jeudi 6 février 2025

Le Crépuscule du soir

 


J'ai évoqué plusieurs fois dans ces pages les visites que je fais à la Centrale de Saint-Maur (par exemple ici), ces rencontres avec des détenus dans le cadre du dispositif Lire pour en sortir. Et j'ai le plaisir de vous convier à écouter, si le cœur vous en dit, cette émission "Autour de la nuit", programme d'archives préparé justement par des détenus de la prison de Saint-Maur et proposé par Albane Penaranda dans le cadre du 40e anniversaire des "Nuits de France Culture". "On y entend parler de poésie, de noctambules, de monstres, d'éclipses jusqu'à la magie de l'aube." Le troisième épisode de l’émission, diffusée le dimanche 2 février, est présenté par Frédéric, l'un des deux détenus auxquels je suis rattaché, opérateur au Studio du Temps, dirigé par Nicolas Frize.


lundi 3 février 2025

Saint Blaise, au-delà de l'humain

Je viens de terminer un grand livre d'anthropologie, Attachements, de Charles Stépanoff, sous-titré Enquête sur nos liens au-delà de l'humain, publié aux éditions La Découverte en septembre 2024. Je dis "un grand livre" parce qu'il nous permet une avancée majeure dans notre compréhension du monde et de nous-mêmes en tant qu'espèce vivant dans ce monde. L'enquête, qui s'appuie sur les propres recherches de terrain de Stépanoff en Sibérie et en France ainsi que sur une large bibliographie, remet en question nombre de thèses classiques, en particulier sur le phénomène de la domestication. Il n'est pas question ici de la résumer, mais d'éclairer ses apports en les mettant en relation avec un autre ouvrage lu récemment, qui m'a également passionné, pas un essai d'anthropologie, non, mais plutôt un journal de bord, celui tenu en 2023 par François Cassingena-Trévedy, qui a choisi de venir vivre dans le Cantal après des décennies de vie monacale à l'abbaye bénédictine de Ligugé. Livre qui a pour titre Paysan de Dieu, et publié chez Albin Michel également en 2024.


Le grand mérite de Stépanoff, j'y reviens, c'est de renverser certaines conceptions fort peu discutées. Ainsi affirme-t-il très tranquillement que l'on se trompe profondément quand on dit que les modernes n'ont plus de liens sociaux ou affectifs avec le milieu vivant, qu'ils en sont "déconnectés". "Bien au contraire, dit-il, ils n'ont que ceux-là. Ils multiplient les attitudes de soin envers les êtres vivants qui les entourent et se gardent de les exploiter : ils ne mangent pas les pigeons, ne se confectionnent pas de vêtements à partir de la fourrure de leurs chiens, n'abattent pas les platanes des rues pour en faire un bon feu, ni ne boivent l'eau des rivières. Ils ont donc peu ou pas de rapport métabolique avec leur milieu environnant puisque celui-ci ne contribue pas à assurer leurs besoins énergétiques pour se nourrir et se chauffer." (p. 11, c'est moi qui souligne) Cette notion de rapport métabolique au milieu est fondamentale, et c'est la première chose qu'il faut bien comprendre pour saisir la suite : "Nos conditions modernes d'existence séparent donc les rapports affectifs et les rapports métaboliques au monde : nous traitons avec empathie et soin notre milieu immédiat, tandis que notre approvisionnement est assuré par des territoires distants soumis à une exploitation extractiviste. Une telle situation n'est pas seulement rare dans l'histoire humaine, elle est sans pareille dans l'histoire de la vie, car tout organisme dépend de la qualité de ses liens avec son milieu environnant. "(p. 11)

Cette rupture moderne, nous la vivons tous, mais il existe tout de même certains territoires où elle n'est pas encore complètement entérinée, où quelque chose de l'ancien rapport au monde est encore présent, et c'est par exemple cette campagne d'Auvergne où François Cassingena-Trévedy (que j'abrègerai désormais en FCT) s'est retiré : "Saint-Blaise, qui est le troisième jour de février - Par la route encombrée de neige, je suis allé bénir le sel qui fait du bien aux bêtes et aux hommes. Et j'ai dit aux paysans de marquer en leur mémoire que le sel a trois œuvres qui n'en font qu'une : il relève, il révèle et il réveille le goût. Et je leur ai dit de devenir cela même qu'ils présentaient à la bénédiction." (p. 22)

Frère François Cassingena-Trévedy

Et certes le sel n'est pas extrait sur place, il vient d'ailleurs, et depuis longtemps, mais les paysans qu'évoque FCT ne dépendent pas uniquement des circuits d'approvisionnement extérieurs. La plupart entretiennent, comme lui d'ailleurs, un jardin ; on tue encore un cochon à la "mauvaise" saison ; on cueille les champignons, on ramasse les fruits, on produit du fromage et maintient des basse-cours. Autrement dit, le paysan du Cézallier est en connexion avec un nombre assez important de plantes et d'animaux de son milieu (de la même manière d'ailleurs qu'un paysan berrichon comme mon père et mes grands-parents qui vivaient de polyculture et d'élevage). Stépanoff appelle réseaux denses "ces attaches multifibres liant des populations humaines avec leur milieu nourricier local". A l'inverse, "dans le mode de vie urbain, les rapports aux espèces environnantes sont peu nombreux et ne comportent généralement pas de dimension utilitaire. Nous désignerons sous le nom de réseaux étalés  ces connexions simplifiées et distantes propres aux groupes humains dont l'essentiel de l'approvisionnement provient d'autres zones que leur propre habitat." (p. 12-13)

Cette opposition est illustrée dans le livre par ce schéma (les Tozhu sont un groupe de chasseurs-cueilleurs qui nomadisent dans la taïga en compagnie de rennes domestiques peu nombreux principalement utilisés pour le transport) :

 

Bon, mais certains se récrieront sans doute devant cette bénédiction du sel administrée par FCT. Ne voilà-t-il pas une pratique archaïque, rétrograde, irrationnelle, dont on ne voit pas en quoi il serait bon d'assurer la survivance ? N'y a-t-il pas, en outre, une sorte de paradoxe, voire de scandale, à ce que ce rituel soit mené par un normalien, docteur en théologie, traducteur de Virgile et des Pères de l'église syriaque, autrement dit qu'un intellectuel de haute volée prête la main à ce que d'aucuns qualifieront de pratique obscurantiste ? 

Il est à parier que, parmi ces critiques, beaucoup ne verront rien de mal à tel ou tel rituel des peuples sibériens, et n'invoqueront pas l'obscurantisme alors même que rien ne vient en profondeur les différencier de la cérémonie cantalienne. Stépanoff montre en effet, en s'appuyant sur l'ethnographie des XIXe et XXème siècles, que les cosmologies paysannes occidentales sont étonnamment proches des cosmologies sibériennes. Il faut pour cela renverser une autre opinion largement répandue selon quoi le rapport des humains à leur environnement serait largement dépendant de leurs croyances religieuses. Conception soutenue par l'historien Lynn White selon qui le christianisme anthropocentré porte les gènes de l’accaparement et de la destruction de la planète, lors d'une conférence  prononcée le 26 décembre 1966 à Washington, devant l’assemblée annuelle de l’American Association for the Advancement of Science. Conférence, reprise dans un article devenu célèbre, par la revue Science en mars 1967. 

Lynn White avance que le texte de la Genèse justifie le comportement prédateur et exploiteur de l'homme vis-à-vis de la Nature. Verset 1, 26 : «Puis Dieu dit : faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu'il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre, et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre. […] Dieu créa l'homme et la femme. […] Et leur dit : Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et l'assujettissez ; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre.» Le texte biblique introduit une vision du monde en rupture complète avec l'animisme païen : alors que dans l'Antiquité, chaque arbre, chaque source, chaque colline avait son propre genius loci, son gardien spirituel, le christianisme aurait désacralisé le monde et permis l'exploitation sans retenue des objets naturels.

"Pourtant, objecte Charles Stépanoff, le peuple hébreu, dont le texte de la Genèse est issu, n'est pas connu pour avoir infligé des dévastations écologiques à la Méditerranée antique. On connait en revanche l'ampleur des déprédations  causées par les Empires égyptien et romain, tout polythéistes qu'ils fussent (...). Il faut se défier d'interprétations idéalistes qui accordent une force causale mécanique aux croyances. Il faut plus encore se garder de théories conférant aux textes théologiques un pouvoir déterminant sur les représentations et les pratiques humaines." (p. 275-276)

Isaak van Oosten, Le Paradis terrestre, v. 1630-1660, Musée des Beaux-Arts de Rennes.

Les historiens, poursuit-il, s'appuient sur les textes érudits de théologiens et de savants, mais que nous disent-ils de la vision du monde de l'immense majorité des gens qui ne savaient ni lire ni écrire ? "On ne peut pas présumer que les idées d'un Irénée de Lyon, d'un Thomas d'Aquin ou d'un Descartes étaient connues et suivies de tous leurs contemporains." (p. 276)

Je continuerai cette réflexion dans un prochain article. Finissons temporairement sur cet autre passage de FCT, qui donne matière à méditation :

"A l'envi, je me suis environné de terre, de pierre, de bois, de cuivre, de cuir, de laine. Tout cela m'est passé en habitation, en habitude, en habit, tout cela, mes mains le savent. Tout cela appartient au même statut, au même monde, au même âge. Transfuge aristocratique de la modernité, j'aspire à pleine vie l'esprit de ces matières." (p. 24)

samedi 1 février 2025

Il ne faut jamais éclaircir le mystère

Le dernier chapitre du Courts-circuits d’Étienne Klein interroge deux concepts qui ne cessent de traverser Alluvions : il a pour titre Hasard et destin. Mais c'est surtout le hasard qui est sur la brèche, avec sa pluralité de sens. Klein le qualifie de mystérieux personnage dont il est désireux de cerner la véritable identité. Il livre ensuite une anecdote personnelle, située en octobre 2013. Ce mois-là, il emménage dans l'appartement qu'il occupe encore aujourd'hui, un atelier d'artiste près de la place Denfert-Rochereau pour lequel il eut le coup de foudre à la première visite, à tel point qu'il signa le bail sans même le lire, quelques minutes après avoir franchi la porte d'entrée.

Le jour-même de son installation, il dut s'absenter quelques heures pour faire le service de presse de son dernier ouvrage, En cherchant Majorana, biographie d'Ettore Majorana, génial physicien italien qui disparut en mars 1938, à l'âge de 31 ans, sans qu'on sache s'il s'était suicidé ou avait choisi de s'exiler ou de se retirer dans un couvent. Le mystère est encore entier, et Étienne Klein avait tenté de "retrouver son fantôme résiduel" en se rendant "dans les villes où il avait vécu ou simplement séjourné - Catane, Rome, Pise, Naples, Palerme - avec l'espoir que ces lieux auraient conservé, par un effet d'hystérésis*, un halo différé mais perceptible de sa présence."


 Il est intéressant de voir que cette recherche d'un physicien sur la vie d'un autre physicien présente des aspects fort peu scientifiques. Klein d'ailleurs ne s'en défend pas, écrivant que sa quête, "à la limite de l'obsession, avait été de type modianesque." Là, je tends plus que jamais l'oreille, Patrick Modiano ayant été très souvent étudié en ces pages. Klein affirme que ses déambulations sur les traces de Majorana "furent des promenades géographiques à l'intérieur d'un palimpseste : différentes couches de réalité, spatialement confondues mais temporellement séparées, entremêlaient le temps qui passe et celui qui ne passe pas, les archives et les songes, les points de repère et les hypothèses, l'exploration et l'introspection."

Cette description n'était pas si éloignée de ma propre expérience, telle qu'elle s'exprimait par exemple, en novembre 2012, avec la lecture de Dora Bruder. Je recopie ici ce que j'écrivais alors :

"Depuis que Modiano a surgi dans mon paysage mental, avec le vide, avec Norwich, avec Sebald, j'éprouve pour lui quelque chose comme une grande tendresse, alors j'achète régulièrement un de ces courts volumes qui me donnent l'impression de reprendre une promenade habituelle avec un ami, d'arpenter ensemble une nouvelle fois des rues, des quartiers, des hôtels, des gares, en évoquant des anecdotes, des énigmes, en soulevant des questions qui restent souvent sans réponse. C'est ainsi que j'ai lu Pedigree, formidable et douloureuse chronique du désamour paternel, et, la semaine dernière, Dora Bruder. C'est Jean-Claude, l'enquêteur michonien, qui m'avait aiguillé sur le livre, en me citant le passage où Modiano est troublé par un épisode des Misérables : Jean Valjean et Cosette, fuyant Javert, se réfugient dans un couvent au 62 de la rue du Petit Picpus, la même adresse que le pensionnat du Saint-Coeur-de-Marie où était Dora Bruder, une jeune fille juive qui disparut comme tant d'autres à Auschwitz.

Jean-Claude arrêtait sa citation sur la citation même de Hugo par Modiano (Moro citant Modiano citant Hugo, il y a quelque chose de vertigineux dans cette cascade) :

Nous n'avons pu passer devant cette maison extraordinaire, inconnue, obscure, sans y entrer et sans y faire entrer les esprits qui nous accompagnent et qui nous écoutent raconter, pour l'utilité de quelques-uns peut-être, l'histoire mélancolique de Jean Valjean.

Ayant maintenant le livre en main, c'est le paragraphe qui suit immédiatement qui m'a interpellé :
Comme beaucoup d'autres avant moi, je crois aux coïncidences et quelquefois à un don de voyance chez les romanciers - le mot "don" n'étant pas le terme exact, parce qu'il suggère une sorte de supériorité. Non, cela fait simplement partie du métier : les efforts d'imagination nécessaires à ce métier, le besoin de fixer son esprit sur des points de détail - et cela de manière obsessionnelle - pour ne pas perdre le fil et se laisser à aller à la paresse -, toute cette tension, cette gymnastique cérébrale peut sans doute provoquer à la longue de brèves intuitions "concernant des événements passés ou futurs", comme l'écrit le dictionnaire Larousse à la rubrique "voyance"."

Les coïncidences, voilà ce qui apparaît précisément dans la suite du récit d’Étienne Klein. "Hasard ou destin, dit-il, le lendemain de mon installation dans mon nouvel antre, j'étais attendu en Italie, à Turin, pour y prononcer la conférence inaugurale d'un colloque consacré à cet "effrayant génie", comme eût dit Chateaubriand." Or, il croise au sortir de l'immeuble une femme du nom d'Alladine Lacroix, qui se présente comme habitant au dernier étage, et qui lui remet, voyant qu'il était pressé, un livre de poche en lui disant : "Tenez, c'est pour vous. Ce roman devrait vous intéresser. Il traite de l'archéologie de la mémoire. Vous m'en direz des nouvelles." Il s'agissait de Chien de printemps de Patrick Modiano... Klein file à la gare de Lyon, bouquin en poche. Qu'il entame dans le train, après avoir travaillé sur sa conférence : "Et, dès les premières pages, je compris. Le personnage principal, un photographe nommé Francis Jansen, habitait l'appartement dans lequel je venais d'emménager !"


Captivé par sa lecture, l'auteur oublie de descendre à Turin et se retrouve à Milan (la conférence d'ouverture se commua en discours de clôture). Son trouble ne venait pas que de la simple mention de l'appartement :

"Chien de printemps raconte très exactement - incroyable coïncidence - la superposition de deux histoires très semblables à celles que développe En cherchant Majorana. D'une part celle de Francis Jansen, un homme qui, tout comme Majorana, "parlait peu", et qui lui aussi choisit de disparaître "après avoir subi une cassure dans sa vie", sans laisser de traces ni indiquer d'adresse . d'autre part, celle du narrateur à la poursuite du spectre de ce personnage qui le fascine, quête aussi vaine qu'obstinée, avec pour résultat qu'il finira par croire, les deux histoires s'entrelaçant, qu'ils sont une seule et même personne. (...) 

Ces résonances m'apparurent d'autant plus stupéfiantes qu'Alladine ne pouvait les soupçonner lors de notre première rencontre, ignorant tout de moi - hormis peut-être le fait que j'écris - et de l'existence de mon livre, pas encore annoncé et encore moins publié. S'agissait-il d'un simple hasard ? D'une secrète combinaison spatio-temporelle ourdie par quelque démiurge bien attentionné ? Cet appartement du XIVe arrondissement m'était-il prédestiné par l'effet d'une intrication entre Chien de printemps et En cherchant Majorana, laquelle, sans que j'en aie conscience, m'aurait poussé à le visiter  puis à le choisir ? "

La suite est une réflexion sur le hasard, qui passe en revue les principales conceptions qui s'y rattachent. Par exemple, celle, bien connue, du mathématicien Antoine-Augustin Cournot qui, au XIXe siècle, affirme que le "hasard" ne serait que le croisement  de deux séries causales indépendantes. Et donne quelques exemples "pour éclaircir et fixer cette notion fondamentale" : 

"Il prend au bourgeois de Paris la fantaisie de faire une partie de campagne, et il monte sur un chemin de fer pour se rendre à sa destination. Le train éprouve un accident dont le pauvre voyageur est la victime, et la victime fortuite, car les causes qui ont amené l’accident ne tiennent pas à la présence de ce voyageur : elles auraient eu leur cours de la même manière lors même que le voyageur se serait déterminé, par suite d’autres influences, ou de changements survenus dans son monde, à lui, à prendre une autre route ou à attendre un autre train."

"Appliqué à mon cas, poursuit Etienne Klein, il faudrait que je considère que j'ai suivi mon parcours, Patrick Modiano le sien, et que, par l'entremise de nos ouvrages respectifs, nos deux séries causales ont fini par se croiser un jour d'octobre 2013 à deux pas de la place Denfert-Rochereau." Il considère néanmoins que, malgré un certain pouvoir de conviction, la conception de Cournot "reste peut-être un peu simpliste sur le plan épistémologique". Chaque événement, qu'on le croit "hasardeux" ou non, est lui-même au croisement d'un nombre indéfini de lignes ou de séries causales. "Dans l'exemple choisi par Cournot, le voyageur n'a pas seulement pris le train, il a choisi un certain horaire, s'est installé dans tel wagon, et non pas dans tel autre, pour telle ou telle raison, s'est assis à cette place et pas à cette autre, de sorte que l'explication du hasard proposée par Cournot devient vite proliférante. Mon atterrissage dans mon appartement ? Le résultat d'un improbable imbroglio de suites causales inextricables, dont je serais incapable de faire l'inventaire..."

Ceci m'a rappelé ce poème en prose, Les pleureuses d'Antarctique, mis en ligne le 8 octobre 2010, mais qui fut écrit en 2003, et dont le souvenir me fut rappelé tout récemment parce qu'un ou plusieurs visiteurs du blog l'avaient, à ma grande surprise, consulté (à moins que ce ne fut un des bots qui arpentent régulièrement le web).

"Elles me contactèrent en septembre : elles avaient entendu parler de mes sanglots (à l'époque, j'en modulais de fort longs qui m'attiraient un public fervent et fidèle). Nous nous accordâmes en tous points : le contrat courrait jusqu'au sixième solstice, treizième lune comprise. La tournée fut mémorable, nous inondâmes de larmes plusieurs bourgades jusque là mal desservies par le malheur. On nous prédisait un avenir brillant ; les grandes métropoles nous réclamaient à cors et à cris. Et puis il y eut cet incident stupide.

L'incident stupide


Nul n'aurait pu le prédire. Plusieurs chaînes causales avaient fait le chemin pour lui. En toute inconscience des effets désastreux de leur rencontre tout à fait fortuite. Personne n'avait tiré la sonnette d'alarme. Quand il me fut donné de pouvoir le faire, ce fut en pure perte : l'irréparable avait eu lieu."

Bref, nous ne trancherons pas sur la question du hasard, pas plus qu’Étienne Klein. Qui conclut en déclarant que faute de le savoir, il se résout à faire sienne cette recommandation de Patrick Modiano : "Il ne faut jamais éclaircir le mystère."

_____________________

* Hystérésis : PHYS. Persistance d'un phénomène quand cesse la cause qui l'a produit. Cycle d'hystérésis. Hystérésis mécanique. − Phénomène qui consiste en ce fait que la couche caractéristique obtenue en déchargeant une fibre, etc., préalablement étirée en deçà de sa limite élastique, ne se confond pas avec celle correspondant à la charge. On constate une sorte de « retard » dans la contraction (Thiébaut, Fabric. tissus,1961, p. 89).

mercredi 29 janvier 2025

Leo, Albert et la guerre du froid

Mardi 14 janvier, les vingt ans de ma fille Violette. Ce jour-là, je passe à la librairie Arcanes dont je ressors plus lourd de quatre nouveaux livres. Je fais l'impasse ici sur deux d'entre eux (dont j'aurai à reparler) ; intéressons-nous aux deux autres, les deux au format poche : Courts-circuits d’Étienne Klein, et Manhattan Project de Stefano Massini (tous les deux édités en 2023). C'est par celui-ci que j'ai commencé. J'avais emprunté à la médiathèque récemment un opus précédent, beaucoup plus long, Les frères Lehman, mais je n'avais pas eu le temps de le finir, embringué que j'étais dans d'autres lectures. Mais j'avais été intrigué, et même déjà captivé par la forme, un roman en vers libres, volontiers litanique. Cette forme, je la retrouvais avec Manhattan Project, et puis, d'emblée, c'est une autre vieille connaissance que je retrouvais : Leo Szilard, le physicien hongrois déjà à l'honneur dans la bande dessinée de Baudoin et Cédric Villani, Les rêveurs lunaires. J'en avais parlé ici en 2015 et 2017.

Le livre est paru dans ce format poche le 9 janvier 2025. Dans le premier article consacré à Szilard, Manhattan, de Woody à Léo, je notai qu'au sortir du film de Woody Allen, Manhattan, j'avais abordé la troisième histoire des Rêveurs lunaires, précisant que si je connaissais Heisenberg et Turing, les deux précédents, j'ignorais tout du troisième, Léo Szilard, le savant juif hongrois. Et j'écrivais avoir été saisi, d'entrée, par la première case :


75 ans plus tard très exactement, un nouvel ouvrage portant "Manhattan" dans son titre fait donc écho à la geste de Leo Szilard. Je me permets de reprendre ici ce que j'écrivais il y a dix ans :

"Neuf janvier 1960, New York. Le jazz, que Woody Allen aime tant (il joue de la clarinette dans un groupe de New Orleans). Albert Camus vient de mourir le 4 janvier dans un accident de voiture, à Villeblevin dans l'Yonne. Leo Szilard, atteint d'un cancer, va subir une radiothérapie, à des doses de cheval (mais c'est lui qui le demande : il a obtenu de pouvoir participer au protocole des soins). Le personnage est passionnant, et je ne veux pas ici reprendre tout ce que Cédric Villani dévoile de sa biographie. Qu'il suffise pour l'instant de signaler qu'il fut le premier humain à concevoir, dès 1933, la possibilité d'une réaction neutronique en chaîne, donc d'une bombe atomique aux possibilités de destruction inouïes, et à comprendre ensuite que le tout nouveau régime nazi était le mieux placé, de par l'avancée de la science de son pays, pour mettre au point cette invention.

C'est ce qui l'amènera en 1939 à demander à Albert Einstein d'adresser une lettre à Franklin Roosevelt, le président américain, pour l'alerter sur le danger et le convaincre d’accélérer la recherche expérimentale sur la réaction en chaîne en Amérique. Lettre signée Einstein mais c'est lui, Léo Szilard, qui en a rédigé le brouillon.
Et c’est en 1942, avec le physicien italien Enrico Fermi, dans le cadre du Projet Manhattan visant donc à doter l’Amérique d’une bombe atomique, qu’il parvient à créer la première réaction en chaîne avec un réacteur utilisant du graphite et de l’uranium.
Lui, pacifiste convaincu, qui s'opposera à l'utilisation de cette bombe, qui condamnera l'horreur d'Hiroshima, mais que les militaires, une fois la bombe réalisée, s'empresseront de mettre sur la touche."


On retrouve Szilard associé à Einstein à la page 19 :

Trente-neuf ans, Leó Szilárd
physicien de renom, Leó Szilárd
très côté, Leó Szilárd
des publications partout
inventeur notamment
- avec Einstein -
d'un réfrigérateur prodigieux
"oui, tout à fait, illustres confrères : un réfrigérateur 
car la physique doit bien vivre, oui ou non ?
Vous, vous ne mangez pas ?"
mais, surtout spécialiste des particules :
ce qui se cache dans l'infiniment petit
à l'intérieur de la matière
à l'intérieur de l'énergie.

Le même jour, j'ai aussi commencé l'essai d’Étienne Klein (car j'aime souvent lire comme on marche, en balançant le poids du corps d'un côté à l'autre), et voici que dès le premier chapitre, consacré à une réflexion sur la nature de l'intelligence, Einstein apparaît aussi : "Mettre en avant son seul travail théorique, c'est passer sous silence - et par là même déconsidérer - un aspect important de son œuvre : Einstein fut aussi un ingénieur inventif dont les préoccupations se réfractaient dans les mécanismes et les appareils techniques les plus symboliques de son époque. Lui-même déposa plusieurs brevets pour toutes sortes de dispositifs : voltmètres, réfrigérateurs, compteurs électriques, appareils de correction auditive..." (p. 30, c'est moi qui souligne)

On a bien lu réfrigérateurs. Leó Szilárd n'est pas cité, mais c'est bien avec lui qu'Einstein met au point un réfrigérateur à absorption, bruyant et d'ailleurs invendable (dixit Wikipedia) pour Electrolux (brevet américain 1781541 daté du ). En voici le dessin de brevet annoté :

 

Juste un détail amusant, l'histoire de ce réfrigérateur ? Peut-être. Mais, lors de la recherche pour la rédaction de cet article, je suis tombé sur un article fort intéressant d'Aurélie Brayet, La guerre du froid a bien eu lieu..., qui suggère que cet objet technique, qui nous est devenu si familier qu'il est comme transparent à nos yeux, a une histoire tout à fait surprenante : "Négligés par l’histoire des techniques, les objets de la vie domestique et du quotidien sont pourtant des objets techniques omniprésents dans la maison et particulièrement en cuisine. Le réfrigérateur est un de ces objets invisibles. Cet humble « frigo », que nous ne voyons plus, objet d’attentions des constructeurs et de désir pour des millions d’hommes et de femmes dans les années 1950, est un objet technique, culturel et social complexe. Deux systèmes techniques (absorption et compression) ont été au cœur d’une véritable guerre du froid."

Pourquoi se battre pour le froid ? C'est avant tout une histoire économique : "Au cours du XIXe siècle, un véritable besoin en froid imposé par le développement de secteurs industriels nouveaux comme le transport frigorifique de viande sur les océans, le développement des wagons frigorifiques sur rail (Carrière 2010) ou encore l’essor des brasseries, de nouveaux comportements (consommation, conservation, hygiénisme, peur du microbe, etc.) et le déploiement d’une mondialisation de l’approvisionnement alimentaire, poussent les États dans une course à la conquête de nouvelles sources d’approvisionnement en glace naturelle et orientent la recherche scientifique et technique vers le domaine du froid. Durant la majeure partie du XIXe siècle, une guerre (Thévenot 1978, Blain 2006) oppose chercheurs et industriels du monde entier dans la quête de solutions pour améliorer la production artificielle de froid, l’industrialiser et ainsi la diffuser largement à tous. Le froid devient alors, dans ce contexte, un enjeu scientifique et géostratégique pour les grandes puissances.

Deux types de technologies appliquées à la production du froid domestique sont en concurrence dans les années 20 : l’absorption et la compression (fig.1 et 2). Dans les deux cas, les industriels utilisent conjointement un gaz et une source de chaleur pour produire du froid par liquéfaction du gaz frigorifique. Si les réfrigérateurs à compression utilisent des moteurs électriques, les réfrigérateurs à absorption (comme le modèle breveté par Einstein et Szilard), eux, utilisent principalement le gaz comme énergie, mais aussi le butane et le pétrole. 

 

Fig.1. Schéma du fonctionnement du réfrigérateur à absorption (Schéma Aurélie Brayet)

Fig.2. Schéma du fonctionnement du réfrigérateur à compression (Schéma Aurélie Brayet)


Jusque dans les années trente, les deux technologies se partagent le marché domestique. Mais  la compression et l’alimentation électrique vont finir par dominer le marché au point de faire disparaitre l’absorption et l’alimentation au gaz. Ruth Schwartz Cowan a montré que cette suprématie ne relevait pas d'une supériorité technique (le système à absorption fonctionnant au gaz était même plus fiable que son concurrent dans la mesure où l’absence de parties motorisées limitait les risques de panne).

Pour l’auteur, il s’agissait davantage d’une question de pouvoir des compagnies d’électricité et notamment de General Electric (GE) "qui avait développé un réseau efficace de vendeurs, revendeurs, de médiateurs pour commercialiser les produits, mais aussi pour diffuser parmi les ménages américains une culture du frigo électrique. Par ailleurs, le capital de l’entreprise était également assez important pour permettre la création d’une stratégie marketing féroce, originale et offensive : trains showrooms qui sillonnent le pays pour présenter le Monitor Top, présentation du millionième réfrigérateur Monitor Top à la radio par H. Ford en 1931, publicité autour du réfrigérateur offert à Robert Ripley en 1928 pour accompagner l’expédition sous-marine vers le pôle Nord. La stratégie publicitaire vise à starifier le produit en créant des événements qui marquent les esprits, et qui pour certains entreront dans l’histoire. Ainsi le réfrigérateur General Electric est la vedette du premier film publicitaire en Technicolor en 1935. L’appareil invisible de nos cuisines s’affichait alors sur grand écran dans les salles de cinéma !"

 



 
Le réfrigérateur que l’on voit ici date de 1930 et son compresseur posé sur son sommet évoque la tourelle qui surplombait le cuirassé USS Monitor (d’où son nom).

lundi 20 janvier 2025

Snow is falling

Dimanche 12 janvier au soir. La Chambre d'à côté, de Pedro Almodóvar au CGR de Bourges. En version française hélas, mais il n'y avait pas le choix ce jour-là. Je suis presque surpris de n'avoir jamais parlé d'Almodóvar sur ce blog où il est tout de même souvent question de cinéma, car c'est un cinéaste que je suis depuis longtemps. Bon, il faut bien une première et c'est donc aujourd'hui. Ce qui renvoie à une autre question : pourquoi ce film-ci d'Almodóvar provoque-t-il un texte ? Mon propos n'est pas de chroniquer ma vie culturelle, absolument pas : bien des livres lus, bien des films vus n'apparaissent pas en ce lieu, en ce site. Tout simplement parce que leurs contenus ne rencontrent pas les thématiques qui m'occupent, ne croisent pas les fils narratifs qu'il me plaît de tirer. Il y faut à tout le moins une résonance. Et c'est ce que La Chambre d'à côté m'a donné : une résonance.

 

L'affiche pose bien les choses dans sa frontalité. Ingrid (Julianne Moore) et Martha (Tilda Swinton)  ont débuté leur carrière au sein du même magazine. Lorsqu’Ingrid est devenue romancière à succès et Martha, reporter de guerre, leurs chemins se sont séparés. Le film commence dans une librairie de New-York, pendant une séance de dédicace du dernier ouvrage d'Ingrid. Une amie de longue date lui apprend alors que leur amie commune Martha est gravement malade d'un cancer.

A l'hôpital où Ingrid s'est rendue sans tarder, Martha lui déclare être en phase 3 d’un cancer du col de l’utérus. Elle espère encore à cause d'un nouveau protocole de soin. Leur ancienne amitié, que les années avaient comme mise sous le boisseau, resurgit très vite : Ingrid restera au côté de Martha, d'autant plus que sa fille Michelle la délaisse (elle n'a pas connu son père et le métier de Martha l'a conduit à être une mère trop absente). Hélas, le protocole échoue et la survie est maintenant de courte durée. Martha demande alors à Ingrid de l'assister dans sa décision de mettre fin à ses jours en l'accompagnant dans "la chambre d'à côté". 

Impossible pour moi de ne pas repenser à ma jeune sœur Marie, dont les traitements de lutte contre le cancer avaient pareillement échoués, la chimio tout d'abord, puis la récente immunothérapie, dont bénéficia aussi Martha. Son souvenir était central dans deux articles récents, et le film lui-même était sorti le 8 janvier, le lendemain de son anniversaire.

Une autre résonance apparut avec la neige. Le livre que j'ai écrit (toujours inédit à ce jour) autour de Marie a pour titre La neige ne guérit pas de sa blancheur (vers emprunté à Francis Jammes), or les deux femmes regardent, au deuxième jour de leur installation dans une maison d'architecte au nord de New York, The Dead, de John Huston (1987), qui finit avec la neige recouvrant le paysage irlandais (le film se déroule à Dublin le 6 janvier 1904). Il faut d'ailleurs souligner la triple apparition du film (adapté de la nouvelle Les Morts de James Joyce, du recueil Gens de Dublin) : la première fois, c'était juste après avoir fait sa demande à Ingrid, Martha regardant la neige tomber rose sur New York (effet du changement climatique), citait la fin de The Dead, où le narrateur, Gabriel Conroy, parlait aussi de la neige tombant «évanescente, sur tous les vivants et les morts».*

 




La troisième occurrence de la neige se situe à la fin du film, quand  Michelle, la fille de Martha (interprétée aussi par Tilda Swinton), vient la voir dans cette maison qu'elle a choisi pour mourir. Ingrid essaie de dissiper le malentendu qui a brouillé les deux femmes. Au matin, allongée sur un transat, face à la forêt, Michelle se retrouve dans la même position que sa mère, qui s'est éteinte au même endroit. Et la neige tombe sur les deux femmes. Ingrid cite alors une fois encore la fin de The Dead : la neige unit les vivants et les morts.

Les grands transats de la maison font écho à ceux du tableau d'Edward Hopper, Gens au soleil, dont une reproduction est d'ailleurs visible dans un salon.

People in the sun, Edward Hopper, 1960, Huile sur toile, 102,6 x 153,4
Washinghton, Smithsonian American Art Museum

Quand Ingrid découvre Martha morte, dans sa tenue jaune, le plan général, avec ses ombres d'une netteté tranchante, est d'une texture complètement hoppérienne. Son immobilité est saisissante. Je regrette de n'avoir ici que le gros plan sur le visage de Tilda Swinton.


Une autre référence picturale, qui m'avait échappé (bien signalée par Jean-Luc Lacuve, du ciné-club de Caen, toujours précieux), se situe au moment où Martha raconte la mort de Fred, le père de Michelle, qui était parti faire la guerre au Vietnam alors que Martha était enceinte. Traumatisé par ce qu'il avait vécu là-bas, Fred avait fui, épousé une autre femme. Un jour, voyant une maison isolée en flammes, croyant entendre des cris, il s'était précipité à l'intérieur et avait succombé à l'incendie (les pompiers assurèrent ensuite que la maison était vide d'occupants). La femme de Fred s'était écroulée dans l'herbe, impuissante à le retenir. Le plan du film rappelle la toile Christina's world d'Andrew Wyeth (1948).

Christina's World, Andrew Wyeth, 1948, détrempe à l'oeuf sur bois 81.9 x 121.3 cm
New York, Museum of Modern Art.

Ceci ne doit pas donner à penser que le film croule sous les références, et que seule la connaissance de celles-ci permet de l'apprécier. Il n'en est rien. Bien au contraire, ce film, méditation sur la mort, la souffrance, l'amitié est une épure de beauté, où la douleur semble danser avec la couleur, grâce à deux grandes actrices** pleinement complices. Julianne Moore toute en écoute et regard chaleureux et doux, Tilda Swinton, d'une dignité et d'une force remarquables. Revenons à l'affiche, l'une pose ses mains protectrices sur les épaules de l'autre. La symétrie du visuel est seulement rompue par le geste de Tilda, avec son bâton de rouge à lèvres. C'est le geste qu'elle fit avant de mourir, ultime pied de nez à la camarde.

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* On relira avec plaisir ces magnifiques dernières lignes, assurément l'un des plus beaux textes dits au cinéma : "Oui, les journaux avaient raison, la neige était générale sur toute l'Irlande. Elle tombait sur chaque partie de la sombre plaine centrale, sur les collines sans arbres, tombait doucement sur le marais d'Allen et, plus loin vers l'ouest, doucement tombait sur les sombres vagues rebelles du Shannon. Elle tombait, aussi, en chaque point du cimetière solitaire perché sur la colline où Michael Furey était enterré. Elle s'amoncelait drue sur les croix et les pierres tombales tout de travers, sur les fers de lance du petit portail, sur les épines dépouillées. Son âme se pâmait lentement tandis qu'il entendait la neige tomber, évanescente, à travers tout l'univers, et, telle la descente de leur fin dernière, évanescente, tomber sur tous les vivants et les morts."

 Comme la nouvelle de Joyce, le film s'achève sur le mot "dead".  John Huston meurt dans sa maison de Newport quelques semaines après la fin du tournage de The Dead , dans la nuit du 27 au 28 août 1987, à l'âge de 81 ans. 

** Consultant leurs biographies respectives, je fus étonné de découvrir que Julianne Moore était née le 3 décembre 1960, c'est-à-dire cinq jours seulement après moi, et que Tilda Swinton était née le 5 novembre 1960, autrement dit 23 jours avant moi. Me voici littéralement "égocentré" entre les deux stars... 

samedi 18 janvier 2025

David Lynch : les fantômes de la mélancolie et du rêve

Hier la nouvelle de la mort de David Lynch m'a été un choc. Chaque jour, nous apprenons la mort de quelque personnalité, et cela parfois nous attriste quand pour celle-ci nous éprouvons estime ou affection, mais il est rare que l'on ait comme un mouvement de recul, un moment d'incrédulité, comme si cet événement annoncé n'était pas de l'ordre du possible. David Lynch, 78 ans*, et je réalisai seulement alors que je n'avais jamais pensé qu'il pût mourir un jour. C'est qu'il n'était pas vieux, je veux dire par là que je ne l'ai jamais vu, envisagé, comme une personne âgée. Ce qu'il était bien sûr, mais le physique de son visage démentait toute décrépitude. Je me souviens encore de son portrait par Nadav Kander, admiré lors de l'exposition de ses photographies à Vichy, l'an dernier.

La photo a été prise en 2007, Lynch avait donc 61 ans. La chevelure poivre et sel est incroyable par sa densité et son mouvement de vagues. Contraste entre la chemise boutonnée jusqu'au col, le calme du visage au regard bleu intense levé vers on ne sait quel horizon, et ce ressac, cette houle capillaire, cette tempête sur un crâne dont on sait quelles images troublantes il pouvait engendrer.

J'ai souvent parlé ici de David Lynch. Et sans doute n'est-ce pas fini, tant cette œuvre continuera de nourrir notre imaginaire. Je voudrais juste évoquer une anecdote que je viens de découvrir et qui résonne avec les précédents articles autour de La Prisonnière du désert, de John Ford. Dans The Fabelmans de Steven Spielberg, c'est David Lynch en effet qui incarne le vieux cinéaste recevant le jeune Sammy - alter ego de Spielberg.


Le scénariste Tony Kushner a raconté pour le magazine Première ce qui demeure pour lui comme le meilleur souvenir du tournage : 

Le jour du tournage est inoubliable pour moi. C'est vraiment unique dans une vie : Steven Spielberg qui filme David Lynch cours d'une scène où Steven Spielberg rencontre John Ford, qui est joué par David Lynch. Wow ! C'était tellement bizarre. J'étais heureux comme un gosse. C'est vraiment l'un des summums de ma carrière de scénariste.  [...]

Lynch est incroyable en plus ! Ce geste qu'il fait avec son cigare pour faire jaillir des flammes n'était pas du tout prévu, c'est lui qui s'est amusé avec, ça a attiré son attention et il a littéralement joué avec ça. En plus ce feu, cette fumée, ça ajoute un petit côté flippant au personnage, et l'on voit qu'il est facilement déconcentré, on ne sait pas comment il va réagir.

C'est vrai que cette scène est drôle. Mais elle a aussi du sens, au fond. Elle montre qu'on peut utiliser l'art pour contrôler sa vie, qu'en devenant un maestro dans son domaine, on apprend à ne plus se laisser dépasser par tout ce qui peut chambouler notre existence. Sauf qu'une fois que vous commencez à comprendre le pouvoir de l'art, vous réalisez aussi qu'il peut vous emmener dans des zones dangereuses, très sombres. Clairement, John Ford était un génie. Pourtant, ce n'était pas un homme très heureux. C'est pour ça qu'il demande à ce jeune garçon pourquoi il tient tant à devenir réalisateur. Quand il lui donne ce conseil par rapport à la ligne d'horizon, il sait que c'est une 'règle' débile, mais en même temps c'est la seule chose qu'il est capable de contrôler. C'est un outil qui lui permet de maîtriser son art et donc sa vie.

C'est d'autant plus beau grâce au passage juste avant où Sammy attend de le rencontrer sans savoir immédiatement avec qui il a rendez-vous. Il le comprend en même temps que le spectateur en voyant les affiches de ses films. Steven avait mis la musique de La Prisonnière du désert sur le tournage ce jour-là et tout le monde était scotché par cette salle avec les posters de tous ces chefs-d'oeuvre. La caméra prend son temps, film après film : La Chevauchée fantastique, Qu'elle était verte ma vallée, Le Mouchard, La Prisonnière du désert, Le Fils du désert, La Charge héroïque, Les Raisins de la colère, L'Homme tranquille, l'Homme qui tua Liberty Valance... on comprend à quel point cet artiste est important aux yeux de Sammy. Et de Steven qui rend hommage à John Ford, qu'il considère sans doute comme le plus grand cinéaste de tous les temps. J'adore cette scène en particulier, j'aime la manière dont elle met en avant son talent, d'une façon si simple, évidente." (C'est moi qui souligne)

Non, je n'en ai pas terminé avec David Lynch. J'ai réalisé aussi par la même occasion que je n'avais jamais terminé les Trois essais sur Twin Peaks, de Pacôme Thiellement, acheté en 2019. Je n'étais pas allé loin, le marque-page que j'avais rapporté de la cathédrale de Grenade, La Virgen con el Niño de Giovanni Battista Salvi (plus connu sous le nom de Il Sassoferrato), était encore placé à la page 10. 

 


On pouvait lire, au bout de cette page, cette phrase judicieuse : "Les grands films de cinéma sont ceux qui ont forcé le spectateur à regarder à l'intérieur de lui-même, dans l'espace sans dimension qui sépare l’œil de la paupière, pour montrer les fantômes de la mélancolie et du rêve que son regard, depuis toujours, portait (...)."

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* 78 ans, autrement dit le même âge que Donald Trump. Ils sont nés tous les deux en 1946. L'un disparaît alors même que l'autre s'apprête à être investi dans la fonction présidentielle. Triste signe des temps ?

mardi 14 janvier 2025

Amazonia

 A Violette, 20 ans ce jour même,

Dans le train qui nous emmenait de bon matin de Bourges vers Paris, via Vierzon, j'avais emporté un seul livre, Amazonia, de Patrick Deville (Seuil, 2019), septième opus de son projet Abracadabra, cycle de douze livres écrits sur le principe du roman sans fiction, chacun d'entre eux s'attardant sur un continent ou du moins une large partie de la planète. Il est ici question, comme le titre le laisse bien deviner, d'une remontée de l'Amazone et de l'évocation de l'histoire du sous-continent latino-américain depuis l'année 1860. Pourquoi 1860 ? Eh bien, selon l'auteur lui-même (entretien dans La Presse en 2017), parce que "c'est le moment où pour la première fois - enfin, c'est la thèse que je prends -, toutes les informations sont disponibles sur toute la planète, où toutes les civilisations et tous les peuples connaissent l'existence des autres et où un événement qui se produit quelque part a des répercussions partout. C'est la deuxième révolution industrielle, la planète rétrécit brusquement, avec les navires à coques en fer, la vapeur, les locomotives, le canal de Suez, etc., et c'est le début de l'européanisation du monde, jusqu'à la Première Guerre mondiale." 

J'avais trouvé le livre dans une bouquinerie de La Châtre, le 4 janvier dernier. J'étais alors avec Violette, contente de son côté d'avoir déniché un essai de Daniel Guérin qu'elle avait cherché sans succès jusque-là. Dans Amazonia, c'est un peu père & fille (3 chapitres), mais surtout père & fils (8 chapitres) qui constituent l'un des fils rouges du livre - ce voyage sur l'Amazone, Deville l'accomplissait avec son fils Pierre, vingt-neuf ans, dessinateur, photographe, musicien. "Nous avons décidé de mettre notre lien à l’épreuve, confie-t-il à Isabelle Rüf dans Le Temps, en partageant une cabine de bateau sur le fleuve Amazone ! On nous a mis en garde. On a fait quelques exercices, dans un chalet à Chamonix, au Brésil… Je m’étais engagé à lui soumettre le texte, il avait un veto absolu.» L'écrivain ne cache pas certains moments de tension, mais ce qui se détache c'est bien l'amour filial qui les relie (c'est tout en pudeur, ces mots ne sont jamais employés). On les retrouve au terme du voyage sur le rivage d'une île des Galápagos : "Côte à côte au bord de l'océan, nous demeurions immobiles devant le paysage immense de bout du monde, le jade très pâle des vagues écumeuses, les frégates ballottées dans le ciel par le vent fort, le sable blanc et les blocs de lave noire. (...) Un peu en retrait, j'observais son profil grave et ruisselant des eaux de la baignade et douce de la pluie, les cheveux bouclés de sa mère et les yeux noirs, un visage un peu grec."

Je n'eus pas le temps de terminer le livre avant Austerlitz. Ce n'était d'ailleurs pas mon intention. Nous avions un autre programme, nous devions faire provision de beauté, à Orsay tout d'abord, avec l'exposition Gustave Caillebotte mais aussi certaines salles des collections permanentes (oh, merveilles entre autres que ces Félix Vallotton, Pierre Bonnard, Édouard Vuillard...), et le lendemain avec Ribera au Petit Palais et la plasticienne japonaise Chiharu Shiota au Grand Palais. Je fixais des détails comme un autre fixait des vertiges. Ce qui suit est parfaitement arbitraire, des traces pour ma mémoire à venir.













Dans le train du retour, j'abordai le chapitre sirènes & amazones. Patrick Deville évoque le tournage de Fitzcarraldo, le film de Werner Herzog. Dans la scène des rapides, le long navire en fer s'écrase contre la falaise et Thomas Mauch, le directeur de la photographie, est blessé à la main, si bien qu'il faut l'opérer. Mais le médecin du tournage a épuisé ses réserves d'anesthésiants, et Mauch hurle de douleur. Herzog appelle Carmen, une prostituée, à la rescousse : "Elle m'a écarté, rapporte Herzog, a enseveli la tête de Mauch entre ses seins et l'a consolé d'une voix douce. Elle a dépassé sa condition pour devenir une pieta immanente, et Mauch est vite redevenu silencieux. Elle lui a susurré "Thomas, mi amor", encore et encore, durant les deux heures qu'a duré l'opération."

C'est l'occasion pour Deville de revenir sur Gaspar de Carvajal, le moine dominicain qui a donné son nom au fleuve. Il avait accompagné Francisco de Orellana, lieutenant de Pizarro, envoyé en reconnaissance par celui-ci pour trouver des vivres. Neuf jours avaient été nécessaires pour cela, et comme le navire ne pouvait revenir en arrière à cause du courant, Orellana décida de descendre le fleuve jusqu'à l'Atlantique. Le nom Amazone provient d’une bataille qui eut lieu contre la tribu des Tapuyas où les guerrières combattaient selon leur coutume en avant des hommes. "Chez Gaspar de Carvajal, écrit Deville, les amazones ont deux seins, comme Carmen, contrairement aux mythes antiques de l'amputation pour mieux bander l'arc." Un peu plus loin, il poursuit en rappelant qu'après Mai 1968, les femmes allaient à la plage les seins nus : "La vision de cette particularité anatomique était bouleversante pour l'enfant que j'étais, qui n'en avait jamais vu un seul, de ces seins, pas même en photographie, sans parler du cinéma, enfant qui, selon le terme médical alors en vigueur, après que déjà on avait dû l'extraire au forceps, avait "refusé le sein", et qu'il avait fallu le biberonner." La suite allait me stupéfier : "Le 22 mars 2018, cinquante ans jour pour jour après le déclenchement de ces événements de 1968 à l'université de Nanterre, ma mère avait subi l'ablation de l'un de ces seins que j'avais refusés, ces seins que mon père, mort depuis près de vingt ans déjà, avait dû rêver de découvrir pendant les longs mois que duraient alors les fiançailles."

22 mars 2018. Cette coïncidence de dates relevée par Patrick Deville m'en rappelait une autre, autour de cette même date. Le 24 mars 2018, j'avais ouvert un Cahier des Vertiges (en l'occurrence un long carnet mauve Bensimon for Quo Vadis, pages ivoire finement lignées), où je décidais de consigner toutes les apparitions, lors de mes lectures diverses, du mot vertige et de ses dérivés (vertigineux, vertigineusement, vertigo). Le cahier des charges était simple : le mot lui-même n’était jamais explicitement recherché, il devait advenir de lui-même. Repéré, je le recopiais dans le cahier, en ayant soin de le prendre dans son contexte, ou bien je photocopiais, je prenais en photo, j’imprimais. Ma besogne s’achèverait cahier rempli. Il me fallut moins d’un an.

La première prise fut le titre d’un dessin de François Matton : Vertige, écroulements, déroute et pitié, daté du jeudi 22 mars 2018, issu de son blog Sans l’ombre d’un doute. C'est l'ami Nunki Bartt qui m'apprit plus tard que le titre provenait du Poète de sept ans, d'Arthur Rimbaud.

Or, le 21 décembre 2019, dix jours après la mort de ma petite sœur Marie au CHU de Limoges, je m'avisai que ce 22 mars 2018 était aussi le jour où elle avait pris connaissance de sa maladie, ainsi qu'elle l'écrivait dans un cahier Paperblanks : "Je ne suis pas immortelle, depuis le 22 mars 2018, cette réalité m'a éclaté à la figure. Je peux à chaque instant laisser mes enfants et leur père, seuls, face à la vie, à ses tumultes, à ses joies." Elle écrivit quelques autres lignes, mais les autres pages du cahier demeurèrent vierges.

Cette quadruple coïncidence, apparue trois jours après la date anniversaire de sa naissance (7 janvier 1971), me sidéra. D'autres détails faisaient mouche : le dessin de François Matton ne mettait-il pas en valeur ces seins qui traversaient tout le chapitre sirènes & amazones ? Et puis il y a cette histoire du 21 février. "Comme chaque année, écrit Patrick Deville, à cette date du 21 février, je m'étais levé avant l'aube, dans cet entre-deux où nous accompagnent encore avec sérénité ceux qui furent puis disparurent, ces morts qui ne le sont pas encore s'ils demeurent dans les rêves de la nuit. Devant une fenêtre de cet appartement qui pourrait être une cabine immobile de navire, avec vue sur les toits de Paris et ses cheminées, plusieurs mois après notre retour, j’attendais le lever du soleil comme je l'avais attendu vingt-deux ans plus tôt, jour pour jour, devant une fenêtre de l'hôtel Morgut de Managua, la matin où j'avais commencé d'écrire la vie de William Walker, et depuis ce 21 février 1997, j'avais résolu*de consacrer cette éphéméride à l'avancement du projet Abracadabra, à son parcours autour de la planète."

Ce 21 février 2019, Patrick Deville en vécut les dernières minutes à la terrasse de l’Écailler, dans le onzième. Et quelques heures plus tard, une interne l'appela depuis l'hôpital pour lui annoncer la mort imminente de sa mère : "L'ablation du sein qu'elle avait subie moins d'un an plus tôt n'avait pas enrayé la progression du mal." Comme Marie, elle allait donc mourir en 2019 (mais je ne peux oublier que la mère de l'écrivain avait près de quatre-vingt dix ans, presque le double de l'âge de Marie). Ce qui était, selon son propre aveu "dans l'ordre des choses" (ce qui ne l'empêcha pas d'être davantage ébranlé qu'il ne l'avait prévu) ne l'était pas du tout pour Marie.

Je pense aussi, en refermant cet article, à Nathan, son fils, mon neveu, dont c'est l'anniversaire aussi ce 14 janvier 2025. Je sais aussi combien cette maman leur manque, à lui, à Tom son frère, à Lou sa sœur.

Jose de Ribera -La Pieta, 1633, Huile sur toile, 157 x 210 cm
Museo Nacional Thyssen-Bornemisza, Madrid


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*J'avais résolu, dit-il, et je pense en lisant cela à cette émission de France Culture écoutée en revenant de Bourges lundi matin. Première d'une série "Les bonnes résolutions": "Résolution" est un mot polysémique. En effet, il est utilisé aussi bien dans le domaine juridique que dans la sphère scientifique... Comment comprendre cette diversité de sens ? " Les invités étant Serge Sur, professeur émérite de droit public  et Etienne Ghys mathématicien, professeur à l’Ecole Normale Supérieure de Lyon.

mardi 7 janvier 2025

Cette nuit je la dispute aux chiens de l'insomnie


7 janvier 2025
tu aurais eu 54 ans
Marie ma sœur ma
petite sœur
si la vie ne t'avait pas lâchée
si tu avais survécu
à la grande guerre des cellules
Tu me manques
Tu nous manques
Je te revois dans la grande maison
des bords de Vienne
ton sourire là-bas
présent encore
dans la chambre dernière
malgré la souffrance
Cette nuit je la dispute
aux chiens de l'insomnie
J'écris pour
te parler
encore un peu
Une illusion une image
derrière la fenêtre
la rivière qui passe
son flot obscur
bientôt brisé
par le pont
Je n'oublie pas
ceux qui périrent
ce même jour
où l'on venge les blasphèmes
par des rafales de kalachs
Dans un vase du séjour
quelques menues branches
du saule tortueux
qui se mourait
au bout de ton jardin