"L'hypnose, le magnétisme animal, comme l'appelait Franz Anton Mesmer, le premier médecin magnétiseur de l'histoire au XVIIIe siècle, avait, me semble-t-il, quelque chose de très littéraire que l'aventure de Gerlach ne faisait que confirmer - l'hypnose s'adressait à l'imagination, au fluide de l'imagination, à l'aspect ductile, presque façonnable de la psyché humaine : le bloc de terre sur le tour du potier, auquel la paume de la main, humide, immobile pourtant, imprime un mouvement qui fait se lever, se tordre, se creuser la glaise jusqu'à lui donner forme - mais rien dans le geste de la main ou dans la pulpe du doigt ne laisse deviner a priori cette forme en soi." (p. 69-70)
Le surgissement de Franz Anton Mesmer à cet endroit du récit de Mathias Enard a fait aussi remonter le souvenir de Bulles, le formidable premier tome de la trilogie "Sphères" du philosophe allemand Peter Sloterdijk. Lecture de l'année 2004, plus de vingt ans déjà, mais qui demeure prégnante. Mesmer y apparaissait à la page 244, désigné comme "le véritable instigateur de la médecine romantique magnétopathique." Alors qu'Enard écrit que Mesmer "est plus ou moins contraint de quitter sa ville de Vienne et son épouse en 1778 après une demie-guérison obtenue sur une jeune pianiste aveugle, Maria Theresia von Paradis", Sloterdijk, dans une note de bas de page, propose que "pour délimiter la période de floraison du premier classicisme de la psychologie des profondeurs à l'aide de dates-clés symboliques, on pourrait se référer à la migration de Mesmer de Vienne à Paris, en 1778, et à l'année de de publication de la dernière somme sur les traditions magnétopathiques, Du magnétisme de la vie et des effets magiques en général, de Gustav Carus, en 1856."
Je ne connaissais pas l'histoire de cette jeune pianiste aveugle, Maria Theresia von Paradis, elle vaut qu'on s'y attarde un peu. Fille de Joseph Anton Paradis, secrétaire impérial au Commerce et conseiller à la Cour de l'impératrice Marie-Thérèse, elle commença à perdre progressivement la vue à partir de l'âge de deux ans. La notice de Wikipedia affirme que Mesmer, avec ses séances de magnétisme initiées en 1776, "réussit à stabiliser provisoirement son état". Mesmer, dans son Précis historique des faits relatifs au magnétisme animal jusques en avril 1781, est plus radical : "Je lui rendis la vue", ne craint-il pas d'écrire.
Si Mesmer a dû quitter Vienne, c'est précisément à cause de Mademoiselle Paradis. Pour mieux la soigner, il l'avait accueillie à son domicile. Mais selon lui un complot se trama : on fit craindre à M. Paradis la perte de la pension que l'impératrice lui versait en raison de sa cécité, et il vint l'enlever de force. Le père entre, l'épée à la main, chez Mesmer, accompagné de la mère. Il est désarmé, la mère et la fille tombent évanouies. Quelle scène, s'écrie Mathias Enard. La rumeur publique gronde, le scandale couve, et Mesmer est obligé de rendre la jeune femme à ses parents et de quitter la capitale autrichienne. "Une chose semble à peu près certaine cependant, affirme Enard, Maria Theresia von Paradis, Marie-Thérèse du Paradis ne recouvrait la vue qu'en présence de Mesmer : elle était donc aveugle en son absence. On peut en conclure ce que l'on veut."(p. 75)
Il semble que les deux se rencontrèrent de nouveau à Paris où Maria Theresia se rendit pour une tournée en . Il veut assister à un concert qu'elle donne à la cour le mois suivant, mais il n'est pas le bienvenu et doit quitter la salle. Elle fera en tout quatorze apparitions à Paris, saluées par les critiques de l'époque. Elle aidera aussi Valentin Haüy à fonder la première école pour aveugles, qui ouvrira à Paris en 1785.
C'est en cette même année 1784, lis-je dans Sloterdijk, que Mesmer exposa les principes de sa méthode curative dans une loge secrète parisienne qu'il avait lui-même fondée, "devant un groupe d'élèves sélectionnés parmi lesquels on trouvait des célébrités actuelles et futures, comme les frères Puységur, le général La Fayette, l'avocat Bergasse, George Washington et le banquier Kormann."(p. 246)
Maria Theresa von Paradis avait-elle été amoureuse de Mesmer ? s'interroge in fine Mathias Enard. "Etait-ce l'imagination et la passion amoureuse qui l'avaient temporairement guérie comme, un siècle plus tard, ces patientes hystériques qui aimaient surtout le pouvoir que Jean Martin Charcot avait sur elles ?"