jeudi 19 octobre 2017

# 250/313 - La constellation et les lucioles

Lucioles donc, avais-je choisi de nommer ces coïncidences semblant déconnectées du réseau proliférant, arachnéen, rhizomatique qui s'était développé autour de la sorcellerie et de la ville de Ravenne. Pour rester dans le champ sémantique de la lumière, nous pourrions aussi l'appeler constellation. Ainsi sur le théâtre nocturne de nos existences se donneraient donc à voir aussi bien les lumières venues du plus lointain du cosmos que les étincelles fragiles palpitant dans les buissons que nous pourrions effleurer et explorer de nos dix doigts.

Constellation qui me fait souvenir de l'avion qui emmena Marcel Cerdan, Ginette Neveu et quarante-six autres personnes dans la nuit des Açores du 27 octobre 1949 dont ils ne devaient jamais revenir, trajectoires fatales dont Adrien Bosc, dans son roman du même nom, retrace la pelote serrée.

Lucioles qui m'évoquent le film d'Isao Takahata, Le Tombeau des lucioles (1988), film d'animation déchirant qui raconte le calvaire de deux enfants après le bombardement à la bombe incendiaire de la ville de Kobe. Film adapté de La Tombe des lucioles (蛍の墓, Hotaru no Haka), une nouvelle semi-autobiographique de l'écrivain japonais Akiyuki Nosaka parue en 1967. "Le Tombeau des lucioles, écrit Olivier Père, est sans doute le film d’animation le plus bouleversant du monde qui rivalise avec les plus grands témoignages sur la guerre et l’enfance, à ranger aux côtés des œuvres de Rossellini (Allemagne, année zéro) et de Ozu, et aussi de Jeux interdits de René Clément." Je ne puis qu'être d'accord avec lui : quand j'ai eu la possibilité de revoir ce film, je ne l'ai pas saisie, car je n'étais pas sûr de pouvoir en supporter à nouveau l'immense tristesse. Pourtant - et c'est aussi une des forces du film -, à côté de son réalisme impitoyable, il aborde à la poésie la plus haute quand il montre Seita et Setsuko ravis de l'apparition merveilleuse des lucioles dans la campagne où ils errent à la recherche désespérée de nourriture.

« ...cinq ou six traînées lumineuses ondulèrent dans l'espace, d'autres lumières haletaient dans le filet »
Et puis je me suis souvenu aussi que ce même phénomène que je traduis par cette image des lucioles s'était déjà produit en mai 2016. J'avais alors délaissé la voie numérique et transcrivais mes observations au crayon à papier dans un carnet Pantone vert (Sulphur Spring 13-0650 pour être précis). Et voici ce que j'écrivais donc à la date du dimanche 22 mai :
"Il me faut consigner un phénomène nouveau. Qui s'est imposé très progressivement, par touches successives, par le simple fait de l'accumulation. Jusque-là, l'attracteur étrange se traduisait par des chaînes associatives proliférantes, se ramifiant en rhizomes, avec des mouvements ascendants et des reflux parfois brutaux, jusqu'au silence. Or, ce qui m'est apparu ces derniers temps c'est plutôt une émergence de cellules isolées, une éclosion de bulles synchroniques crevant la surface de la vie quotidienne. J'en ai relevé pas moins de huit ces trois dernières semaines."
Les huit bulles (grand cahier Soul nb 1 01)
Or, je remarque que la septième de ces bulles synchroniques tournait déjà autour du thème des lucioles, ce que j'avais oublié (mais certainement pas mon inconscient) :
" 7. Le vendredi 13 mai, j'emprunte à la médiathèque deux brefs volumes : Football, de Jean-Philippe Toussaint et Incertaines demeures, Enquête sur l'habitat précaire, de Gaspard Lion.
C'est dans la dernière partie de son livre, Brésil 2014, que Jean-Philippe Toussaint, traversant une période difficile de sa vie, écrit que c'est à l'été 2014, pendant ou juste après la Coupe du monde de football, que, deux fois, les lucioles ont croisé son chemin :
"La première fois, une vraie luciole, un ver luisant aperçu à l'improviste dans la nuit. C'était un soir, tard, près des poubelles, j'ai aperçu une luciole dans l'obscurité d'une chaude soirée de juin en Corse, petit serpentin d'un vert luminescent, cristallin et liquide, qui envoyait son fragile signal immobile au versant d'un talus, entre l'herbe et la rocaille plongée dans la pénombre. La deuxième fois, il s'agissait des lucioles immatérielles du livre de Georges Didi-Huberman. J'ai découvert Survivance des lucioles par hasard en juin à la librairie du Palais de Tokyo, et sa lecture m'a procuré le genre de bonheur inattendu que peut provoquer l'apparition soudaine d'une luciole dans la nuit, une rencontre fortuite qui irradie l'esprit et illumine la pénombre de sa frêle stimulation luminescente."
Gaspard Lion, menant son enquête pendant plusieurs années dans les bois, les rues et les campings de la région parisienne, auprès de ceux qui y ont élu domicile, dans l'incertitude et la précarité, la fait précéder d'un extrait de Survivance des lucioles :
"Mais aux marges, c'est-à-dire à travers un territoire infiniment plus étendu, cheminent d'innombrables peuples sur lesquels nous en savons trop peu, donc pour lesquels une contre-information apparaît toujours plus nécessaire. Peuples-lucioles quand ils se retirent dans la nuit, cherchent comme ils peuvent leur liberté de mouvement, fuient les projecteurs du "règne", font l'impossible pour affirmer leurs désirs, émettre leurs propres lueurs et les adresser à d'autres."
Faut-il encore préciser que, choisissant ces deux livres, je n'avais aucunement repéré cette référence commune ?
Ce sont lucioles aussi, si l'on veut, ces rencontres de textes, ces fanaux dans la pénombre."
A dix-huit mois de distance, ce sont donc deux couples de lucioles qui se font écho,  Toussaint-Lion en 2016 suivi de Lafon-Jannelle en 2017. Avec cette passerelle entre les deux qui est l'ouvrage de Georges Didi-Huberman, dont Bérangère Jannelle se réclamait quand, le soir de la projection à l'Apollo, elle répondait à une question du public sur le choix du titre de son documentaire. Encore une fois, c'était des enfants, les enfants en l'occurrence de l'école Arago, qu'elle voyait comme lucioles de ce temps obscur, allant porter le message insurrectionnel de la poésie jusque dans les grands temples du marché moderne.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

l'amateur d'anagrammes se réjouit de cette paire de lucioles, dignes de figurer à côté de la Grève, celle d'Eisenstein par exemple