dimanche 5 janvier 2025

Le tapis navajo

"Quand vous y réfléchissez, tout se déroule le long d’une ligne. Marcher, tisser, chanter, observer, raconter des histoires, écrire et dessiner… L’artiste Paul Klee, par exemple, disait que le dessin est une ligne qu’on emmène en promenade. Et dans son dernier discours, le chimiste August Kekulé [1829-1896, il est célèbre pour avoir découvert la structure du benzène après avoir rêvé d’un serpent se mordant la queue] s’adresse aux jeunes scientifiques en leur conseillant de « suivre les chemins des éclaireurs », « notez chaque empreinte, chaque brindille tordue, chaque feuille tombée, alors, disait-il, vous verrez où placer vos pieds pour aller plus loin ». Ce « pathfinding » de Kekulé, je l’appelle « cheminement » . Selon moi, c’est le mode fondamental par lequel les êtres vivants habitent la Terre. Chaque être vivant doit être imaginé comme la ligne de son propre mouvement ou, de façon plus réaliste, comme un faisceau de lignes. Ce faisceau est ce que j’appelle un maillage [meshwork] et ce que Gilles Deleuze appelle un rhizome. Tout est question de mouvement et pas de statique. La vie des habitants de la Terre n’est pas inscrite sur la surface mais tricotée dans son tissu même. Ils se croisent et se décroisent, leurs chemins convergent et divergent, pour former un maillage réticulé qui ne cesse de s’étendre : un domaine d’enchevêtrement."

Tim Ingold, extrait d'un entretien à Philosophie magazine, 11 janvier 2023.

Monument Valley est donc, selon Fabien Meynier, divisé en deux grandes zones associées à deux communautés distinctes. Le nord dévolu aux colons et le sud aux Indiens relèvent de deux esthétiques différentes. Au nord, certaines buttes visibles à de nombreuses reprises permettent "ainsi de les associer aux cowboys, aux militaires, aux bandits ou aux femmes qui voyagent à leurs côtés. Cette accumulation et cette répétition produisent dans la durée un « espace strié » dans lequel les buttes deviennent des points de repère permettant au spectateur de s’orienter dans ce lieu qui peut sembler uniforme." Comme l'anthropologue écossais Tim Ingold dans l'entretien cité au-dessus, Fabien Meynier en appelle ici à un concept établi par Gilles Deleuze et Félix Guattari  (Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1980), l'espace strié, dont l'une des caractéristiques est en effet que « les lignes, les trajets, ont tendance à être subordonnées aux points : on va d’un point à un autre ». ""D’un point de vue narratif, poursuit Meynier, les Blancs dans les films ne cessent de se déplacer d’un point à un autre, qu’il s’agisse de rejoindre des relais dans le désert, se rendre sur le territoire Indien, retrouver un régiment ou encore rattraper un cavalier solitaire. Dans chacun de ces épisodes, ce sont les mêmes buttes du nord qui reviennent : Gray Whiskers et Mitchell, mais aussi West Mitten, East Mitten et Merrick, ou encore El Capitan ou Stagecoach. À force de répétition et d’accumulation, les personnages tissent des liens entre les espaces, les quadrillent et les balisent. [...] Le striage de Monument Valley a donc pour conséquence de baliser le lieu, de le rendre reconnaissable. Ce qui se joue dans cette construction spatiale, c’est la conquête d’un territoire, la transformation d’un espace en un lieu intégré au territoire national."

La Prisonnière du désert, John Ford, 1956, Warner Bros – C.V. Whitney.
 

Or, il semble que ce soit une autre logique spatiale qui préside aux représentations du territoire indien, une logique à laquelle s'applique la parole de Tim Ingold : Tout est question de mouvement et pas de statique. Deleuze et Guattari  évoquent un "espace lisse" opposé à l'espace strié : "Alors que la logique figurative du lieu est l’accumulation et la répétition pour les Blancs, c’est le faux-raccord et l’intervalle qui priment pour celle des Indiens. À l’action de tracer des lignes entre des points reconnaissables, ces derniers opposent le mouvement des points en fonction de leurs déplacements. Que ce soit pour accompagner et entourer des étrangers qui pénètrent sur le territoire comme dans La Prisonnière du désert, ou suivre les déplacements des Indiens qui entament un rituel religieux dans Les Cheyennes, les concrétions rocheuses s’adaptent et se meuvent dans l’intervalle des plans : « […] dans l’espace lisse, c’est le trajet qui entraîne l’arrêt, là encore c’est l’intervalle qui prend tout, c’est l’intervalle qui est substance […] » À la sédentarité des Blancs s’oppose donc le nomadisme des Indiens qui s’incarne dans les déplacements magiques des arêtes minérales qui leur sont associées. À la territorialisation du lieu par les colons s’oppose la déterritorialisation du même lieu par les Indiens."

Et c'est à ce moment de l'étude que Fabien Meynier fait appel à cette fameuse notion de lazy line, à travers une proposition (jugée élégante) de Jean-Louis Leutrat, à propos de la correspondance entre l’art du tissage navajo et certains des motifs et des faux-raccords du film : 

"(...) la lazy line est une technique propre aux tapis navajos qui consiste à tisser un écart, une non-concordance dans les lignes d’un motif, de telle sorte qu’un décalage s’opère, inscrivant ainsi dans la matérialité du tapis la signature de l’artisane. Voulant rendre hommage à la communauté navajo ayant travaillé avec lui depuis de nombreuses années, Ford aurait déplacé cet effet de signature dans son film en insérant un certain nombre de faux-raccords et de motifs, au premier chef desquels la cicatrice que l’on retrouve à plusieurs endroits dans le film. Or, il me semble que si lazy line il y a, c’est exemplairement dans la mise en scène de Yei Bi Chei et Totem Pole. Les faux-raccords, les déplacements et les fragmentations des concrétions dans pratiquement toutes les séquences dans lesquelles elles apparaissent produisent une systématicité qui vaut comme effet de signature. Du reste, cette lazy line produite par le montage entre en opposition avec les lignes droites tracées par les Blancs, dont l’expression la plus visible s’incarne dans les plans représentant El Capitan."
Tapis Diné (Navajo) avec lazy lines , 1868 - 1890 (119.3 cm x 81.2 cm), Southwest Museum of the American Indian Collection. 

 

Je me suis souvenu que j'avais dans la bibliothèque un album documentaire sur la religion des Indiens Navajo, de Lawrence E. Sullivan (en vente encore sur Amazon, où l'on indique que l'âge de lecture est entre 3 et 5 ans, c'est un peu vexant...).


Au centre de la couverture, il y a ce dessin d'une femme navajo devant son métier à tisser (cet artisanat est réservé aux femmes dans la culture navajo). C'est bien dire son importance. Le dessin est d'ailleurs repris en page 6, celle du sommaire, un peu agrandi, et accompagné de cette légende : "Femme navajo en train de tisser un tapis. Le métier à tisser est conçu pour être facilement démonté et déplacé. De nombreux mythes se rapportent au tissage et les Navajos lui accordent une grande valeur religieuse. Tisser, c'est lier sa pensée et sa vie à l'harmonie de l'univers, comme les fils s'entrecroisent pour créer l'harmonie du motif qui apparaît dans le tapis." Un autre dessin de la couverture est reproduit dans cette même page du sommaire, et c'est celui du rocher de Spider Rock, autrement dit le Rocher de l'Araignée; Là encore la mythologie qui l'entoure a rapport au tissage.

Sacred Spider Rock at the entrance to Del Muerto Canyon, Canyon de Chelly, Navajo Indian Reservation, Arizona, ca.1900

 

"Ce roc de grès de 130 mètres de haut, nous dit la légende du livre, occupe une place importante dans l'histoire et dans la mythologie navajo. C'est de son sommet que la Femme Araignée aurait tissé sa première toile, avant d'enseigner le tissage aux femmes. La Femme Araignée aurait expliqué aux tisserandes comment composer des motifs symboliques correspondant aux récits sur la formation des étoiles. La vie des êtres humains doit en effet se référer aux étoiles, au soleil et aux éléments de la nature, afin que la pensée et l'action soient conformes à l'ordre du monde."

Il se trouve, je le répète, qu'un tapis navajo est bel et bien présent dans l'incipit de La Prisonnière du désert, posé sur une barrière du ranch des Edwards. "Ce tapis, écrit Pierre Gabaston, signale discrètement la présence de l'Autre ; à cheval sur les deux mondes." La barrière, au premier plan, "distribue deux espaces dramatiques caractéristiques de l'univers fordien. En deçà de la barrière, celui d'une maison isolée, perdue, exposée en territoire conquis [...]. Au-delà de la barrière, on entrevoit un environnement ouvert, infini, hostile, ne serait-ce que géographiquement, et, pour tout dire, primitif."

Mais il y a un autre tapis navajo dans cette séquence, qu'on aperçoit plié sur une autre barrière, dans le dos de Debbie, la fillette.

"Les tapis navajo semblent déjà sceller, dit encore Gabaston, le sort mutuel d'Ethan et de la fillette." Pourquoi cela ? Eh bien, parce que Debbie sera enlevée par les Comanches et deviendra la femme de Scar, le chef indien. Debbie qu'Ethan voudra tuer tout d'abord et qu'il ramènera finalement dans le monde des Blancs.

Merveilleux art du détail, chez John Ford.


vendredi 3 janvier 2025

Lazy line

Ce fut bon à la toute fin de 2024 de quitter le Berry, éteint dans sa grisaille, pour les monts du Lyonnais où Adrien, mon plus grand fils, vit désormais avec Bristena depuis presque dix ans. Oui, ce fut bon de se réveiller et de découvrir par la fenêtre de la chambre les prés recouverts de gelée blanche, de surprendre le soleil franchissant la colline en un ciel bleu inaltéré. Bon de se soustraire au morne et à l'humide, bon de se repaître de lumière et d'herbe qui croustille sous les pas.

Bonheur aussi de retrouver les deux petites-filles, Linn et Esmée, affectueuses, lestes et virevoltantes. C'est en les regardant dessiner à la grande table du séjour, en compagnie de E. qui n'aime rien tant que de partager cette activité avec des enfants, qu'en réalité cet article est né. Après un Pikachu de commande, E. improvisa un mandala, et j'observai que, sans prendre aucune mesure, il n'est pas si simple de conserver tout du long une impeccable symétrie. Mais je songeais aussi que certains tisserands introduisent parfois une subtile distorsion dans leur trame, une erreur presque imperceptible logée là parce que l'imperfection est le signe même de l'humanité. Et me revint en mémoire cette histoire de lazy line, de ligne paresseuse, à l’œuvre justement dans la tapisserie des Navajos. Or un tapis navajo était bel et bien présent dans cette fameuse séquence introductive de La Prisonnière du désert, de John Ford, film sur lequel Pierre Gabaston était intarissable. Sur cette lazy line, je désirais aussitôt en savoir plus, et une recherche sur le Net me conduisit alors sur un livre en libre accès sur OpenEdition Books, Cinéma et imaginaire topographique, de Fabien Meynier. Une vraie mine d'or. Le cinéma de John Ford y était en belle place, et j'appris comment Monument Valley avait été institué comme lieu filmique essentiel par le cinéaste. 

Il existe plusieurs versions sur la prise de connaissance du lieu par Ford. John Wayne déclara à son biographe, en 1974, soit un an après la mort de Ford, que c'est lui qui avait fait découvrir la vallée au cinéaste, affirmant que c'était un secret qu'il avait gardé pendant de longues années. Mais selon Ford il aurait découvert le lieu par lui-même lors de ses nombreuses excursions en voiture jusqu’au Nouveau-Mexique. Version confiée à Peter Bogdanovich, contredite par une seconde, donnée cette fois à son petit-fils Dan, qui voudrait que ce soit George O’Brien – avec qui il avait tourné notamment Le Cheval de fer (The Iron Horse) en 1924 et Trois sublimes canailles en 1926 – qui lui aurait parlé de la vallée.

La vérité semble tout autre : le plus vraisemblable est que Ford aurait connu le lieu par l'intermédiaire de photographies.

"L’origine et l’histoire de ces photographies peuvent être retracées en recoupant plusieurs récits : Harry Goulding tenait un comptoir commercial au cœur de la réserve Navajo de l’Arizona dans laquelle se trouve Monument Valley. Voulant promouvoir la culture navajo, mais surtout permettre aux Amérindiens de faire face à la crise financière liée à la Grande Dépression en accédant à une nouvelle source de revenus, il rencontra plusieurs producteurs d’Hollywood pour leur présenter la réserve à l’aide de photographies. Il montra ses images à Danny Keith, responsable des tournages en extérieur au sein de United Artists, qui les montra lui-même à Ford. Carlo Gaberscek précise que certaines des photographies avaient été prises par Josef Muench, un photographe qui s’était un temps établi en Arizona et photographia abondamment la réserve Navajo. Il semble que Muench soit arrivé à Monument Valley à la fin de l’année 1936 ou au début de l’année suivante pour y réaliser des photographies, d’abord pour son propre compte. Goulding ayant en tête son projet de promotion de la vallée, il s’adressa à ce photographe amateur pour réaliser un album de vingt-quatre photographies qu’il emporterait avec lui à Hollywood. Dans une de ses rares prises de parole, le photographe précisa cinquante ans plus tard que Goulding avait en tête de s’adresser directement à John Ford car il savait que ce dernier préparait le tournage d’un western."

Que ces photographies aient inspiré John Ford est une évidence quand on les compare avec certains plans de La Chevauchée fantastique

Monument Valley – Views of Lookout, Mittens, Sisters and Window area, Josef Muench, 1939. [NAU.PH.2003.11.3.50, Joseph Muench Photographs, Special Collections and Archives, Cline Library, Northern Arizona University] 

Ainsi cette vue des trois buttes du centre de la vallée, West Mitten, East Mitten et Merrick, se retrouve-t-elle dans ce plan du film :

La Chevauchée fantastique, John Ford, 1939, Walter Wanger Production.

Fabien Meynier commente ainsi : "Ce plan est construit de la même façon que la photographie de Muench : le point de vue surélevé est sensiblement similaire, plaçant la ligne d’horizon au pied des buttes, légèrement décentré sur la gauche pour rapprocher West Mitten et East Mitten l’une de l’autre ; on constate également la même importance accordée aux nuages fins et laiteux, et même l’heure de la prise de vue est presque similaire, la position du soleil du plan de Ford étant légèrement plus rasante. Encore une fois, dans ces premières images le cinéaste se place sous le patronage du photographe, reprenant ou s’inspirant de son style pour fonder ses propres représentations."

En vingt-cinq ans, John Ford tournera sept films à Monument Valley. Leur homogénéité thématique (la majorité met en scène les conflits entre les Blancs et les Indiens) se redouble d'une homogénéité temporelle : ils se déroulent tous peu après la guerre de Sécession "dans une période que les américains appellent « la Reconstruction », soit les quelques décennies où la nation se fonde comme une et indivisible et achève l’intégration de l’ensemble du territoire au système fédéral."

L'observation attentive du paysage dans ces films aboutit à de curieuses constatations. Jean-Louis Leutrat et Suzanne Liandrat-Guigues (qui, souvenons-nous, faisaient partie des intervenants de l'émission de Luc Ponette sur France Culture) notent que « La Chevauchée fantastique, qui met en scène une diligence se déplaçant de Tonto à Lordsburg, devrait être le film par excellence du trajet, sinon de la linéarité. Il n’en est rien et l’impression ressentie est celle d’une circularité qui transforme l’espace parcouru en un labyrinthe." A trois reprises, contre toute vraisemblance, on verra les trois buttes de West Mitten, East Mitten et Merrick : "(...) la troisième fois, plus tard, alors que la diligence est censée avoir effectué une bonne partie de son trajet vers Lordsburg, juste avant de rejoindre Apach Wells, elle passe à nouveau dans la même direction devant les trois buttes. La répétition du même espace, filmé selon un point de vue presque similaire à chaque fois favorise la perception d’un mouvement circulaire dans lequel la diligence tournerait littéralement en rond. (...) De fait, la petite communauté de circonstance qui occupe la diligence semble lutter bien plus contre ces buttes qui toujours se dressent devant elle que contre les Apaches qui les attaqueront à la fin du film."

Fabien Meynier montre aussi que les personnages n'ont pas tous la même relation avec les lieux, ainsi les Blancs sont associés à certaines des buttes de la vallée, selon un principe, dit-il, d'accumulation et de répétition. C'est le cas des deux buttes de Gray Whiskers et Mitchell. Et également de El Capitan : "Si on l’aperçoit à de nombreuses reprises dans les films, le plus souvent à l’arrière-plan, elle occupe une place importante dans deux plans seulement des sept films, eux aussi similaires entre eux. Dans La Chevauchée fantastique d’abord, elle apparaît au centre du cadre lorsque la diligence quitte Tonto au début du film pour entamer son périple vers Lordsburg. Une reprise de ce plan clôt La Poursuite infernale, lorsque Wyatt Earp quitte Clementine pour partir avec son frère prévenir leur père de la mort de deux de ses fils et regagner ensuite l’Ouest et la Californie." Et Meynier ajoute que "Encore une fois, cette image est une reprise, ou plutôt une variation de celle réalisée par Josef Muench à partir de la même butte en 1937 ou 1938."

La Chevauchée fantastique, John Ford, 1939, Walter Wanger Production.

La Poursuite infernale, John Ford, 1946, 20th Century Fox.

Aux Indiens sont également réservés certains espaces. Yei Bi Chei et Totem Pole, deux concrétions très reconnaissables au sud de Monument Valley vont jouer le rôle de repères indiquant l'arrivée en territoire indien. Les deux plans de Massacre à Fort Apache où apparaissent ces deux totems minéraux vont servir de matrice aux autres films : "Cette même composition réapparaîtra à chaque fois ou presque que des personnages se rendront sur le territoire des Indiens dans chacun des films suivants."

Le Massacre de Fort Apache, John Ford, 1948, Argosy Pictures.

La Prisonnière du désert, John Ford, 1956, Warner Bros – C.V. Whitney.

Le Sergent noir, John Ford, 1959, Warner Bros – John Ford Production.

 Totem Pole avait bien sûr fait partie des sites photographiés par Muench.

Monument Valley – Totem Pole, Josef Muench, 1939. [NAU.PH.2003.11.3.57, Joseph Muench Photographs, Special Collections and Archives, Cline Library, Northern Arizona University]

Bon, je n'ai pas encore évoqué la lazy line. C'est qu'il fallait poser le cadre. C'est à peu près fait, je l'aborderai donc au prochain épisode. L'année ne fait que commencer...

Chambost-Longessaigne Valley