Le Métier de vivre, le second article où j'ai évoqué L'immense solitude de Frédéric Pajak, le 15 décembre 2022, s'articulait autour d'un petit livre de Sophie Nauleau, S'il en est encore temps (Actes Sud). En le relisant, je m'avise qu'il est directement en rapport avec Les Désarçonnés, de Pascal Quignard, qui avait lui-même resurgi avec le Matthieu de Denis Guénoun : "Sophie Nauleau raconte dès l'ouverture de l'ouvrage comment elle fut désarçonnée par une petite jument baie, et blessée sérieusement à la cheville gauche. Un accident qui raviva le souvenir d'anciens traumas qu'elle croyait oubliés : "Ainsi ma cheville esquintée avait-elle quelques révélations à me faire, après m'avoir tant supportée. Rendue au seul métier de vivre, que Pavese immortalisa dans son journal avant de se donner la mort dans une chambre d'hôtel du Piémont italien, à l'été 1950, à quarante-et-un ans seulement, je restais sur mes gardes." Pavese bien sûr au coeur du livre de Pajak, au même titre que Nietzsche.
J'écrivais un peu plus loin : "Je m'avise maintenant que l'âge de la mort de Nietzsche, 44 ans*, est au principe de l'essai de Sophie Nauleau. Il s'ouvre en effet sur cette citation de Jules Renard, tiré de son Journal à la date du 22 février 1908 : "Quarante-quatre ans, c'est l'âge où l'on commence à ne plus pouvoir espérer vivre le double." Et elle enfonce le clou au tout début de son premier chapitre : "Demain j'aurai quarante-quatre ans. Ce n'est pas un âge. A quarante-cinq ans seulement, il faut réfléchir ; quarante-quatre, c'est une année sur le velours. Aimant les chiffres en miroir, depuis ma discrète contribution de 1977 au sursaut de la natalité française, je jubilais à la lecture de cette réflexion de Jules Renard, notée en février 1908, à la veille de son anniversaire." (p. 9)
Et j'enchaînais ainsi : "1908 est l'année de naissance de Pavese (né un 9 septembre). Celle aussi de Claude Lévi-Strauss, à Bruxelles (28 novembre), mais lui s'éteindra centenaire, en 2009. 44 ans, c'est encore un âge qui joue un rôle très important dans La neige, le livre que j'ai écrit autour de la mort de ma petite soeur Marie, qui avait eu 44 ans le 7 janvier 2015, le jour de l'attentat à Charlie-Hebdo."
Or, ressortant l'autre jour le livre de Pajak, je notai qu'il avait été acheté à Arcanes le 7 janvier 2000. Marie avait alors exactement 29 ans. Le même jour je finissais la lecture du dernier opus de Christian Bobin, Le muguet rouge. L'un de ses derniers fragments évoque Novalis : "J'avançais dans l'air du parc comme une loutre** dans l'eau, les ailes du ciel, caressant mes tempes, me faisaient un casque gaulois comme celui jadis sur le paquet de Gauloises bleues. Et je pensais à lui, Novalis." Et un peu plus loin : "Novalis s'est occupé pendant sa vie brève des mathématiques, des cristaux, de la poésie. Il cherchait une pensée qui n'ait pas l'arrogance coutumière des pensées. La mort de sa jeune fiancée perça la source de cette pensée. [...] Il meurt à vingt-neuf ans, après avoir demandé qu'on lui joue un air de piano, on ne sait lequel." (p. 69)
J'avais bien évidemment noté cet écho, mais il en était comme de la catachrèse, une seule résonance n'eût pas suffi à déclencher l'écriture d'un billet. Il n'en fallait pas moins de deux autres. Et c'est ce qui se passa : hier, 3 juin 2024, sonnait le centenaire de la mort de Franz Kafka. Lisant la notice critique de Nathalie Crom sur Télérama, à propos de la parution du troisième tome de la biographie de Kafka par Reiner Stach, j'épinglai ces lignes :
"Bien qu’il en ait eu un temps le désir, Kafka (1883-1924) n’a pas écrit d’autobiographie. Quelques ébauches laconiques, des annotations éparses, son extraordinaire Journal et la Lettre au père (1919) en font office. À cette dernière, Reiner Stach puise notamment, pour reconstituer les années de jeunesse de l’écrivain, dans le troisième et ultime volume de cette époustouflante biographie – parue en Allemagne entre 2002 et 2014, dans un désordre chronologique tout sauf fortuit, le choix de commencer par les années 1910-1915 (Kafka, tome 1 : Le temps des décisions, qui vient de paraître en poche) se justifiant par le fait que ce sont les mieux documentées de sa vie, celles aussi où se produisit, écrit Stach, « l’éruption sans égale dans la littérature mondiale » que constitua l’écriture du Verdict. Ce fut au cours de la nuit du 22 au 23 septembre 1912 – cette nuit au seuil de l’automne où, à l’âge de 29 ans, Kafka devint Kafka." (C'est moi qui souligne)
Enfin je lus ce matin ce post d'André Markowicz sur Facebook :
"Une pause avec Pouchkine,
pour son anniversaire
Aujourd’hui, – juste pour cette fois, – je ne voudrais pas ajouter de mots aux mots et rédiger une nouvelle chronique. Je fais une pause, ici (et ici seulement) de quarante-huit heures.
Pour mon Dictionnaire, je regarde souvent « Le Soleil d’Alexandre ». Relire les textes, comme ça, après bientôt quinze ans et plus, me rappelle le travail que ç’aura été, ce livre, – qui reprenait et les élargissant toutes les traductions des romantiques russes que j’avais faites dans ma vie.
Et donc, voilà. Je reprends un poème très court, que Pouchkine a écrit pour son anniversaire de 1828 (29 ans). Cet anniversaire, c’est le 6 juin (oui, je suis en avance, mais, quoique ça ne se fasse pas du tout, de fêter un anniversaire en avance, ce n’est pas trop grave)..
Don aveugle, don stérile,
Vie, pourquoi m’es-tu donnée,
Toi qu’une puissance hostile
Au supplice a condamnée ?
Quel dessein que je redoute
M’a fait naître du néant,
M’a rongé l’esprit de doute,
Brûlé de passion le sang ?
J’erre ainsi sans but au monde,
Sans pensée et sans amour,
Dans l’ennui poignant où gronde
L’uniforme bruit des jours. " (C'est moi qui souligne)
Franz Kafka (3 juillet 1883 - 3 juin 1924) par François Schuiten (via Benoit Peeters)
__________________
* Je m'avise aussi maintenant qu'il y a là une erreur grossière (qui ne m'avait jamais été signalée...). Nietzsche n'est bien entendu pas mort à 44 ans (ou alors il faut parler de mort psychique). Né en 1844, il décède en 1900, à 55 ans. 44 ans est l'âge où il perd la raison. De Nietzsche, il fut encore question cet après-midi, où, continuant la lecture de Geoff Dyer, je tombai sur ce passage : "Le 15 octobre 1888, jour de son quarante-quatrième anniversaire, Nietzsche se lança avec fougue dans la rédaction de ce livre [Ecce Homo] retraçant "comment l'on devient ce que l'on est" et l'acheva en trois semaines ; il fut publié de manière posthume, par sa soeur, en 1908." (p. 324)
** Et lisant ces lignes le 27 mai, je ne pouvais pas ne pas penser au petit Matisse, tué tout près de chez moi. En hommage, les commerçants de la ville affichèrent des photos de loutre dans leurs vitrines, son père, Christophe Marchais, patron du restaurant Jeu 2 Goûts, ayant appelé sur Facebook à changer sa photo de profil pour y mettre une image de loutre ; un clin d'œil à son fils qu'il surnommait "ma grosse loutre".
Le 9 mai, j'avais écrit le post suivant sur Facebook :
"Saint-Denis, un nom, un quartier maintenant lié à un drame terrible, la mort d'un enfant. Un quartier qu'on n'a jamais qualifié à ma connaissance de zone sensible, et où l'horreur a surgi comme un orage dantesque au cœur d'un été.
Saint-Denis c'est aussi un cimetière, que je traverse régulièrement. Comme un exercice spirituel. Memento mori. A celui qui s'attarde un peu, des étrangetés apparaissent.
Il y a 99 ans très exactement mourait donc Michel Loesch, un jeune homme de 25 ans, dans le Pas-de-Calais. Le nom de la commune où il rencontre la mort résonne avec son propre nom : Loos-Liévin.
Au-dessus du texte en lettres dorées, qu'un presque siècle de pluie et de gel n'a pas ternies, un médaillon donnait figure au soldat.
A l'inverse du texte, il n'en reste presque rien. Piqueté, blanchi, l'émail ne laisse plus voir qu'un fantôme. Seul le cheveu, sagement divisé par une raie sommitale, a gardé le noir originel."
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire