mercredi 23 juillet 2025

Adorations tourangelles

Rien publié depuis le 11 juillet. C'est que j'ai été appelé à Tours, pour garder les deux chats de mon fils Gabriel, qu'il ne pouvait emmener avec lui en vacances. Catkeeper, je me suis donc exilé une semaine. Je n'écris guère en dehors de chez moi, et je n'ai pas fait exception à la règle. Ce fut un séjour par ailleurs bien agréable, les deux matous sont adorables et j'en ai profité pour flâner dans la ville et visiter quelques expositions. Ainsi suis-je retourné au Musée des Beaux-Arts de Tours, que j'avais découvert il y a plus de dix ans, au temps où Pauline faisait ses études dans cette ville. Le seul véritable souvenir précis que j'en avais gardé était  Mantegna dont les tableaux m'avaient marqués par leur puissance et la précision de leurs architectures. En particulier, La Prière au jardin des oliviers (1457-1459), que j'ai donc retrouvée avec plaisir.



Mais ce qui me frappa surtout pendant cette nouvelle visite, et à quoi je ne m’attendais pas, ce fut le nombre élevé d'Adoration des mages que le musée renfermait. J'ai consacré au thème pas mal de billets et, je le jure, je n'avais aucunement l'intention de jouer les prolongations. Celles-ci se sont en quelque sorte imposées. Que celles et ceux qui en ont soupé de Melchior, Gaspard et Balthazar (je peux les comprendre) s'épargnent donc la peine d'aller plus loin. 

Car j'ai l'intention de procéder à un petit inventaire des Adorations tourangelles (bien aidé en cela par le travail de Pierre Dubois en 2021).

Et commençons donc par la plus ancienne (et ce n'est pas la moins belle), celle de Naddo Ceccarelli, datant du deuxième quart du 14ème siècle, sous la forme d'un diptyque représentant aussi L'Annonciation au registre supérieur.

Tempera et or sur bois. H. 61 cm L. 26,5 cm (chaque panneau)

J'ai trouvé une petite vidéo explicative dont le texte a été écrit par Pierre Fresnault-Deruelle, sémiologue que je connaissais de par son travail sur la bande dessinée (il fut un des premiers universitaires à prendre cet art au sérieux).

 

 La seconde Adoration est l’œuvre d'un Flamand anonyme, datée aux alentours de 1520-1525 :

 

Gaspard, le roi noir, est à l'écart, sur le panneau latéral droit, une position habituelle pour lui, on l'a déjà observé chez Bruegel et Bosch. On notera la somptuosité là encore de la tenue, la finesse ouvragée de l'armure (mais en est-ce vraiment une ?), du plastron aux jambières. 

La troisième a d'abord ceci de particulier qu'elle est l’œuvre d'une femme, Mechtelt van Lichtenberg toe Boecop, une des rares femmes peintres hollandaises dont le nom soit connu. Née à Utrecht vers 1520, elle aurait été l'élève de Jan van Scorel, un peintre à qui on attribue l'introduction aux Pays-Bas de l'art de la Renaissance italienne. C'est la présence du blason de la famille Boecop dans la partie supérieure droite du tableau qui a laissé supposer que cette Adoration des mages avec un groupe de donatrices pourrait avoir été peinte par Mechtelt.

 

Curieux tableau avec le roi noir portant haut une sorte de ciboire contenant son présent. Son costume, avec la jupette en lanières, n'est pas sans rappeler celui du Gaspard de l'Adoration anonyme. Le Melchior chauve, avec sa couronne résiduelle de cheveux, ressemble beaucoup aussi à son prédécesseur, ainsi que la coupe qu'il tient en main.

 

Plus étrange encore la position de Balthazar. La tête ne semble pas à sa place, à mon sens bizarrement désaxée par rapport au reste du corps. On ne sait si sa main gauche tient elle aussi une coupe ou bien si c'est le personnage situé à gauche, qu'on dirait porteur d'un sceptre. Les deux mains se touchent d'une manière ambiguë. Par ailleurs ledit personnage affronte du regard l'homme barbu situé un peu en-dessous de lui. Scène pour le moins énigmatique.

 

Et enfin il y a ces deux personnages dans le coin supérieur gauche, qu'on dirait grimpés à un poteau comme pour mieux voir la scène. La tête du second ne correspond pas anatomiquement au corps que l'on voit de dos. Le bras tendu semble lui appartenir mais il ne peut être que celui du premier homme, vu l'orientation de la main.


 La suite au prochain épisode.


 

vendredi 11 juillet 2025

Artistes de la faim

Il n'y a rien de fortuit dans cette émergence de la mère de Marcelle Pichon en même temps que celle de la figure de Kafka, dans Le cœur ne cède pas, de Grégoire Bouillier, ainsi que nous l'avons vu dans Gaspar et Kafka. Les deux sont réunies aux pages 325 et 326, à la section 41.1. Je me permets de citer celle-ci entièrement car ces passages sont fondamentaux :

Pour une fille, il existe un lien entre sa mère et son rapport à la nourriture. C'est de notoriété publique. Un trouble maternel peut aisément dégénérer en trouble alimentaire et, à l'adolescence, Marcelle fut-elle anorexique ? Chercha-t-elle, en rejetant la nourriture, à rejeter sa mère qui l'avait rejetée ? Si oui, cela lui permit-il d'avoir une taille mannequin et, dans un premier temps, de réussir dans le milieu de la mode, comme si le problème avec sa mère se révélait tout à coup un atout ? Car la société se nourrit volontiers de nos manques et désarrois. Elle nous les rachète pour pas grand chose, avant de nous les revendre au centuple. Les victoires cachent toujours souvent des défaites intimes. Elles donnent l'illusion de surmonter nos problèmes alors qu'elles les amplifient et les consolident en nous, jusqu'à les rendre insurmontables.

En se laissant mourir de faim, Marcelle chercha-t-elle à tuer une bonne fois pour toutes sa mère et le manque qu'elle avait d'elle, qui l'emplissait ? Chercha-t-elle à lui envoyer un message post mortem ?

A la fin de sa nouvelle Un champion de jeûne, Kafka fait dire à son "artiste de la faim" que, s'il avait eu le choix, s'il avait pu faire autrement, il ne se serait jamais laissé mourir d'inanition. Il ne se serait pas privé, ah non ! Il aurait mangé tout son chien de saoul et il s'en serait même mis plein la lampe comme tout un chacun ; sauf que "je dois m'affamer", explique-t-il. Et pourquoi doit-il s'affamer ? "Parce que... bafouille-t-il... parce que je n'ai pas pu trouver d'aliments qui me plaisent. Si je les avais trouvées, je ne me serais pas fait remarquer, et je me serais rempli le ventre comme toi et les autres." Ce furent ses derniers mots."

Ne trouver nulle part dans le monde d'aliments à son goût, ne trouver de toute sa vie aucune nourriture qu'on puisse aimer et capable de vous rassasier : voici la définition même de la mélancolie. Voilà le drame premier dont, peut-être, souffrit Marcelle. Sa dette affective perpétuelle.

 On peut retrouver sur le site du livre des documents complétant cette section.

Plus loin, à la page 516, juste après avoir évoqué un extrait de la Lettre au père de Kafka, un dialogue entre Bmore et Penny (le couple fictif de détectives que Bouillier a imaginé pour rendre plus vivante son enquête) lui permet de développer une véritable histoire de ces "champions de jeûne"qui ont véritablement existé. Tout cela commençant avec un certain docteur Henri Tanner qui, "voulant comprendre les secrets du corps humain et prouver les vertus thérapeutiques d'une privation maîtrisée de nourriture, mena un jeûne expérimental de quarante jours, sous surveillance médicale, au Clarendon Hall, une célèbre salle de spectacle de Manhattan." Le départ était donné pour une course aux records de jeûne, avec des exhibitions où l'on payait pour observer des gens (parfois enfermés dans des cages) ne pas manger... Des performances qui remplissaient encore les salles dans les années 50. 

 

 

Peu de temps après avoir lu ce passage, j'ai retrouvé le 5 juillet dans la biographie de Kafka par Reiner Stach mention de ces spectacles. Stach montre bien à cette occasion que l'écrivain - contrairement à son entourage - n'avait aucun mépris pour la culture populaire : "outre le beau, le bon, le vrai, il continua d'aimer tout ce qui était excitant, exotique, bizarre, vivant, érotique, touchant. Il connaissait les critères de distinction - voilà ce qui le différenciait de ses parents. Mais séparer l'expérience artistique de l'impression sensible, du frisson de l'instant, de l'implication intime était un acte d'abstraction pour lequel il ne se sentait ni disposition, ni capacité, ni envie. (p. 485)

Kafka ne dédaignait donc pas de fréquenter ce que certains décrivaient comme les bas-fonds de la culture : "Tout en bas de l'échelle des valeurs artistiques bourgeoises, on trouve le roman de gare et tous les numéros qui s'inscrivent plus ou moins nettement dans le royaume du sensationnel. L'"artiste de cirque", par exemple, ne s'adonne pas à un art digne de ce nom, qu'il s'agisse de ce trapéziste dont un récit tardif de Kafka dépeint la quête innocente de perfection (Première peine) ou pire : d'un Artiste-jeûneur, profession dont le nom contient une touche d'ironie bourgeoise. Et pourtant, Kafka semble s'être senti tout particulièrement à l'aise dans ces zones frontières - souvent assez interlopes - entre l'art et le show."

La nouvelle Un champion de jeûne (dont on voit qu'elle est souvent éditée sous le titre Un artiste de la faim), que Franz Kafka rédigea en mai 1922, fut publiée la même année, deux ans avant sa mort. Je lis sur le site de Radio-France (qui propose une lecture par Jean Topart) qu' "Écrite en deux jours, elle compte parmi les rares que l’auteur pragois n’ait pas entièrement reniées par la suite, le seul récit qu’il jugeait "supportable", et l’unique à paraître de son vivant dans une revue littéraire de renom."

Qu'elle soit encore pertinente et plus que jamais importante pour la compréhension de la psyché humaine, j'en vois encore une preuve dans ce séminaire qui s'est déroulé le 14 mai dernier, à l’hôpital Sainte Anne à Paris. La Chaire de philosophie de l'Hôpital proposait "Kafka Révolté : Portrait de l'artiste en jeûneur."


 

mercredi 9 juillet 2025

Gaspar et Kafka

Plus que jamais plongé dans Le cœur ne cède pas de Grégoire Bouillier, galvanisé que je suis par cette recherche de la rue Championnet, la découverte d'Estella Blain et de l'oiseau bleu. Petite précision sur l'oiseau bleu : j'ai écrit à tort que cette mention de l'oiseau bleu n'apparaît qu'à la fin du livre, ce pourquoi je n'aurais pas tout de suite opéré le rapprochement avec le dernier téléfilm d'Estella Blain. Or j'ai commencé à reparcourir (en diagonale) les trois cents premières pages du récit et j'ai bel et bien trouvé trace de l'oiseau bleu à la page 332 :

"Voici que l'être voyage. Il fait danser les casseroles que la famille, la société et l'époque accrochent à ses basques au lieu que ce soient elles qui le mitonnent et le cuisent à petit feu. Je parle de "l'oiseau bleu" et Eugénie Landré était-elle un oiseau bleu ? Avait-elle l'oiseau bleu ?" 

Eugénie Landré était la mère de Marcelle Pichon. Elle l'abandonna, elle et son père, quand elle eût l'âge de huit ans. Elle épousa ensuite un musicien, Olivier Créach. Etait-elle une femme sans cœur ? s'interroge Bouillier. "En tout cas, assure-t-il, elle voulait échapper à son milieu et à son destin tracé d'avance. [...] Tout le monde se la pète de nos jours, faute de laisser vivre son oiseau bleu. Alors qu'il suffit d'ouvrir sa cage et de le laisser s'ébattre dans son cœur pour s'apercevoir qu'il n'est plus besoin de surjouer ni même de jouer aucun rôle. On n'a plus le besoin maladif d'exister aux yeux des autres car on a l'oiseau bleu. C'est pourquoi il faut chérir son oiseau bleu, il faut le protéger, il faut le préserver à tout prix car, sans lui, nous ne sommes rien, nous sommes des coquilles vides, nous ne sommes plus que le plein d'angoisse des autres.

J'avais tout bonnement oublié cette image de l'oiseau bleu héritée, semble-t-il, de Charles Bukowski (mais je n'ai pas trouvé trace de l'écrivain américain dans le livre).

 

En tout cas, ce n'est sans doute pas un hasard si l'une des deux citations épigraphes du début du livre est cette phrase de Kafka : "Une cage allait à la recherche d'un oiseau." (Réflexions sur le péché, la souffrance, l'espérance et le vrai chemin). Kafka qui est d'une certaine manière au cœur du récit. Page 184, on peut lire ceci :

"Mais qui est Marcelle Pichon, si elle-même ne le sait pas ?

Si elle préférait être une autre.

Sauf que c'est impossible.

Elle doit tenir son rôle.  

Même si ce n'est pas le sien.

Malheureusement.

Dans mon carnet, j'ai noté : "Hypothèse Kafka" (souligné trois fois).

Puis, juste en dessous : "Marcelle P, c'est Kafka, mais la littérature en moins."

J'ai relu deux ou trois fois cette phrase, comme si elle détenait la clé d'un mystère.

Puis j'ai rangé mon carnet dans ma poche intérieure de mon imperméable couleur mastic." 

Kafka, dont j'avais commencé à lire le tome 3 de la formidable biographie de Reiner Stach. Les Années de jeunesse

*

Le dimanche 22 juin, nous regardons sur France 5 le documentaire de Teri Wehn-Damisch, Michelle Perrot, dans l'intimité des chambres. L’historienne, âgée de 97 ans, et encore merveilleusement agile d'esprit, était invitée à exposer sa réflexion sur les chambres dans le cadre de la maison de George Sand, à Nohant. Elle avait publié en 2009 une formidable Histoire de chambres (Seuil, La Librairie du XXIe siècle), que je trouvai à Noz en 2018 et que je lus ensuite avec énormément d'intérêt : "La chambre est une boîte, réelle et imaginaire. Quatre murs, plafond, plancher, porte, fenêtre structurent sa matérialité. Ses dimensions, son décor varient selon les époques et les milieux sociaux. De l’Antiquité à nos jours, Michelle Perrot esquisse une généalogie de la chambre, creuset de la culture occidentale, et explore quelques-unes de ses formes, traversées par le temps : la chambre du Roi (Louis XIV à Versailles), la chambre d’hôtel, du garni au palace, la chambre conjugale, la chambre d’enfant, celle de la jeune fille, des domestiques, ou encore du malade et du mourant. Puis les diverses chambres solitaires : la cellule du religieux, celle de la prison ; la chambre de l’étudiant, de l’écrivain." (Extrait de la quatrième de couverture)

 

On pouvait lire, page 53, que l'expression "chambre à coucher" apparaissait seulement dans les dictionnaires vers le milieu du XVIIIe siècle, la chose étant assurément plus ancienne. "Mais "avoir une chambre à soi", précisait Michelle Perrot, pour écrire, rêver, aimer ou tout simplement dormir - le vœu de Virginia Woolf à l'intention des femmes - est une invention relativement récente dont je voudrais suivre les chemins occidentaux." 

*

Le lendemain, lundi 23 juin, je reçois un commentaire d'Alain Sennepin sur mon article Bestialissima pazzia.

Le premier des mages (Gaspard) de la mosaique de Ravenne, est en couverture du volume 14 de Slovo (Revue du CERES), 1994. Dans ce numéro, François Cornillot "L'Aube scythique du monde slave", considère que Gaspard est scythe. Lui (dans les 5 articles qu'il consacre au lien entre scythes et slaves, dont celui-ci est le premier, dans cette revue jusqu'en l'an 2000) comme Iaroslav Lebedynsky, mettent en exergue le bonnet phrygien comme la coiffe scythe par excellence. Tous deux montrent l'influence de la culture perse sur la Scythie et le monde anatolo-égéen. Cornillot voit en Gaspard une déclinaison du "gospodar" (chef guerrier) scythe, qui deviendra le "hospodar" slave... 


 

Pour mémoire, revoici la mosaïque de Ravenne, avec les trois rois :


Je dois préciser que cette même mosaïque (que je ne connaissais même pas avant d'écrire l'article) apparut fugacement dans une très courte émission précédant le film 1917, qui passait sur France 2 (c'est en seconde partie de soirée que nous avons visionné le documentaire sur Michelle Perrot). Impossible ensuite, hélas, de retrouver trace de cette courte pastille d'animation. En revanche, j'ai retrouvé l'article de François Cornillot sur "L'Aube scythique du monde slave", mais j'avoue n'avoir pas pris le temps encore d'en parcourir le savant contenu.

Bref, un peu plus tard, je reprends la lecture de Reiner Stach à la page 204. Et je tombe sur ces lignes :

"[...] nous ignorons pourquoi Kafka se mit à lire. [...] Avant son entrée au lycée, ces inconscients [ses parents] lui offrirent toutefois la meilleure compagne de tout lecteur débridé : une chambre à soi, dans la nouvel appartement qu'ils louèrent peu avant la naissance d'Ottla juste au-dessus du magasin familial, au deuxième étage de l'immeuble "Aux trois rois " (U Tří králů) du 3, Zeltnargasse. Un lit, un bureau, une bibliothèque, une banquette à la fenêtre qui donnait sur cette petite rue commerçante - et des portes qu'il pouvait fermer derrière lui. Ce fut peut-être le plus grand cadeau qu'ait jamais reçu Kafka."

Le cadeau que m'offrait ce jour était bien cette double résonance à la chambre à soi de Virginia Woolf (réactivée par Michelle Perrot),  et aux trois rois mages scytho-slaves, 

dimanche 6 juillet 2025

L'oiseau bleu

"Marcelle époussette sa robe blanc-bleu des glaciers, remet les plis en place : "C'est la solitude.""

Grégoire Bouillier, Le cœur ne cède pas, Flammarion, 2022, p. 468 

Je me suis donc replongé dans Le cœur ne cède pas, de Grégoire Bouillier. Et suis donc parvenu à la section 52, où l'auteur décide de visiter si possible l'appartement où mourut Marcelle Pichon, au sixième étage du 183 rue Championnet. Ça commence comme ça : "Rue Championnet. A l'angle de la rue Ordener : un café-tabac. La Renaissance. Là où, peut-être, Marcelle aimait s'asseoir en terrasse, prendre un café, un vin blanc, une liqueur, en regardant les gens passer, sans penser à rien ou, au contraire,  en pensant à trop de choses." (p. 430) Cette rue Ordener qu'il cite me rappelle évidemment le Rue Ordener, rue Labat, de Sarah Kofman, court livre bouleversant dont j'ai tiré un article en octobre 2024.

 

Comme cette rue se situe dans le 18ème arrondissement, j'étais allé voir ce qu'en disait Thomas Clerc dans son Paris, Musée du XXIe siècle, Le dix-huitième arrondissement (Minuit, 2024). Ou plutôt non, j'inverse l'ordre des choses, c'est la lecture de Thomas Clerc qui m'a orienté vers Sarah Kofman, dont le texte, publié en 1994 peu de temps avant son suicide, fut réédité en mai chez Verdier, quelques semaines après ma lecture de Clerc, qui écrivait : "Nous ne prendrons que le début de la grande RUE ORDENER (2020 x 20 m) qui traverse le quartier d'est en ouest, et que nous dédions au sublime Rue Ordener Rue Labat de Sarah Kofman. Sarah Kofman (1934-1994) hante cette partie du 18e comme elle hantera peut-être ce livre." (p. 104)

Et puis je réalise que j'ai aussi mentionné la rue Championnet dans un autre article, toujours en parlant de Thomas Clerc, car c'est au 37 de la rue Championnet qu'un autre écrivain se suicida : "Au 37 [de la rue Championnet], s'est suicidé au gaz l'écrivain Sadegh Hedayat, auteur de La Chouette aveugle ; je n'ai pas lu ce livre culte, mais dès qu'un écrivain se suicide, je me sens proche de lui ; pour m'en sentir plus proche, je me jure de lire ce livre avant la fin de l'écriture de ce livre."(p. 304)

Que de suicides ! Hedayat, Kofman, Pichon. Avec cette particularité funeste : l'écrivain iranien et l'ancienne mannequin se sont suicidés dans cette même rue Championnet. Tiens, Clerc évoque-t-il Marcelle Pichon ? Retour au livre. J'y retrouve le même café-tabac : "J'accoste enfin à mon port d'attache, La Renaissance, et m'installe devant le hamburger-frites du p'tit resto sympa. Décor : ce café a servi de cadre à deux films que j'ai vus à quarante années de distance, Le Mouton enragé et Inglorious Bastards, une preuve de plus que ne toucher à rien garantit la possibilité du style. Happening : je demande un café mais ils n'en ont plus ! Je quitte cet établissement au bord de la fiction  et reprends ma route vers la réalité, via IMPASSE ROBERT (137 x 3 m)." (p. 306-307)

Scène 

Scène d'Inglorious Bastards, tournée à La Renaissance
 

C'est fini pour la rue Championnet. Pas de Marcelle Pichon (je suis un peu déçu, on imagine bien).

Par curiosité, j'essaie d'en savoir plus sur Le Mouton enragé. C'est un film de Michel Deville, sorti en 1974, avec Jean-Louis Trintignant dans le rôle principal de Nicolas Mallet, un employé de banque qui fait une ascension sociale fulgurante. La notice Wikipedia confirme que "Beaucoup de scènes du film furent tournées au Bistrot La Renaissance, 112 rue Championnet, à Paris XVIIIe." Je clique sur le lien de la rue, et découvre que six autres films ont été tournés à La Renaissance, et que le numéro 183 est répertorié comme lieu de mémoire, mais il ne s'agit pas de Marcelle Pichon, mais d'Edwige Feuillère, qui y habita lors de son mariage en 1929 (elle n'a pas dû y rester longtemps, vu la description peu engageante que fait de l'immeuble Grégoire Bouillier).

Pour en revenir au Mouton enragé, je note aussi que ce fut le dernier rôle au cinéma de l'actrice Estella Blain :  "Elle tournera toutefois quelques téléfilms supplémentaires avant de se suicider." 

Le Mouton enragé, dernière apparition au cinéma d'Estella Blain

Estella Blain, née Marguerite Estellat, mariée plus tard à Gérard Blain, est aussi une enfant du 18ème. Elle passe son enfance à Montmartre, non loin des studios Pathé-Cinéma, 6, rue Paul Francoeur, Elle s'approche du statut de star mais sa carrière décline, et elle s'enfonce dans la dépression. Le au matin, son corps est retrouvé au fond du jardin de la maison qu'elle occupe avec son compagnon d'alors, à Port-Vendres. Âgée de 51 ans, elle s'est suicidée en se tirant une balle dans la tempe. 

 

Estella Blain

 Estella Blain se lança aussi, sans beaucoup de succès, dans la chanson :

 

Solitude, le drame même de Marcelle Pichon, dont on ne retrouve le corps au 183 rue Championnet que dix mois après sa mort par inanition. Recherchant sur le net à en savoir plus sur ce thème de la solitude associé à Marcelle, je tombe sur cet article de Romain de Becdelièvre sur la revue en ligne En attendant Nadeau. Et je lis ceci :

Mais le cas Pichon fait plus qu’emprunter des tours et détours à la HBO. Il apporte une nouvelle dimension à cette hypothèse du réel-comme-fiction : la poésie. Certains faits de la vie de Marcelle tracent des coïncidences et des correspondances poétiques. La vie a son « génie » qui trouve dans le livre une image tirée d’un poème : « l’oiseau bleu ». Bouillier l’emprunte à un vers de Charles Bukowski : « There’s a blue bird in my heart that wants to get out » / « Il y a un oiseau bleu dans mon cœur qui cherche à sortir. » L’oiseau bleu est l’autre nom de ce travail poétique du réel, l’autre nom d’une « joie de vivre qui sait la saloperie sociale et qui sait le tragique de l’existence ». Le dossier formule alors dans de belles pages l’hypothèse d’une joie malgré tout. L’itinéraire de Marcelle, suicidée de la société, recouvrirait le récit d’une mise à mort de l’oiseau bleu en elle. « L’histoire, elle retient les drames, les catastrophes, les charognes, jusqu’à faire croire que les drames et les catastrophes et les charognes sont ses moteurs ». Le cœur ne cède pas ébauche alors les contours d’une histoire, tue et secrète, d’une joie qui demeurerait. 

Je n'avais pas fait le rapprochement parce que cette histoire d'oiseau bleu n'apparaît qu'à la fin du livre, et je suis loin d'y être encore. Mais la coïncidence s'impose là encore : le dernier téléfilm où apparut Estella Blain fut L'oiseau bleu, diffusé à la Noël 1981, quelques jours seulement avant son suicide. Téléfilm qui n'a même pas l'honneur d'une notice dans Wikipedia. Adapté d'une pièce de Maurice Maeterlinck par le réalisateur danois Gabriel Axel, on a quand même la surprise de voir au générique Bibi Andersson, Claude Piéplu, Suzanne Flon et Niels Arestrup (Estella Blain joue la Mère).


 

vendredi 4 juillet 2025

Dieu est dans les détails

Bon. J'en ai fini, semble-t-il (on ne sait jamais), avec les Adorations des Rois mages, avec Botticelli, Lippi, Vinci, Bosch et Bruegel, avec Épiphanie et Eucharistie, Joseph, Vierge et Enfant, Melchior et Balthazar, et le roi noir, des Maures ou d’Éthiopie, ledit Gaspard. Enfin non, pas tout à fait. Gaspard, c'est l'Attracteur étrange, qui se glisse en loucedé là où vous ne l'attendez pas. Et je ne l’attendais pas en allant voir le dernier film de Cédric Klapisch, La venue de l'avenir. Même si j’attendais sourdement qu'arrive quelque chose, car les deux derniers films de Klapisch que j'avais vus (Deux Moi et En corps)avaient résonné de belle manière avec les thèmes qui m'occupaient au même moment (mais de cela, vous ne trouverez pas trace ici, car ces rencontres sont uniquement relatées dans La neige ne guérit pas de sa blancheur, le livre consacré à ma petite sœur disparue, et qui reste inédit à ce jour*).

La venue de l'avenir jongle entre deux temps distincts, le nôtre et 1895, la fin du XIXe siècle. Adèle (Suzanne Lindon), quitte sa Normandie natale pour rejoindre sa mère à Paris, sa mère qui l'a abandonnée aux bons soins de la grand-mère. Sur une charrette, elle rejoint la gare au pas lent des chevaux. Des hommes travaillent, c'est l'été lumineux, dans les champs environnants, et elle appelle l'un d'eux: Gaspard ! Gaspard ! Et un jeune, son amoureux, accourt vers l'équipage. Ils promettent de s'écrire même si aucun d'entre eux ne sait lire et écrire. Gaspard. Ce freluquet blond ne ressemble en rien au roi noir mais le nom seul suffit à la rêverie.

Ce n'est pas au tout début du film. Au tout début, il y a le musée de l'Orangerie, et les Nymphéas de Claude Monet, avec une séance de shooting de mode menée par l'un des descendants d'Adèle, un jeune photographe qui vit avec son grand-père. Les Nymphéas qui seront aussi à la fin du film, bouclant la boucle.

 

La peinture encore, oui, pas celle de la Renaissance mais celle qui naît en cette fin de XIXe siècle, où la photographie et le cinéma menacent, selon certains, son existence même. Se rappelle alors à moi ce livre lu en septembre 2024, Le syndrome de l'Orangerie, de Grégoire Bouillier. Passionnant. J'avais eu envie d'en parler ici, je n'en ai rien fait. C'est peut-être le moment. En tout cas, je n'ai pu m'empêcher de le feuilleter à nouveau, d'en relire quelques passages. Dont celui de La Japonaise.

Claude Monet, La Japonaise (1876), huile sur toile, Musée des Beaux-Arts de Boston.
 

La toile représente Camille Doncieux, la première épouse de Monet, en costume japonais. Je ne connaissais pas ce tableau, et je ne dois pas être le seul, il détonne par rapport à ce que l'on connaît de Monet. Ce qui intrigue Bouillier par dessus tout, c'est le démon au beau milieu du tableau, peint sur le kimono rouge : "Une espèce d'anomalie picturale, à la fois énigmatique et déconcertante : telle était la figure du démon à cet endroit du corps de Camille. Ce que Daniel Arasse appelait un détail - dettaglio. Soit un détail qui, dans l'économie générale d'un tableau, "fait écart et trouble le spectateur par des traits mystérieux, voire incompréhensibles." Détail qui, au sein d'une œuvre, percute le sens qui semble être le sien. L'emmène là où elle n'est pas censée aller. En donne la clé secrète, la clé véritable, celle qui permet de comprendre ce que l'artiste a voulu exprimer. De voir l'image qu'il a cachée dans l'image. Sa bête dans sa jungle."(p. 392)

Et voilà, on n'a pas mis longtemps à pénétrer dans le cœur du sujet. En même temps que l'on retrouvait incidemment Daniel Arasse, avec qui nous avons cheminé autour de Léonard. Grégoire Bouillier fit ici référence à son essai sur le détail (que je n'ai pas lu).

 

J'avais lu Le syndrome de l'Orangerie alors même que je n'avais pas terminé son livre précédent, l'énorme Le cœur ne cède pas, dont j'avais parlé brièvement dans La dame au gant bleu, en mars 2024. Je me cite :

"En août 1985, à Paris, une femme du nom de Marcelle Pichon s’est laissée mourir de faim chez elle pendant quarante-cinq jours en tenant le journal de son agonie. Cadavre découvert seulement dix mois plus tard. Fait divers entendu à la radio par Grégoire Bouillier. Jamais oublié. Et voilà qu'en 2018, le hasard le remet sur la piste de cette femme. Dès lors, d'elle, de Marcelle Pichon, il veut tout savoir, tout comprendre. Ça donne ce monstre littéraire, et puis un site. Même nom, Le coeur ne cède pas. Regardez bien la page d'accueil, vous comprendrez sûrement pourquoi j'ai été si vite fasciné moi aussi." **

Seulement voilà, embarqué sur d'autres pistes, j'ai délaissé cette lecture, me promettant seulement de m'y remettre un jour. Eh bien ce jour est arrivé. Le Klapisch, indirectement, a relancé mon intérêt et je suis à nouveau plongé dans Le coeur ne cède pas. Où j'ai retrouvé une autre mention de Daniel Arasse, une citation épigraphe page 347, extraite du l'essai sur le Détail : "Dieu est dans les détails." Expression qui remonterait à la formule anglaise "God is in the details", attribuée le plus souvent à l'architecte Ludwig Mies Van der Rohe ou à l'historien d'art Aby Warburg. On trouve tout aussi fréquemment la variante "Le diable est dans les détails."

___________________

* Ce n'est pas tout à fait vrai : je m'aperçois a posteriori que j'ai parlé de Deux Moi dans cet article, Another woman, du 31 mars 2022.

** Voir aussi le podcast sur France Culture. 

mercredi 2 juillet 2025

Adoration sous la neige


Il neige.
Sous les flocons la porte
Ouvre enfin au jardin
De plus que le monde.

Yves Bonnefoy, Début et fin de la neige.


Attardons-nous un instant sur cette magnifique miniature des Très Riches Heures du duc de Berry, présente dans le dernier article. Voyons-la dans son entièreté :

 

La notice Wikipedia rapporte que "Des scènes hivernales ont été représentées dans d'autres livres enluminés de l'époque, notamment une miniature dans un manuscrit du Décaméron (vers 1414)[ms 18] et une autre dans un manuscrit du Miroir Historial de Vincent de Beauvais (vers 1410)[ms 19], toutes deux attribuées au Maître de la Cité des dames mais celle des Très Riches Heures reste la plus élaborée. " 

Elle ajoute que "Selon Erwin Panofsky, il s'agit là du « premier paysage de neige de l'histoire de la peinture ». Peint donc entre 1411 et 1416 (inachevé à la mort des trois frères de Limbourg et de leur commanditaire en 1416, le manuscrit est probablement complété, dans certaines miniatures du calendrier, par un peintre anonyme dans les années 1440, puis achevé en 1485-1486 dans son état actuel par le peintre Jean Colombe pour le compte du duc de Savoie).

Un siècle et demi plus tard, Pieter Bruegel représente lui aussi un paysage hivernal, avec cette autre Adoration des mages dite sous la neige, dernière œuvre commentée par Christian Jamet dans Célébration de l'offrande

 

Ce tableau est extraordinaire en ce qu'il relègue tout d'abord la scène de l'Adoration des mages sur le côté gauche. Alors que l’œil du spectateur est naturellement conduit vers le fond, en direction de l'arche ruinée, il faut se dérouter pour apercevoir, sous la toiture percée de l'étable, la Vierge et l'Enfant, deux mages prosternés et le troisième encore en attente. Rien ne les distingue vraiment de la foule alentour, nul présent visible, nulle étoffe luxueuse.

 

"Ce que Bruegel entend représenter, écrit Christian Jamet, c'est la manifestation discrète de la présence de Dieu parmi les hommes, à travers son Fils, dans la réalité quotidienne. [...] Renonçant aux détails exotiques et au faste habituel des représentations de la visite des mages, il accentue, par un décor modeste, l'humanité de l'Enfant Dieu, venu au monde parmi les humbles."

Le tableau est évoqué aussi dans la très riche biographie de Bruegel par Leen Huet (CFC, 2022). Qui précise que ce panneau séduira tellement qu'il sera son tableau le plus copié. Trente-six versions en ont été conservées, dont la plupart de la main de Pieter Bruegel le Jeune. La version donnée dans l'ouvrage  diffère de celle que j'ai insérée plus haut.

 

Elle est plus anodine à mon sens, beaucoup moins saisissante, mais plus lisible aussi, laissant mieux apercevoir le détail dans sa minutie.

 

Ainsi peut-on voir distinctement que Melchior porte la même robe rose à mantelet d'hermine que sur l'Adoration de 1564. Ce qui n'est pas le cas de Balthazar ni de Gaspard. En revanche, celui-ci porte un cadeau muni, semble-t-il, d'une chaînette, qui s'apparente nettement à celui de la National Gallery. Derrière lui, un page noir rappelle l'Adoration de Bosch.

Ce qui rend le tableau vraiment unique, dans la version de 1567 conservée à Winterthur, en Suisse, c'est la chute de neige, le tourbillon des flocons blancs ( Leen Huet parle de "tournoiement impressionniste") qui nous redonne toute la nostalgie de l'enfance, quand nous admirions la chute soudaine, longtemps désirée, de cette neige qui engloutit le paysage, l'assourdit et le transforme en paradis de jeux. Événements de plus en plus rares en nos hivers contemporains. 

Enfance que Bruegel n'oublie jamais : ce mioche qui pousse avec ses bâtons son traîneau sur l'étang glacé, sur la droite du tableau, c'est l'expression même de la joie.