elles présentent des visages pleins de calme et donnent une impression de certitude. A contrario les personnages de gauche (I1) semblent dans la confusion ou le désaccord. La tête de Balthazar n’est pas dans le respect indiqué par Melchior. D’ailleurs, au lieu de regarder horizontalement vers l’enfant il cherche plutôt le regard de Joseph, celui-ci étant en position supérieure. Que recherche ce regard sinon exprimer une quémande ?  Toujours dans ce I1 et plus à gauche un personnage semble tenir la coupe qu’il faudra offrir. Et celui qui, de trois-quarts profil gauche,  semble son interlocuteur me semble une réplique du Balthazar en profil droit. Donc, finalement je  me demande si le personnage Balthazar n’est pas représenté deux fois, car il y  aurait, bien séparés, le moment du choix de délégation et le moment de l’acte d’adoration.

Passons à la partie supérieure et on ira de la droite vers la gauche, du 5 vers le 1. Suivant les indications du Musée l’étendard indiquerait la famille Boecop. Il semble cohérent que la peintre et les donatrices s’inscrivent au départ dans la colonne de toutes et tous, celles et ceux qui viennent rendre hommage à l’enfant Jésus. On distingue un chameau et les marcheurs semblent s’engager dans un passage se situant derrière le bâtiment qu’on voit en S4. Ce bâtiment comporte un rez de chaussée donnant sur  une cour intérieure. On y distingue un escalier menant au premier étage. Dans ces endroits on distingue des silhouettes de gens en armes (lances). On en voit en agitation de course. La partie S3 contient la figure de Joseph avec un arrière plan de masse sombre (tour ?). En S2 sous une arche se tient une foule d’adorateurs possibles, voyageurs dont on apercevait la colonne en S5. La partie S1 donne à voir deux personnages grimpés le long d’une colonne. Mais on voit très bien qu’il y a des marches sur lesquelles ils ont pu se jucher. Dans ce S1 on voit  Gaspard, en costume tout aussi magnifique que celui de ses deux collègues rois. Il tient en offrande un objet (ciboire ? encensoir ?) et là encore le regard est davantage tourné vers Joseph que vers Marie et l’enfant. D’autres personnages ont pu entrer dans le bâtiment. Leurs couvre-chefs peuvent indiquer une position sociale importante : évêques, juges, chefs militaires … Là où le peuple ordinaire n’a pas encore pu entrer les bourgeois dirigeants sont aux premières loges. On peine à deviner ce qui porte leur regard et on peut se demander s’ils ne sont pas d’abord intéressés par le fait qu’il y ait une telle presse et qu’ils soient bien présents sur la photo. Si on revient aux deux personnages accrochés à la colonne, il est évident que celui qu’on voit de dos semble ne pas avoir de tête. La partie de  tête qui semblerait émerger de son corps n’est pas cohérente en grosseur et en perspective avec son corps. L’autre personnage a le corps caché par le précédent et par la colonne. Son visage, de profil droit, est parfaitement dessiné. Pour ma part j’y reconnais très facilement le profil du visage du personnage en I1 à l’extrême gauche, celui qui semble donner la coupe à son interlocuteur.

Globalement ce tableau a toute cohérence à avoir été peint par une femme. Le désordre et la tension sont créés par tous ces hommes, puissants ou pas, quand le calme et la sérénité sont portés par les femmes. Je ne serais pas loin d’y voir un tableau à prémonition féministe. De toute façon c’est un tableau extrêmement intéressant. 

L’affaire n'est pas close. Cette analyse du Doc m'a conduit à d'autres observations que je vous livrerai dans un prochain post.

 

jeudi 24 juillet 2025

Ostentatio genitalia

Continuons donc de passer en revue les Adorations des mages du musée des Beaux-Arts de Tours.

Le tableau suivant (nous les abordons, vous l'aurez remarqué, dans l'ordre chronologique, qui ne fut pas celle de notre visite*), comme celui de Mechtelt van Lichtenberg, provient de la même collection du marquis de Biencourt, propriétaire du château d'Azay-le-Rideau, et grand-père de la vicomtesse de Poncins, qui en fit don au musée en 1949. Il s'agit d'une très belle grisaille attribué à Jacques Nicolaï (Dinant, 1605 - Namur, 1678), (situé dans la même salle que la magnifique Fuite en Égypte de Rembrandt (le seul Rembrandt du musée, oui, mais c'est déjà formidable)).

 

Frère jésuite, ayant travaillé dans l'atelier de Rubens sans l'avoir connu de son vivant, Nicolaï fut chargé de la décoration de l'église Saint-Loup de Namur, que Victor Hugo, dans Les Misérables, désigne comme "le chef d’œuvre de l'architecture jésuite". C'est au sortir de sa visite que Baudelaire est victime d'une attaque le 15 mars 1866, qui le laissera aphasique. 

« Merveille sinistre et galante. Saint-Loup diffère de tout ce que j’ai vu des jésuites. L’intérieur d’un catafalque brodé de noir, de rose et d’argent. Confessionnaux, tous d’un style varié, fin, subtil, baroque, une antiquité nouvelle. L’église du Béguinage à Bruxelles est une communiante. Saint-Loup est un terrible et délicieux catafalque. »  

C'est le même Baudelaire qui parlera de Nicolaï comme du "faux Rubens".

Et nous en arrivons au XVIIIe siècle, avec L'Adoration des mages de Sebastiano Conca (Gaete, 1680 -Naples, 1764).

 

Remarquable continuité à travers les siècles : le roi noir porte le ciboire de la même façon que son homologue sur le tableau de Mechtelt. Ici, il est clair qu'il content de l'encens, au vu des volutes qui s'en dégagent. L'ange au-dessus enfonce le clou, avec cet encensoir qu'il agite sur fond de nuage.

Il faut citer encore l'esquisse de Pierre Subleyras (que Pierre Dubois ne mentionne pas). Subleyras (Saint-Gilles du Gard, 1699 - Rome, 1749), fils d'un peintre d'Uzès, dont le talent précoce   lui valut de travailler dès 1717  à Toulouse dans l'atelier d'Antoine Rivalz, qui, revenu d'Italie, admirait Poussin et les Bolonais. Plus tard, à Paris, élève de l'Académie Royale, il obtint du premier coup le Grand prix en 1727. Succès qui lui valut d’être envoyé comme pensionnaire à l’Académie de France à Rome. 

"Protégé par la princesse Pamphili et par l’ambassadeur de France, le duc de Saint-Aignan, il élabora un langage reconnaissable entre tous. Au sortir du palais Mancini, il épousa la plus célèbre miniaturiste de son temps, Maria Felice Tibaldi, et s’installa à Rome où il « entra dans l’arène avec une manière toute nouvelle ». L’exposition de l’immense Repas chez Simon, peint pour les Chanoines réguliers du Latran en 1737, lui obtint ainsi la reconnaissance de tout Rome. Trois ans plus tard, il s’imposa encore face à ses confrères romains pour peindre le portrait du nouveau pape Benoît XIV. Le souverain pontife lui confia la prestigieuse commande d’un retable pour Saint-Pierre, La Messe de saint Basile. Son succès lui valut d’être aussitôt transcrite en mosaïque. Sa carrière brillante, couronnée par les succès, fut interrompue par la maladie au faîte d’une gloire qui promettait de s’étendre." (Notice de l’École du Louvre)

Cette Adoration des mages, écrit Catherine Pimbert, "est l'esquisse préparatoire au tableau conservé à la Residenzgalerie de Salzbourg. La toile de Salzbourg, signée et datée, est essentielle pour la connaissance de l’œuvre de l'artiste car elle témoigne de son talent extrêmement précoce. La peinture de Subleyras montre un goût très marqué pour les contrastes vigoureux d'ombres et de lumières, révélateurs de l'influence du caravagisme, et une exécution rapide et robuste. La palette savoureuse et savante montre à quel point l'artiste domine déjà ce sujet."

Le roi noir au ciboire rappelle fortement celui de Conca, mais ce qui m'intéresse particulièrement ici, c'est un motif dont je n'ai pas encore soufflé mot, mais qui est abordé par Daniel Arasse avec son chapitre sur "L’œil noir" dans On n'y voit rien. Ce motif est celui de l'ostentatio genitalia, clairement mis en évidence par l'historien d'art Leo Steinberg dans son essai La sexualité du Christ.

Revenons donc sur L’Adoration des mages de Bruegel étudiée par Arasse. Et examinons ce détail précis du tableau :

 

La position du vieux roi mage face à l'enfant nu est identique dans les deux tableaux. Que nous dit Arasse ? Que regarde-t-il, Balthazar ? nous demande-t-il. Que cherche -t-il à voir d'aussi près ? Et il répond ceci : "Étant donné la position respective des figures, ce ne peut être que le sexe du petit Jésus. La vieille tête chenue de Balthazar est exactement face aux cuisses ouvertes de l'Enfant, à la hauteur et dans l'axe de son sexe." Et c'est à ce moment qu'il fait appel à l'étude de Leo Steinberg. Il précise ensuite que l'idée peut paraître absurde, "l'élucubration d'un obsédé. Mais la démonstration savante de Steinberg ne laisse aucune place au doute. Textes et images à l'appui, il démontre comment il existait à la Renaissance un culte des parties génitales du Christ, comment l'ostentatio genitalia était au centre de nombreuses peintures - et comment, seules, l'évolution des pratiques religieuses et, aussi, la pruderie du XIXe siècle ont fini par nous aveugler sur ce point (quand on ne retouchait pas les tableaux ou les fresques pour effacer ce membre devenu choquant)." (p. 78)

Pourquoi maintenant une telle attention au sexe christique ? Étonnamment, la réponse est théologique et a tout à voir avec la question de l'Incarnation. Quand Dieu s'est incarné, il l'a fait dans un corps "pourvu de tous ses membres, "entier dans toutes les parties qui constituent un homme", c'est-à-dire aussi, bien sûr, le sexe.  Et c'est bien pour cette raison que la circoncision du Christ avait aussi dans ce contexte une importance considérable. Dieu incarné versait son sang pour la première fois. "Steinberg, confirme Arasse, a beau jeu de montrer comment, en fêtant la Circoncision le 1er janvier, l’Église célèbre le jour 'qui nous ouvre le chemin du Paradis tout comme il nous ouvre à l'année."

Panneau de l'Armadio degli Argenti, par Fra Angelico, v. 1451
 

Je me suis surpris en flagrant délit d'ignorance : je ne savais rien de cette célébration de la circoncision du Christ. Mais j'ai au moins une bonne excuse : cette fête liturgique n'est plus en usage dans l'église catholique depuis 1960, année même de ma naissance (si j'en crois Wikipedia . une autre source fait remonter la disparition de la fête à 1974). Pourtant la circoncision de Jésus est un événement relaté dans l'Évangile selon Luc (2:21) : « Et lorsque furent accomplis les huit jours pour sa circoncision, il fut appelé du nom de Jésus, nom indiqué par l’ange avant sa conception » (Lc 2:21) 

La nativité étant placée au 25 décembre, la circoncision tombait à propos le 1er janvier. L'iconographie de cette fête est très abondante, mais il est étrange que je n'en ai jamais été frappé, comme si depuis quelques décennies on avait en somme voulu oublier les racines juives du christianisme.

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*E. m'avait rejoint à Tours (il faut bien être deux pour garder deux chats), et c'est en sa compagnie que j'ai eu le plaisir d'arpenter une nouvelle fois le musée (même si je dois préciser qu'elle préfère l'art plus contemporain : elle a par exemple beaucoup apprécié l'exposition Obey au Château de Tours que nous avons découvert par la suite (400 œuvres et pas une seule Adoration des mages...)).


 

mercredi 23 juillet 2025

Adorations tourangelles

Rien publié depuis le 11 juillet. C'est que j'ai été appelé à Tours, pour garder les deux chats de mon fils Gabriel, qu'il ne pouvait emmener avec lui en vacances. Catkeeper, je me suis donc exilé une semaine. Je n'écris guère en dehors de chez moi, et je n'ai pas fait exception à la règle. Ce fut un séjour par ailleurs bien agréable, les deux matous sont adorables et j'en ai profité pour flâner dans la ville et visiter quelques expositions. Ainsi suis-je retourné au Musée des Beaux-Arts de Tours, que j'avais découvert il y a plus de dix ans, au temps où Pauline faisait ses études dans cette ville. Le seul véritable souvenir précis que j'en avais gardé était  Mantegna dont les tableaux m'avaient marqués par leur puissance et la précision de leurs architectures. En particulier, La Prière au jardin des oliviers (1457-1459), que j'ai donc retrouvée avec plaisir.



Mais ce qui me frappa surtout pendant cette nouvelle visite, et à quoi je ne m’attendais pas, ce fut le nombre élevé d'Adoration des mages que le musée renfermait. J'ai consacré au thème pas mal de billets et, je le jure, je n'avais aucunement l'intention de jouer les prolongations. Celles-ci se sont en quelque sorte imposées. Que celles et ceux qui en ont soupé de Melchior, Gaspard et Balthazar (je peux les comprendre) s'épargnent donc la peine d'aller plus loin. 

Car j'ai l'intention de procéder à un petit inventaire des Adorations tourangelles (bien aidé en cela par le travail de Pierre Dubois en 2021).

Et commençons donc par la plus ancienne (et ce n'est pas la moins belle), celle de Naddo Ceccarelli, datant du deuxième quart du 14ème siècle, sous la forme d'un diptyque représentant aussi L'Annonciation au registre supérieur.

Tempera et or sur bois. H. 61 cm L. 26,5 cm (chaque panneau)

J'ai trouvé une petite vidéo explicative dont le texte a été écrit par Pierre Fresnault-Deruelle, sémiologue que je connaissais de par son travail sur la bande dessinée (il fut un des premiers universitaires à prendre cet art au sérieux).

 

 La seconde Adoration est l’œuvre d'un Flamand anonyme, datée aux alentours de 1520-1525 :

 

Gaspard, le roi noir, est à l'écart, sur le panneau latéral droit, une position habituelle pour lui, on l'a déjà observé chez Bruegel et Bosch. On notera la somptuosité là encore de la tenue, la finesse ouvragée de l'armure (mais en est-ce vraiment une ?), du plastron aux jambières. 

La troisième a d'abord ceci de particulier qu'elle est l’œuvre d'une femme, Mechtelt van Lichtenberg toe Boecop, une des rares femmes peintres hollandaises dont le nom soit connu. Née à Utrecht vers 1520, elle aurait été l'élève de Jan van Scorel, un peintre à qui on attribue l'introduction aux Pays-Bas de l'art de la Renaissance italienne. C'est la présence du blason de la famille Boecop dans la partie supérieure droite du tableau qui a laissé supposer que cette Adoration des mages avec un groupe de donatrices pourrait avoir été peinte par Mechtelt.

 

Curieux tableau avec le roi noir portant haut une sorte de ciboire contenant son présent. Son costume, avec la jupette en lanières, n'est pas sans rappeler celui du Gaspard de l'Adoration anonyme. Le Melchior chauve, avec sa couronne résiduelle de cheveux, ressemble beaucoup aussi à son prédécesseur, ainsi que la coupe qu'il tient en main.

 

Plus étrange encore la position de Balthazar. La tête ne semble pas à sa place, à mon sens bizarrement désaxée par rapport au reste du corps. On ne sait si sa main gauche tient elle aussi une coupe ou bien si c'est le personnage situé à gauche, qu'on dirait porteur d'un sceptre. Les deux mains se touchent d'une manière ambiguë. Par ailleurs ledit personnage affronte du regard l'homme barbu situé un peu en-dessous de lui. Scène pour le moins énigmatique.

 

Et enfin il y a ces deux personnages dans le coin supérieur gauche, qu'on dirait grimpés à un poteau comme pour mieux voir la scène. La tête du second ne correspond pas anatomiquement au corps que l'on voit de dos. Le bras tendu semble lui appartenir mais il ne peut être que celui du premier homme, vu l'orientation de la main.


 La suite au prochain épisode.


 

vendredi 11 juillet 2025

Artistes de la faim

Il n'y a rien de fortuit dans cette émergence de la mère de Marcelle Pichon en même temps que celle de la figure de Kafka, dans Le cœur ne cède pas, de Grégoire Bouillier, ainsi que nous l'avons vu dans Gaspar et Kafka. Les deux sont réunies aux pages 325 et 326, à la section 41.1. Je me permets de citer celle-ci entièrement car ces passages sont fondamentaux :

Pour une fille, il existe un lien entre sa mère et son rapport à la nourriture. C'est de notoriété publique. Un trouble maternel peut aisément dégénérer en trouble alimentaire et, à l'adolescence, Marcelle fut-elle anorexique ? Chercha-t-elle, en rejetant la nourriture, à rejeter sa mère qui l'avait rejetée ? Si oui, cela lui permit-il d'avoir une taille mannequin et, dans un premier temps, de réussir dans le milieu de la mode, comme si le problème avec sa mère se révélait tout à coup un atout ? Car la société se nourrit volontiers de nos manques et désarrois. Elle nous les rachète pour pas grand chose, avant de nous les revendre au centuple. Les victoires cachent toujours souvent des défaites intimes. Elles donnent l'illusion de surmonter nos problèmes alors qu'elles les amplifient et les consolident en nous, jusqu'à les rendre insurmontables.

En se laissant mourir de faim, Marcelle chercha-t-elle à tuer une bonne fois pour toutes sa mère et le manque qu'elle avait d'elle, qui l'emplissait ? Chercha-t-elle à lui envoyer un message post mortem ?

A la fin de sa nouvelle Un champion de jeûne, Kafka fait dire à son "artiste de la faim" que, s'il avait eu le choix, s'il avait pu faire autrement, il ne se serait jamais laissé mourir d'inanition. Il ne se serait pas privé, ah non ! Il aurait mangé tout son chien de saoul et il s'en serait même mis plein la lampe comme tout un chacun ; sauf que "je dois m'affamer", explique-t-il. Et pourquoi doit-il s'affamer ? "Parce que... bafouille-t-il... parce que je n'ai pas pu trouver d'aliments qui me plaisent. Si je les avais trouvées, je ne me serais pas fait remarquer, et je me serais rempli le ventre comme toi et les autres." Ce furent ses derniers mots."

Ne trouver nulle part dans le monde d'aliments à son goût, ne trouver de toute sa vie aucune nourriture qu'on puisse aimer et capable de vous rassasier : voici la définition même de la mélancolie. Voilà le drame premier dont, peut-être, souffrit Marcelle. Sa dette affective perpétuelle.

 On peut retrouver sur le site du livre des documents complétant cette section.

Plus loin, à la page 516, juste après avoir évoqué un extrait de la Lettre au père de Kafka, un dialogue entre Bmore et Penny (le couple fictif de détectives que Bouillier a imaginé pour rendre plus vivante son enquête) lui permet de développer une véritable histoire de ces "champions de jeûne"qui ont véritablement existé. Tout cela commençant avec un certain docteur Henri Tanner qui, "voulant comprendre les secrets du corps humain et prouver les vertus thérapeutiques d'une privation maîtrisée de nourriture, mena un jeûne expérimental de quarante jours, sous surveillance médicale, au Clarendon Hall, une célèbre salle de spectacle de Manhattan." Le départ était donné pour une course aux records de jeûne, avec des exhibitions où l'on payait pour observer des gens (parfois enfermés dans des cages) ne pas manger... Des performances qui remplissaient encore les salles dans les années 50. 

 

 

Peu de temps après avoir lu ce passage, j'ai retrouvé le 5 juillet dans la biographie de Kafka par Reiner Stach mention de ces spectacles. Stach montre bien à cette occasion que l'écrivain - contrairement à son entourage - n'avait aucun mépris pour la culture populaire : "outre le beau, le bon, le vrai, il continua d'aimer tout ce qui était excitant, exotique, bizarre, vivant, érotique, touchant. Il connaissait les critères de distinction - voilà ce qui le différenciait de ses parents. Mais séparer l'expérience artistique de l'impression sensible, du frisson de l'instant, de l'implication intime était un acte d'abstraction pour lequel il ne se sentait ni disposition, ni capacité, ni envie. (p. 485)

Kafka ne dédaignait donc pas de fréquenter ce que certains décrivaient comme les bas-fonds de la culture : "Tout en bas de l'échelle des valeurs artistiques bourgeoises, on trouve le roman de gare et tous les numéros qui s'inscrivent plus ou moins nettement dans le royaume du sensationnel. L'"artiste de cirque", par exemple, ne s'adonne pas à un art digne de ce nom, qu'il s'agisse de ce trapéziste dont un récit tardif de Kafka dépeint la quête innocente de perfection (Première peine) ou pire : d'un Artiste-jeûneur, profession dont le nom contient une touche d'ironie bourgeoise. Et pourtant, Kafka semble s'être senti tout particulièrement à l'aise dans ces zones frontières - souvent assez interlopes - entre l'art et le show."

La nouvelle Un champion de jeûne (dont on voit qu'elle est souvent éditée sous le titre Un artiste de la faim), que Franz Kafka rédigea en mai 1922, fut publiée la même année, deux ans avant sa mort. Je lis sur le site de Radio-France (qui propose une lecture par Jean Topart) qu' "Écrite en deux jours, elle compte parmi les rares que l’auteur pragois n’ait pas entièrement reniées par la suite, le seul récit qu’il jugeait "supportable", et l’unique à paraître de son vivant dans une revue littéraire de renom."

Qu'elle soit encore pertinente et plus que jamais importante pour la compréhension de la psyché humaine, j'en vois encore une preuve dans ce séminaire qui s'est déroulé le 14 mai dernier, à l’hôpital Sainte Anne à Paris. La Chaire de philosophie de l'Hôpital proposait "Kafka Révolté : Portrait de l'artiste en jeûneur."


 

mercredi 9 juillet 2025

Gaspar et Kafka

Plus que jamais plongé dans Le cœur ne cède pas de Grégoire Bouillier, galvanisé que je suis par cette recherche de la rue Championnet, la découverte d'Estella Blain et de l'oiseau bleu. Petite précision sur l'oiseau bleu : j'ai écrit à tort que cette mention de l'oiseau bleu n'apparaît qu'à la fin du livre, ce pourquoi je n'aurais pas tout de suite opéré le rapprochement avec le dernier téléfilm d'Estella Blain. Or j'ai commencé à reparcourir (en diagonale) les trois cents premières pages du récit et j'ai bel et bien trouvé trace de l'oiseau bleu à la page 332 :

"Voici que l'être voyage. Il fait danser les casseroles que la famille, la société et l'époque accrochent à ses basques au lieu que ce soient elles qui le mitonnent et le cuisent à petit feu. Je parle de "l'oiseau bleu" et Eugénie Landré était-elle un oiseau bleu ? Avait-elle l'oiseau bleu ?" 

Eugénie Landré était la mère de Marcelle Pichon. Elle l'abandonna, elle et son père, quand elle eût l'âge de huit ans. Elle épousa ensuite un musicien, Olivier Créach. Etait-elle une femme sans cœur ? s'interroge Bouillier. "En tout cas, assure-t-il, elle voulait échapper à son milieu et à son destin tracé d'avance. [...] Tout le monde se la pète de nos jours, faute de laisser vivre son oiseau bleu. Alors qu'il suffit d'ouvrir sa cage et de le laisser s'ébattre dans son cœur pour s'apercevoir qu'il n'est plus besoin de surjouer ni même de jouer aucun rôle. On n'a plus le besoin maladif d'exister aux yeux des autres car on a l'oiseau bleu. C'est pourquoi il faut chérir son oiseau bleu, il faut le protéger, il faut le préserver à tout prix car, sans lui, nous ne sommes rien, nous sommes des coquilles vides, nous ne sommes plus que le plein d'angoisse des autres.

J'avais tout bonnement oublié cette image de l'oiseau bleu héritée, semble-t-il, de Charles Bukowski (mais je n'ai pas trouvé trace de l'écrivain américain dans le livre).

 

En tout cas, ce n'est sans doute pas un hasard si l'une des deux citations épigraphes du début du livre est cette phrase de Kafka : "Une cage allait à la recherche d'un oiseau." (Réflexions sur le péché, la souffrance, l'espérance et le vrai chemin). Kafka qui est d'une certaine manière au cœur du récit. Page 184, on peut lire ceci :

"Mais qui est Marcelle Pichon, si elle-même ne le sait pas ?

Si elle préférait être une autre.

Sauf que c'est impossible.

Elle doit tenir son rôle.  

Même si ce n'est pas le sien.

Malheureusement.

Dans mon carnet, j'ai noté : "Hypothèse Kafka" (souligné trois fois).

Puis, juste en dessous : "Marcelle P, c'est Kafka, mais la littérature en moins."

J'ai relu deux ou trois fois cette phrase, comme si elle détenait la clé d'un mystère.

Puis j'ai rangé mon carnet dans ma poche intérieure de mon imperméable couleur mastic." 

Kafka, dont j'avais commencé à lire le tome 3 de la formidable biographie de Reiner Stach. Les Années de jeunesse

*

Le dimanche 22 juin, nous regardons sur France 5 le documentaire de Teri Wehn-Damisch, Michelle Perrot, dans l'intimité des chambres. L’historienne, âgée de 97 ans, et encore merveilleusement agile d'esprit, était invitée à exposer sa réflexion sur les chambres dans le cadre de la maison de George Sand, à Nohant. Elle avait publié en 2009 une formidable Histoire de chambres (Seuil, La Librairie du XXIe siècle), que je trouvai à Noz en 2018 et que je lus ensuite avec énormément d'intérêt : "La chambre est une boîte, réelle et imaginaire. Quatre murs, plafond, plancher, porte, fenêtre structurent sa matérialité. Ses dimensions, son décor varient selon les époques et les milieux sociaux. De l’Antiquité à nos jours, Michelle Perrot esquisse une généalogie de la chambre, creuset de la culture occidentale, et explore quelques-unes de ses formes, traversées par le temps : la chambre du Roi (Louis XIV à Versailles), la chambre d’hôtel, du garni au palace, la chambre conjugale, la chambre d’enfant, celle de la jeune fille, des domestiques, ou encore du malade et du mourant. Puis les diverses chambres solitaires : la cellule du religieux, celle de la prison ; la chambre de l’étudiant, de l’écrivain." (Extrait de la quatrième de couverture)

 

On pouvait lire, page 53, que l'expression "chambre à coucher" apparaissait seulement dans les dictionnaires vers le milieu du XVIIIe siècle, la chose étant assurément plus ancienne. "Mais "avoir une chambre à soi", précisait Michelle Perrot, pour écrire, rêver, aimer ou tout simplement dormir - le vœu de Virginia Woolf à l'intention des femmes - est une invention relativement récente dont je voudrais suivre les chemins occidentaux." 

*

Le lendemain, lundi 23 juin, je reçois un commentaire d'Alain Sennepin sur mon article Bestialissima pazzia.

Le premier des mages (Gaspard) de la mosaique de Ravenne, est en couverture du volume 14 de Slovo (Revue du CERES), 1994. Dans ce numéro, François Cornillot "L'Aube scythique du monde slave", considère que Gaspard est scythe. Lui (dans les 5 articles qu'il consacre au lien entre scythes et slaves, dont celui-ci est le premier, dans cette revue jusqu'en l'an 2000) comme Iaroslav Lebedynsky, mettent en exergue le bonnet phrygien comme la coiffe scythe par excellence. Tous deux montrent l'influence de la culture perse sur la Scythie et le monde anatolo-égéen. Cornillot voit en Gaspard une déclinaison du "gospodar" (chef guerrier) scythe, qui deviendra le "hospodar" slave... 


 

Pour mémoire, revoici la mosaïque de Ravenne, avec les trois rois :


Je dois préciser que cette même mosaïque (que je ne connaissais même pas avant d'écrire l'article) apparut fugacement dans une très courte émission précédant le film 1917, qui passait sur France 2 (c'est en seconde partie de soirée que nous avons visionné le documentaire sur Michelle Perrot). Impossible ensuite, hélas, de retrouver trace de cette courte pastille d'animation. En revanche, j'ai retrouvé l'article de François Cornillot sur "L'Aube scythique du monde slave", mais j'avoue n'avoir pas pris le temps encore d'en parcourir le savant contenu.

Bref, un peu plus tard, je reprends la lecture de Reiner Stach à la page 204. Et je tombe sur ces lignes :

"[...] nous ignorons pourquoi Kafka se mit à lire. [...] Avant son entrée au lycée, ces inconscients [ses parents] lui offrirent toutefois la meilleure compagne de tout lecteur débridé : une chambre à soi, dans la nouvel appartement qu'ils louèrent peu avant la naissance d'Ottla juste au-dessus du magasin familial, au deuxième étage de l'immeuble "Aux trois rois " (U Tří králů) du 3, Zeltnargasse. Un lit, un bureau, une bibliothèque, une banquette à la fenêtre qui donnait sur cette petite rue commerçante - et des portes qu'il pouvait fermer derrière lui. Ce fut peut-être le plus grand cadeau qu'ait jamais reçu Kafka."

Le cadeau que m'offrait ce jour était bien cette double résonance à la chambre à soi de Virginia Woolf (réactivée par Michelle Perrot),  et aux trois rois mages scytho-slaves, 

dimanche 6 juillet 2025

L'oiseau bleu

"Marcelle époussette sa robe blanc-bleu des glaciers, remet les plis en place : "C'est la solitude.""

Grégoire Bouillier, Le cœur ne cède pas, Flammarion, 2022, p. 468 

Je me suis donc replongé dans Le cœur ne cède pas, de Grégoire Bouillier. Et suis donc parvenu à la section 52, où l'auteur décide de visiter si possible l'appartement où mourut Marcelle Pichon, au sixième étage du 183 rue Championnet. Ça commence comme ça : "Rue Championnet. A l'angle de la rue Ordener : un café-tabac. La Renaissance. Là où, peut-être, Marcelle aimait s'asseoir en terrasse, prendre un café, un vin blanc, une liqueur, en regardant les gens passer, sans penser à rien ou, au contraire,  en pensant à trop de choses." (p. 430) Cette rue Ordener qu'il cite me rappelle évidemment le Rue Ordener, rue Labat, de Sarah Kofman, court livre bouleversant dont j'ai tiré un article en octobre 2024.

 

Comme cette rue se situe dans le 18ème arrondissement, j'étais allé voir ce qu'en disait Thomas Clerc dans son Paris, Musée du XXIe siècle, Le dix-huitième arrondissement (Minuit, 2024). Ou plutôt non, j'inverse l'ordre des choses, c'est la lecture de Thomas Clerc qui m'a orienté vers Sarah Kofman, dont le texte, publié en 1994 peu de temps avant son suicide, fut réédité en mai chez Verdier, quelques semaines après ma lecture de Clerc, qui écrivait : "Nous ne prendrons que le début de la grande RUE ORDENER (2020 x 20 m) qui traverse le quartier d'est en ouest, et que nous dédions au sublime Rue Ordener Rue Labat de Sarah Kofman. Sarah Kofman (1934-1994) hante cette partie du 18e comme elle hantera peut-être ce livre." (p. 104)

Et puis je réalise que j'ai aussi mentionné la rue Championnet dans un autre article, toujours en parlant de Thomas Clerc, car c'est au 37 de la rue Championnet qu'un autre écrivain se suicida : "Au 37 [de la rue Championnet], s'est suicidé au gaz l'écrivain Sadegh Hedayat, auteur de La Chouette aveugle ; je n'ai pas lu ce livre culte, mais dès qu'un écrivain se suicide, je me sens proche de lui ; pour m'en sentir plus proche, je me jure de lire ce livre avant la fin de l'écriture de ce livre."(p. 304)

Que de suicides ! Hedayat, Kofman, Pichon. Avec cette particularité funeste : l'écrivain iranien et l'ancienne mannequin se sont suicidés dans cette même rue Championnet. Tiens, Clerc évoque-t-il Marcelle Pichon ? Retour au livre. J'y retrouve le même café-tabac : "J'accoste enfin à mon port d'attache, La Renaissance, et m'installe devant le hamburger-frites du p'tit resto sympa. Décor : ce café a servi de cadre à deux films que j'ai vus à quarante années de distance, Le Mouton enragé et Inglorious Bastards, une preuve de plus que ne toucher à rien garantit la possibilité du style. Happening : je demande un café mais ils n'en ont plus ! Je quitte cet établissement au bord de la fiction  et reprends ma route vers la réalité, via IMPASSE ROBERT (137 x 3 m)." (p. 306-307)

Scène 

Scène d'Inglorious Bastards, tournée à La Renaissance
 

C'est fini pour la rue Championnet. Pas de Marcelle Pichon (je suis un peu déçu, on imagine bien).

Par curiosité, j'essaie d'en savoir plus sur Le Mouton enragé. C'est un film de Michel Deville, sorti en 1974, avec Jean-Louis Trintignant dans le rôle principal de Nicolas Mallet, un employé de banque qui fait une ascension sociale fulgurante. La notice Wikipedia confirme que "Beaucoup de scènes du film furent tournées au Bistrot La Renaissance, 112 rue Championnet, à Paris XVIIIe." Je clique sur le lien de la rue, et découvre que six autres films ont été tournés à La Renaissance, et que le numéro 183 est répertorié comme lieu de mémoire, mais il ne s'agit pas de Marcelle Pichon, mais d'Edwige Feuillère, qui y habita lors de son mariage en 1929 (elle n'a pas dû y rester longtemps, vu la description peu engageante que fait de l'immeuble Grégoire Bouillier).

Pour en revenir au Mouton enragé, je note aussi que ce fut le dernier rôle au cinéma de l'actrice Estella Blain :  "Elle tournera toutefois quelques téléfilms supplémentaires avant de se suicider." 

Le Mouton enragé, dernière apparition au cinéma d'Estella Blain

Estella Blain, née Marguerite Estellat, mariée plus tard à Gérard Blain, est aussi une enfant du 18ème. Elle passe son enfance à Montmartre, non loin des studios Pathé-Cinéma, 6, rue Paul Francoeur, Elle s'approche du statut de star mais sa carrière décline, et elle s'enfonce dans la dépression. Le au matin, son corps est retrouvé au fond du jardin de la maison qu'elle occupe avec son compagnon d'alors, à Port-Vendres. Âgée de 51 ans, elle s'est suicidée en se tirant une balle dans la tempe. 

 

Estella Blain

 Estella Blain se lança aussi, sans beaucoup de succès, dans la chanson :

 

Solitude, le drame même de Marcelle Pichon, dont on ne retrouve le corps au 183 rue Championnet que dix mois après sa mort par inanition. Recherchant sur le net à en savoir plus sur ce thème de la solitude associé à Marcelle, je tombe sur cet article de Romain de Becdelièvre sur la revue en ligne En attendant Nadeau. Et je lis ceci :

Mais le cas Pichon fait plus qu’emprunter des tours et détours à la HBO. Il apporte une nouvelle dimension à cette hypothèse du réel-comme-fiction : la poésie. Certains faits de la vie de Marcelle tracent des coïncidences et des correspondances poétiques. La vie a son « génie » qui trouve dans le livre une image tirée d’un poème : « l’oiseau bleu ». Bouillier l’emprunte à un vers de Charles Bukowski : « There’s a blue bird in my heart that wants to get out » / « Il y a un oiseau bleu dans mon cœur qui cherche à sortir. » L’oiseau bleu est l’autre nom de ce travail poétique du réel, l’autre nom d’une « joie de vivre qui sait la saloperie sociale et qui sait le tragique de l’existence ». Le dossier formule alors dans de belles pages l’hypothèse d’une joie malgré tout. L’itinéraire de Marcelle, suicidée de la société, recouvrirait le récit d’une mise à mort de l’oiseau bleu en elle. « L’histoire, elle retient les drames, les catastrophes, les charognes, jusqu’à faire croire que les drames et les catastrophes et les charognes sont ses moteurs ». Le cœur ne cède pas ébauche alors les contours d’une histoire, tue et secrète, d’une joie qui demeurerait. 

Je n'avais pas fait le rapprochement parce que cette histoire d'oiseau bleu n'apparaît qu'à la fin du livre, et je suis loin d'y être encore. Mais la coïncidence s'impose là encore : le dernier téléfilm où apparut Estella Blain fut L'oiseau bleu, diffusé à la Noël 1981, quelques jours seulement avant son suicide. Téléfilm qui n'a même pas l'honneur d'une notice dans Wikipedia. Adapté d'une pièce de Maurice Maeterlinck par le réalisateur danois Gabriel Axel, on a quand même la surprise de voir au générique Bibi Andersson, Claude Piéplu, Suzanne Flon et Niels Arestrup (Estella Blain joue la Mère).


 

vendredi 4 juillet 2025

Dieu est dans les détails

Bon. J'en ai fini, semble-t-il (on ne sait jamais), avec les Adorations des Rois mages, avec Botticelli, Lippi, Vinci, Bosch et Bruegel, avec Épiphanie et Eucharistie, Joseph, Vierge et Enfant, Melchior et Balthazar, et le roi noir, des Maures ou d’Éthiopie, ledit Gaspard. Enfin non, pas tout à fait. Gaspard, c'est l'Attracteur étrange, qui se glisse en loucedé là où vous ne l'attendez pas. Et je ne l’attendais pas en allant voir le dernier film de Cédric Klapisch, La venue de l'avenir. Même si j’attendais sourdement qu'arrive quelque chose, car les deux derniers films de Klapisch que j'avais vus (Deux Moi et En corps)avaient résonné de belle manière avec les thèmes qui m'occupaient au même moment (mais de cela, vous ne trouverez pas trace ici, car ces rencontres sont uniquement relatées dans La neige ne guérit pas de sa blancheur, le livre consacré à ma petite sœur disparue, et qui reste inédit à ce jour*).

La venue de l'avenir jongle entre deux temps distincts, le nôtre et 1895, la fin du XIXe siècle. Adèle (Suzanne Lindon), quitte sa Normandie natale pour rejoindre sa mère à Paris, sa mère qui l'a abandonnée aux bons soins de la grand-mère. Sur une charrette, elle rejoint la gare au pas lent des chevaux. Des hommes travaillent, c'est l'été lumineux, dans les champs environnants, et elle appelle l'un d'eux: Gaspard ! Gaspard ! Et un jeune, son amoureux, accourt vers l'équipage. Ils promettent de s'écrire même si aucun d'entre eux ne sait lire et écrire. Gaspard. Ce freluquet blond ne ressemble en rien au roi noir mais le nom seul suffit à la rêverie.

Ce n'est pas au tout début du film. Au tout début, il y a le musée de l'Orangerie, et les Nymphéas de Claude Monet, avec une séance de shooting de mode menée par l'un des descendants d'Adèle, un jeune photographe qui vit avec son grand-père. Les Nymphéas qui seront aussi à la fin du film, bouclant la boucle.

 

La peinture encore, oui, pas celle de la Renaissance mais celle qui naît en cette fin de XIXe siècle, où la photographie et le cinéma menacent, selon certains, son existence même. Se rappelle alors à moi ce livre lu en septembre 2024, Le syndrome de l'Orangerie, de Grégoire Bouillier. Passionnant. J'avais eu envie d'en parler ici, je n'en ai rien fait. C'est peut-être le moment. En tout cas, je n'ai pu m'empêcher de le feuilleter à nouveau, d'en relire quelques passages. Dont celui de La Japonaise.

Claude Monet, La Japonaise (1876), huile sur toile, Musée des Beaux-Arts de Boston.
 

La toile représente Camille Doncieux, la première épouse de Monet, en costume japonais. Je ne connaissais pas ce tableau, et je ne dois pas être le seul, il détonne par rapport à ce que l'on connaît de Monet. Ce qui intrigue Bouillier par dessus tout, c'est le démon au beau milieu du tableau, peint sur le kimono rouge : "Une espèce d'anomalie picturale, à la fois énigmatique et déconcertante : telle était la figure du démon à cet endroit du corps de Camille. Ce que Daniel Arasse appelait un détail - dettaglio. Soit un détail qui, dans l'économie générale d'un tableau, "fait écart et trouble le spectateur par des traits mystérieux, voire incompréhensibles." Détail qui, au sein d'une œuvre, percute le sens qui semble être le sien. L'emmène là où elle n'est pas censée aller. En donne la clé secrète, la clé véritable, celle qui permet de comprendre ce que l'artiste a voulu exprimer. De voir l'image qu'il a cachée dans l'image. Sa bête dans sa jungle."(p. 392)

Et voilà, on n'a pas mis longtemps à pénétrer dans le cœur du sujet. En même temps que l'on retrouvait incidemment Daniel Arasse, avec qui nous avons cheminé autour de Léonard. Grégoire Bouillier fit ici référence à son essai sur le détail (que je n'ai pas lu).

 

J'avais lu Le syndrome de l'Orangerie alors même que je n'avais pas terminé son livre précédent, l'énorme Le cœur ne cède pas, dont j'avais parlé brièvement dans La dame au gant bleu, en mars 2024. Je me cite :

"En août 1985, à Paris, une femme du nom de Marcelle Pichon s’est laissée mourir de faim chez elle pendant quarante-cinq jours en tenant le journal de son agonie. Cadavre découvert seulement dix mois plus tard. Fait divers entendu à la radio par Grégoire Bouillier. Jamais oublié. Et voilà qu'en 2018, le hasard le remet sur la piste de cette femme. Dès lors, d'elle, de Marcelle Pichon, il veut tout savoir, tout comprendre. Ça donne ce monstre littéraire, et puis un site. Même nom, Le coeur ne cède pas. Regardez bien la page d'accueil, vous comprendrez sûrement pourquoi j'ai été si vite fasciné moi aussi." **

Seulement voilà, embarqué sur d'autres pistes, j'ai délaissé cette lecture, me promettant seulement de m'y remettre un jour. Eh bien ce jour est arrivé. Le Klapisch, indirectement, a relancé mon intérêt et je suis à nouveau plongé dans Le coeur ne cède pas. Où j'ai retrouvé une autre mention de Daniel Arasse, une citation épigraphe page 347, extraite du l'essai sur le Détail : "Dieu est dans les détails." Expression qui remonterait à la formule anglaise "God is in the details", attribuée le plus souvent à l'architecte Ludwig Mies Van der Rohe ou à l'historien d'art Aby Warburg. On trouve tout aussi fréquemment la variante "Le diable est dans les détails."

___________________

* Ce n'est pas tout à fait vrai : je m'aperçois a posteriori que j'ai parlé de Deux Moi dans cet article, Another woman, du 31 mars 2022.

** Voir aussi le podcast sur France Culture. 

mercredi 2 juillet 2025

Adoration sous la neige


Il neige.
Sous les flocons la porte
Ouvre enfin au jardin
De plus que le monde.

Yves Bonnefoy, Début et fin de la neige.


Attardons-nous un instant sur cette magnifique miniature des Très Riches Heures du duc de Berry, présente dans le dernier article. Voyons-la dans son entièreté :

 

La notice Wikipedia rapporte que "Des scènes hivernales ont été représentées dans d'autres livres enluminés de l'époque, notamment une miniature dans un manuscrit du Décaméron (vers 1414)[ms 18] et une autre dans un manuscrit du Miroir Historial de Vincent de Beauvais (vers 1410)[ms 19], toutes deux attribuées au Maître de la Cité des dames mais celle des Très Riches Heures reste la plus élaborée. " 

Elle ajoute que "Selon Erwin Panofsky, il s'agit là du « premier paysage de neige de l'histoire de la peinture ». Peint donc entre 1411 et 1416 (inachevé à la mort des trois frères de Limbourg et de leur commanditaire en 1416, le manuscrit est probablement complété, dans certaines miniatures du calendrier, par un peintre anonyme dans les années 1440, puis achevé en 1485-1486 dans son état actuel par le peintre Jean Colombe pour le compte du duc de Savoie).

Un siècle et demi plus tard, Pieter Bruegel représente lui aussi un paysage hivernal, avec cette autre Adoration des mages dite sous la neige, dernière œuvre commentée par Christian Jamet dans Célébration de l'offrande

 

Ce tableau est extraordinaire en ce qu'il relègue tout d'abord la scène de l'Adoration des mages sur le côté gauche. Alors que l’œil du spectateur est naturellement conduit vers le fond, en direction de l'arche ruinée, il faut se dérouter pour apercevoir, sous la toiture percée de l'étable, la Vierge et l'Enfant, deux mages prosternés et le troisième encore en attente. Rien ne les distingue vraiment de la foule alentour, nul présent visible, nulle étoffe luxueuse.

 

"Ce que Bruegel entend représenter, écrit Christian Jamet, c'est la manifestation discrète de la présence de Dieu parmi les hommes, à travers son Fils, dans la réalité quotidienne. [...] Renonçant aux détails exotiques et au faste habituel des représentations de la visite des mages, il accentue, par un décor modeste, l'humanité de l'Enfant Dieu, venu au monde parmi les humbles."

Le tableau est évoqué aussi dans la très riche biographie de Bruegel par Leen Huet (CFC, 2022). Qui précise que ce panneau séduira tellement qu'il sera son tableau le plus copié. Trente-six versions en ont été conservées, dont la plupart de la main de Pieter Bruegel le Jeune. La version donnée dans l'ouvrage  diffère de celle que j'ai insérée plus haut.

 

Elle est plus anodine à mon sens, beaucoup moins saisissante, mais plus lisible aussi, laissant mieux apercevoir le détail dans sa minutie.

 

Ainsi peut-on voir distinctement que Melchior porte la même robe rose à mantelet d'hermine que sur l'Adoration de 1564. Ce qui n'est pas le cas de Balthazar ni de Gaspard. En revanche, celui-ci porte un cadeau muni, semble-t-il, d'une chaînette, qui s'apparente nettement à celui de la National Gallery. Derrière lui, un page noir rappelle l'Adoration de Bosch.

Ce qui rend le tableau vraiment unique, dans la version de 1567 conservée à Winterthur, en Suisse, c'est la chute de neige, le tourbillon des flocons blancs ( Leen Huet parle de "tournoiement impressionniste") qui nous redonne toute la nostalgie de l'enfance, quand nous admirions la chute soudaine, longtemps désirée, de cette neige qui engloutit le paysage, l'assourdit et le transforme en paradis de jeux. Événements de plus en plus rares en nos hivers contemporains. 

Enfance que Bruegel n'oublie jamais : ce mioche qui pousse avec ses bâtons son traîneau sur l'étang glacé, sur la droite du tableau, c'est l'expression même de la joie.